Extrême droite et extrémisme de droite dans le monde et en Belgique : une constellation de mouvances pour une nébuleuse d’idéologies et d’actions
En permanence, mais plus encore tout récemment suite aux élections présidentielles françaises, la question de l’extrême droite est projetée au centre des débats où elle est examinée, décortiquée, décryptée et analysée. À la Ville de Charleroi, une cellule « prévention sécurité » prend en charge cette épineuse question, développant même des projets de prévention des extrémismes violents. C’est elle qui a mis sur pied une importante conférence intitulée « Extrême droite et extrémisme de droite, chronique d’un retour ? » dans le but de faire le point sur la question. Un temps de pause en deux interventions, à mi-chemin entre information et sensibilisation d’un public essentiellement composé de professionnels confronté à cette réalité de terrain.
Benjamin Biard est docteur en science politique, politologue au CRISP (Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques) et chargé de cours à l’UCLouvain et à l’UNamur. Chargé d’évoquer la thématique du jour sous l’angle de « La galaxie d’extrême droite : retour en force d’une réalité ancienne ? », il a d’abord entrepris d’ancrer l’extrême droite dans des repères historiques. Il fixe notamment ses racines aux États-Unis au 19ème siècle avec l’avènement de mouvements tels que le tristement célèbre Ku Klux Klan, organisation suprémaciste blanche hostile à l’octroi de nouveaux droits aux afro-descendants, ou le moins connu Know Nothing, mouvement nativiste de rejet de l’immigration européenne catholique par les classes moyennes protestantes américaines. En Europe, le mouvement boulangiste en France, mais aussi les régimes fascistes en Allemagne, Italie, Espagne et Grèce ont été d’autres jalons de cette histoire.
Une définition sur base de trois éléments
Pour Benjamin Biard, l’extrême droite qui est sur la voie d’une légitimation croissante peut se définir sur base de trois éléments. Le premier est une vision inégalitaire par nature de la société, une inégalité qu’il est impossible et pas souhaitable de résoudre, puisqu’il y a une hiérarchie naturelle entre les populations. Le deuxième élément est une vision nationaliste du monde qui établit qu’il existe une homogénéité raciale, ethnique et civilisationnelle sur un territoire. Enfin, le troisième élément est le recours à des moyens radicaux, c’est-à-dire sans compromis, pour arriver à ses fins. Cela inclut le recours à des moyens parfois non démocratiques, comme la remise en question des procédures de protection des minorités, ou l’appel à une violence tantôt symbolique (vandalisme avec une Bible dans une mosquée), tantôt physique (telle que mise en place par le parti Aube dorée en Grèce).
Toujours selon l’intervenant, l’extrême droite peut être déclinée en sous-catégories. On retrouve parmi celles-ci l’extrême droite néonazie, l’extrême droite catholique intégriste ou l’extrême droite nationale populiste, radicale, comme celle de Marine Le Pen en France, de Matteo Salvini en Italie, ou de Tom Van Grieken et du Vlaams Belang en Flandre. Ces derniers présentent la particularité de respecter les procédures démocratiques, mais de rencontrer les autres caractéristiques de l’extrême droite.
Une évolution en quatre vagues
Durant l’histoire la plus récente, l’extrême droite est apparue en quatre vagues successives. La première a émergé après la seconde guerre mondiale avec, par exemple, des partis tels que le SRP (le parti socialiste du Reich) en Allemagne, officiellement dissous en 1952. Ces partis ont tenté de se structurer, mais n’y sont pas parvenus, vu la trop grande proximité historique de la guerre. La deuxième vague a pris cours durant les années 1950-60. Elle a connu un succès éphémère, comme ce fut le cas avec Pierre Poujade et le poujadisme en France.
La troisième vague, apparue dans les années 70, a vu de nouvelles organisations s’implantent véritablement dans la société et s’est prolongée jusque dans les années 90. On y trouve le regroupement de groupuscules d’extrême droite en France ou le Vlaams Blok fondé en Flandre en 1979. Enfin, la quatrième vague, développée de la fin des années 90 à nos jours, prend la forme d’une volonté de se légitimer. L’extrême droite ne se contente plus d’être marginale, mais tente d’exercer le pouvoir. C’est le Cas avec Jörg Haider en Autriche, Pim Fortuyn qui connaître une brève participation gouvernementale aux Pays-Bas, ainsi que dans différents pays comme l’Italie, la Pologne, la Bulgarie ou la Slovaquie.
