L’intersectionnalité, une arme conceptuelle précieuse pour combattre les systèmes de discrimination qui gangrènent les rapports économiques et sociaux
Dans un monde aux mentalités n’évoluant que trop lentement, où les inégalités sont multiformes et permanentes depuis des siècles, toute analyse de ces dernières se doit de conjuguer pertinence et nuance afin d’éviter les raccourcis caricaturaux et les attaques frontales sans nuance. Pour ce faire, divers axes d’approche sont à prendre en compte et celui qui est généralement considéré comme le plus pertinent aujourd’hui est celui de « l’intersectionnalité ». C’est précisément à ce concept central que le CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) a consacré une séance d’information au cours de laquelle la thématique globale de « Discriminations multiples et intersectionnalité » a été décortiquée. Avec en point de mire la double volonté de dénoncer une réalité et de faire évoluer les esprits.
L’exposé central de la visioconférence du CRIPEL, confié à Solange Unuhoza de Vie féminine, avait pour titre « Les trois systèmes de domination ». Selon son exposé qui, statut oblige, s’articule autour de l’axe de la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes, trois systèmes de domination cohabitent. Le premier d’entre eux est le patriarcat qui se fonde sur une logique prônant la domination des hommes sur les femmes ou, à tout le moins, la supériorité des compétences dites masculines sur celles dites féminines. Le deuxième système de domination est le capitalisme qui exploite ces rôles traditionnels pour en tirer profit, avec une main-d’œuvre féminine globalement moins bien payée et davantage sujette aux temps partiels. Enfin, le troisième système discriminatoire est le racisme basé sur la peur de l’autre, la crainte de devoir partager et le sentiment de rejet vis-à-vis des personnes d’une « autre culture ». Avec un racisme ordinaire (basé sur des différences de langue, d’ethnie, de culture, de religion) qui génère des discriminations dans l’accès à l’emploi, à la vie sociale et à la vie culturelle.
Des systèmes de discrimination complémentaires
Ces trois systèmes de domination et de discrimination interagissent et renforcent mutuellement leurs logiques pour maintenir les individus dans des situations d’exploitation. De plus, ces logiques créent des rapports de force au sein même des trois catégories victimes : entre les femmes victimes du patriarcat, entre les pauvres victimes du capitalisme et entre les étrangers victimes du racisme. Et, malheureusement, si différents mouvements sociaux ont lutté et luttent encore contre ces trois formes d’exploitation, aucun ne s’est jamais attaqué à celles-ci simultanément.
Ainsi, par exemple, les luttes contre le capitalisme et ses rapports de production se sont appuyées sur le principe que libérer les travailleurs impliquerait de facto de libérer également les femmes, ce qui s’est révélé erroné. Et une question de base s’affiche donc comme cruciale : peut-on lutter pour l’émancipation des femmes, c’est-à-dire contre le patriarcat, sans s’attaquer conjointement aux oppressions économiques et racistes, en plus des oppressions sexistes ? D’autant qu’un bref coup d’œil transversal révèle à quel point ces systèmes de discrimination sont parallèles et complémentaires.
Trois modèles dominants
Dans les faits, les trois systèmes de domination s’ancrent dans la logique de l’inégalité de principe qui se décline sous différentes formes. Elle est donc basée tantôt sur le sexe, tantôt sur le statut socio-économique, tantôt sur l’origine ethnique, réelle ou supposée (nationalité, religion, culture, couleur de peau…). À partir de cette logique, les trois systèmes entérinent des rapports hiérarchiques et de pouvoir successivement en faveur des hommes, des riches et des blancs, et en défaveur des femmes, des précarisé.e.s et des racisé.e.s. Le modèle dominant qui découle de chacun de ces critères de discrimination est un modèle patriarcal et familialiste (sexe), un modèle capitaliste et bourgeois (classe) et un modèle blanc et occidental (race).
À ces trois modèles dominants correspondent autant de formes prises par le système de domination, tant au niveau individuel qu’aux niveaux collectif et institutionnel. Celles-ci conjuguent violence, invisibilité et paternalisme. Dans le système basé sur le sexe, cohabitent ces volets violence (violences à l’égard des femmes, antiféminisme, etc.), invisibilité (répartition inégalitaire des tâches, offre d’emploi segmentée, etc.) et paternalisme (taquineries, compliments, etc.). Dans le système basé sur la classe, il y a également violence (mépris, immixtion dans la vie privée, etc.), invisibilité (fiscalité, mesures administratives, mesures publiques impayables pour les faibles revenus, etc.) et paternalisme (conditions de l’aide sociale, charité, etc.). Et enfin, au niveau de la race, on retrouve pareillement la violence (injures, agressions, etc.), l’invisibilité (dans les médias, au niveau du droit de vote, etc.) et le paternalisme (infantilisation, etc.).
Le vécu des individus comme base
Comment, face à ce tableau, envisager les interactions entre ces trois systèmes ? Trois principaux modèles appréhendent précisément ces interactions. Le premier est axé sur l’analogie. Son concept central est que les trois systèmes de domination sont bâtis sur les mêmes rapports de pouvoir hiérarchiques, avec le plus souvent une légitimation biologique et une base matérielle à l’exploitation. Le deuxième modèle est arithmétique et son concept central est que les dominations s’ajoutent les unes aux autres comme autant de désavantages et de handicaps. Cette vision aboutit à un modèle opposant un super dominant cumulant tous les avantages (homme, blanc, riche) et une super dominée additionnant tous les désavantages (femme, noire, pauvre). Avec, entre les deux, toute une série de formules intermédiaires.
Enfin, le troisième modèle est celui de l’intersectionnalité. Son concept central est que les dominations ne s’additionnent pas arithmétiquement, mais se combinent de manière différente selon la situation de chacun.e dans les trois systèmes. Le vécu des individus est la base de ce modèle et ces dominations se jouent donc différemment et peuvent prendre des directions contraires. Les femmes blanches bourgeoises ont, par exemple, lutté pour le droit à l’avortement et à la contraception, alors que, dans le même temps, les femmes noires pauvres étaient contraintes à des stérilisations forcées.
Éviter un modèle unique d’émancipation
Il est important de souligner que les trois systèmes de domination s’enracinent dans le contexte d’un monde globalisé. Capitalisme, patriarcat et racisme s’exercent partout. Sur le plan international, les relations Nord-Sud offrent donc une configuration supplémentaire des trois systèmes de domination (division indigènes/autochtones, émigration/ immigration, etc.) qu’on ne peut négliger si on veut lutter simultanément contre eux. Face à cette situation, les solidarités entre femmes doivent, par exemple, tenir compte de différents niveaux : Nord/Sud, blanches/racisées, favorisées/précarisées, jeunes/âgées, etc. Et les objectifs doivent donc aussi être que l’émancipation des unes ne se fasse pas au détriment des autres (blanches contre noires, femmes du Nord contre femmes du Sud, etc.) et que les différentes dominations ne soient pas remplacées par un modèle unique d’émancipation qui soit bourgeois, occidental, laïc, hétéronormatif, etc.
Dominique Watrin