La stratégie de Marine Le Pen en France est identique avec une tentative de dédiabolisation et de légitimation. Aujourd’hui, 48% des Français considèrent encore son parti, le Rassemblement National, comme un danger pour la démocratie, un chiffre important mais en chute constante. En Belgique, cette stratégie est aussi celle de Tom Van Grieken du Vlaams Belang qui a été reçu par le Roi Philippe en 2019. La vraie évolution de cette extrême droite se niche dans le discours dans lequel on retrouve de la manipulation (le changement affiché n’est que cosmétique) et un essai de normalisation. En Belgique, le but est notamment d’éviter l’exclusion du financement des partis.
Des acteurs et de théoriciens
L’extrême droite possède différents visages, constituant une galaxie d’acteurs politiques qui se nourrissent et s’influencent. On y retrouve désormais une volonté de ne pas s’afficher avec des organisations trop radicales (comme Schild & Vrienden et son fondateur Dries Van Langenhove en Belgique). Un mouvement comme Génération Identitaire en France, dissous en 2021, ne visait, de son côté, pas le pouvoir en tant que tel, mais avait pour objectif de mener des actions fortes et spectaculaires, comme celle d’empêcher les actions des ONG en faveur des migrants en Méditerranée.
L’extrême droite possède ses auteurs et théoriciens qui diffusent ses idées. C’est le cas, aux États-Unis, de Richard Spencer (qui prône la préservation de la suprématie blanche) ou, en France, de Renaud Camus, porte-parole de la théorie du « grand remplacement » (affirmant l’existence d’un processus de substitution de la population française et européenne par une population non européenne originaire essentiellement du Maghreb et d’Afrique subsaharienne).
L’extrême droite dispose aussi d’acteurs médiatiques qui donnent une visibilité aux idées d’extrême droite. Ce phénomène se retrouve sur les forums des réseaux sociaux où fleurissent des incitations à la haine et à l’action terroriste, influençant le passage à l’acte de personnes comme Brenton Tarrant, auteur de l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande en 2019.
Deux axes de lutte
En Belgique, la lutte contre l’extrême droite s’articule autour de deux axes : d’une part, les moyens légaux et le cordon sanitaire politique et, d’autre part, le cordon sanitaire des médias et de la société civile. En ce qui concerne le premier volet, l’arsenal juridique s’est équipé, au fil du temps, d’une série de lois limitant l’expression raciste et xénophobe. On y retrouve notamment successivement la loi de 1934 (interdisant les milices privées), la loi de 1981 (réprimant certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie), la loi de 1995 (réprimant le négationnisme, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide nazi) et la loi de 2007 (luttant contre certaines formes de discriminations). S’y ajoute un projet de loi déposé pour sanctionner tout acte lié au nazisme.
De son côté, le cordon sanitaire et médiatique a été décidé en Flandre en 1989, puis renforcé dans les années 90 après la victoire du Vlaams Blok. En Wallonie, il a pris place plus tard et a été accompagné de mécanismes médiatiques. En 1991, la RTBF a décidé, par exemple, de ne plus donner accès à l’antenne aux partis d’extrême droite, mesure qui a été attaquée en justice par les partis concernés, mais dont le droit a été reconnu par la justice, renforçant indirectement la légitimité de la mesure.
Une typologie succincte des rôles exercés par la société civile face à l’extrême droite peut être établie. On y retrouve l’information et la communication, le travail éducatif et culturel, la pression sur les autorités publiques, la poursuite judiciaire des acteurs issus de l’extrême droite (comme la condamnation du Vlaams Blok en 2004), la défense des victimes de l’extrême droite et, enfin, le rempart physique contre les attaques de l’extrême droite (comme, par exemple, la mobilisation contre le meeting du parti politique Chez Nous à Liège en 2021).
En Belgique francophone, les idées d’extrême droite sont existantes et le terrain est prêt pour leur développement. Mais différents facteurs empêchent pour l’instant leurs développement : La division des partis d’extrême droite, le cordon sanitaire médiatique, l’absence de sentiment national fort au sein de la population et la mobilisation forte de la société civile qui empêche l’extrême droite de se rassembler.
Un phénomène en augmentation en Belgique
Le deuxième intervenant, Yves Rogister, officier de liaison du SPF Affaires étrangères auprès de l’OCAM (Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace), était, pour sa part, invité à s’exprimer sur la question brûlante de « L’extrémisme de droite en Belgique ». Son analyse établit d’abord une distinction, dans le contexte belge, entre l’extrême droite (ou droite radicale) qui désigne les acteurs qui respectent le cadre démocratique, l’État de droit, etc. et l’extrémisme de droite qui désigne les acteurs et les groupes qui rejettent le cadre démocratique. Certains comme Vooruit, Schild & Vrienden ou Nation sont positionnés à l’intersection des deux ; ils jouent le jeu des élections et ont parfois un pied dans les assemblées, mais ont aussi un pied dans les actions violentes.
D’une manière générale, pour Yves Rogister, le phénomène de l’extrémisme de droite est en augmentation en Belgique, mais son niveau reste actuellement en deçà de celui des pays voisins. Cet extrémisme fait néanmoins l’objet d’une vigilance accrue de la part des services compétents, en raison de la situation dans ces pays voisins et aux États-Unis. Les réseaux sociaux jouent, en effet, un rôle démultiplicateur dans la propagation des messages de haine et des idées associées, mais présentent l’avantage d’offrir la possibilité d’en faire un monitoring. Ce dernier permet d’établir que les zones du pays les plus touchées sont la Flandre, mais aussi Bruxelles, Liège et la région du Centre. La BDC (Base de Données Communes) de l’OCAM a identifié 35 EPV (Extrémistes Potentiellement Violents), des personnes ne possédant pas de projets d’attentat clairs mais ayant des antécédents violents, et 36 PH (Propagandistes de Haine), des personnes qui tiennent un discours qui justifie la violence.
Trois mouvances distinctes
L’intervenant identifie la présence de trois grandes mouvances qui caractérisent aujourd’hui l’extrémisme de droite en Europe et aux États-Unis. La première est la mouvance néonazie, en partie liée à la sous-culture skinhead des années 80. À titre d’exemple, on y retrouve des mouvements comme Honneur et Nation/Alliance en France, ou Blood & Honour en Angleterre. En Belgique, c’est aussi le terrain d’action d’un activiste comme Tomas Boutens, présent dans différentes nébuleuses telles que Bloed Bodem Eer en Trouw ou plus récemment Väringer, condamné à 5 ans de prison en 2014 et libéré en 2018. En 2020, son grand projet baptisé Thule visait à rassembler, fédérer, renforcer la scène néonazie en Flandre, avec des actions essentiellement online, mais aussi des manifestations (par exemple, contre les mesures anti-Covid). D’autres mouvements existent également comme Right Wing Resistance Vlaanderen ou la Vlaams Legioen. Du côté francophone, des mouvements néonazis sont aussi présents. C’est le cas de NS Wallonie, apparu en région liégeoise en 2013, qui prônait le suprémacisme blanc, mais ne semble plus exister. Il y a aussi Alliance/Honneur & Nation Wallonie, branche du mouvement français du même nom.
La deuxième mouvance de l’extrémisme de droite est la mouvance islamophobe/xénophobe. En font partie les Soldiers of Odin, mouvement né en Finlande, organisant des patrouilles dans les quartiers « à forte densité allochtone », surtout active en Flandre (où elle est en déclin) mais aussi à Charleroi, et distribuant de la nourriture aux SDF « belges ». Il y a aussi La Meute, groupe né au Québec, qui a opéré une tentative d’implantation en Wallonie, mais dont les sections ont été désertées au profit d’autres acteurs que sont Les Identitaires Ardennes et Nation. S’y ajoute Pegida dont quelques sections vivotent en Flandre et dont l’implantation en Wallonie, à Liège et Verviers, s’est soldée par un échec. Et il y a enfin Voorpost qui lutte pour le rattachement de la Flandre aux Pays-Bas en vue de constituer une Flandre indépendante et qui mène des actions violentes contre les « facilités » dans la périphérie bruxelloise. Ce dernier, opérant par ailleurs comme service d’ordre du Vlaams Belang, s’est cependant de plus en plus reconverti dans les actions anti-migrants violentes.
Enfin, la troisième mouvance de l’extrémisme de droite est celle des identitaires qui s’articulent autour d’un triple nationalisme régional, historique (celui de l’État-nation) et européen, et mènent des actions anti-migration spectaculaires et médiatisées. En Belgique, ce sont essentiellement Schild & Vrienden en Flandre et Les Identitaires Ardennes en Wallonie.
Une scène étroite et peu structurée
Yves Rogister décrit la scène extrémiste de droite comme relativement étroite et faiblement structurée, et ne connaissant pas, pour l’heure, des développements dramatiques similaires à ceux connus dans les pays voisins. Cette scène est extrêmement poreuse aux tendances idéologiques répertoriées dans les pays voisins, avec, d’un côté, une Flandre plus sensible aux pays anglo-saxons et nordiques et, d’autre part, un espace francophone belge sans surprise plus sensible à la France, à la Suisse ou au Québec. La scène extrémiste de droite belge est, pour l’essentiel, constituée de petits groupes de quelques individus, dépourvus de leaders charismatiques. Elle est caractérisée par la multi-appartenance et marquée par le caractère éphémère de nombreux groupes, par les scissions et par les recompositions régulières.
Aux dires de l’intervenant, l’extrémisme de droite se limite, pour l’instant, en Belgique à des actions médiatisées mais non violentes et, dans quelques rares cas, à des actes de vandalismes, tels que des tags, des graffitis insultants sur des mosquées, etc. Mais ce peut être aussi des velléités ou des passages à l’acte plus forts, débouchant parfois sur des drames, comme ce fut le cas avec Hendrik Veyt (à Schaerbeek en 2002), Hans Van Temsche (à Anvers en 2006) et, plus récemment, Jürgen Conings en 2021. Face à cette scène dopée par la crise sanitaire de la Covid-19, la stratégie de retenue qui prévaut dans le pays est celle qui privilégie davantage une mobilisation sur les médias sociaux, et même mainstream, que la violence qui est vue comme contreproductive.
Deux stratégies en point de mire
La différence de structuration de l’extrémisme de droite est marquante entre la Flandre et l’espace francophone belge. En Flandre, on constate un impact structurant du nationalisme, avec un combat nationaliste flamand qui donne un surcroît de légitimité à ses groupes. Côté francophone, on est face à des groupements à l’existence éphémère, même si l’on y retrouve régulièrement les mêmes individus. Il s’agit d’un extrémisme de marge, c’est-à-dire de gens vivant pour la plupart dans la précarité et la marginalité. À noter qu’un nouveau parti baptisé Chez Nous y a fait récemment son apparition.
Les thématiques récurrentes de cet extrémisme sont le « génocide blanc » en cours, le « grand remplacement », l’ethno-nationalisme, l’auto-défense d’une « élite blanche » déterminée, la fascination pour un leader autoritaire à la tête d’un État-nation fort (Poutine, Orban, etc.), la misogynie (avec la dénonciation de la dénatalité imputée à l’évolution « pernicieuse » du statut des femmes) et les théories du complot (dont l’antisémitisme). Le courant connaît une influence de l’Alt-right (droite alternative) américaine, particulièrement via l’appropriation de ses techniques de propagande online. Les deux stratégies de l’extrémisme de droite sont, d’une part, l’accélérationnisme qui consiste, comme son nom l’indique, à accélérer la lutte interraciale jusqu’à l’éclatement d’une « guerre » finale mettant en place un État fasciste basé sur l’ethno-nationalisme blanc et, d’autre part, la métapolitique qui met en avant que la guerre culturelle est une pré-condition à la guerre politique et à la prise de pouvoir.
Dominique Watrin