Décoloniser les relations internationales et le développement : l’équilibre mondial passe par un changement de modèle
Le thème de la décolonisation est omniprésent dans les débats actuels autour des questions historiques, politiques et sociologiques qui interrogent le passé et l’immigration. L’ONG Louvain Coopération et le Centre Placet, foyer d’hébergement et d’accueil des étudiants de l’UCLouvain issus des pays de la coopération belge, ont récemment organisé une conférence reprenant ce sujet en l’appliquant à un domaine particulier : « Décoloniser les relations internationales et le développement ». Avec un panel de six intervenants apportant un éclairage à la fois théorique et humain sur la thématique.
Le rendez-vous proposé à Louvain-la-Neuve se basait sur le constat que les conséquences contemporaines de l’entreprise coloniale continuent de dominer la géopolitique mondiale. Ce constat n’est pas de l’ordre d’un passé à oublier au plus vite ou d’une page à tourner rapidement, mais d’un élément établi et bien réel qui structure le fonctionnement de la planète. Les rapports de pouvoirs dominants-dominés, hérités notamment de la période coloniale, influencent aujourd’hui les relations internationales, qu’elles relèvent de l’aide humanitaire, de la coopération au développement ou de la diplomatie.
Ces rapports traversent même les débats cruciaux actuels menés autour d’enjeux capitaux de notre époque comme la gestion de la crise environnementale, avec une ingérence prégnante des anciens pays colonisateurs dans les pays anciennement colonisés, perpétuant des logiques de domination et de dépendance. Quels sont les enjeux des relations internationales face à ces logiques de domination ? Comment penser la notion d’écologie et de transition sociale et solidaire sans reproduire ces rapports de force ? Autant d’interrogations que voulait soulever cette conférence à travers trois sous-thématiques : l’immigration et la crise migratoire, les relations internationales et le défi migratoire.
Mener une politique plus rationnelle et moins discriminatoire
Sylvie Sarolea, professeur de droit à l’UCLouvain, s’est attachée à aborder la question de la décolonisation des politiques migratoires. Historiquement, les États-nations sont apparus avant les politiques internationales et la colonisation. Cela a débouché sur un éventail de pays souverains et de pays qui le sont un peu moins. Et l’indépendance (notamment des pays africains) a donné lieu à une souveraineté écrite qui n’est pas la souveraineté vécue, avec des États qui n’ont pas le même poids dans les relations internationales. Les négociations sur les droits à l’immigration ne sont, par exemple, pas équitables.
À ce niveau, par exemple, l’Union européenne ne négocie pas avec l’Union africaine, mais avec les États africains, ce qui rend de facto les négociations bancales et leurs résultats caducs, comme une circulation internationale qui reste difficile pour les ressortissants des pays du Sud. Le Pacte (dit de Marrakech) « pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », signé en 2018, n’avait pour autre objet que de rendre la gouvernance des migrations plus équitable. Dans les faits, beaucoup de pays du Nord – dont la Belgique – ne se sont pas réellement engagés dans ce pacte et la plupart des textes, négociés sur une base inégalitaire, ne sont pas contraignants, présentent une large opacité et constituent au final des textes fourre-tout.
Sur le plan du contenu du droit international de l’immigration, la souveraineté des États est considérée comme le principe de base auquel il existe des exceptions et, selon Sylvie Sarolea, la jurisprudence en la matière est prisonnière de l’idée que les droits de migrants figurent parmi ces exceptions. Le défi, sur ce point, est donc de lutter contre l’arbitraire, en menant une politique plus rationnelle et moins discriminatoire.
Les constats de l’urgence d’une écologie décoloniale
Deuxième intervenant à s’exprimer, Bernard Duterme, sociologue et directeur de l’ONG CETRI (Centre Tricontinental), a évoqué la question de l’urgence écologique vue du Sud, dressant quatre constats sur ce qu’il appelle « l’écologie décoloniale ». Ces constats sont l’inégalité Nord-Sud en termes de responsabilité, de vulnérabilité, de sensibilité à la question et de capacités. Dans le détail… Les populations les plus touchées ne sont d’abord pas les plus responsables. Elles profitent le moins et sont les premières victimes. Il y a des responsabilités communes mais différenciées, avec des grands responsables. Deuxième constat, les populations les plus affectées ne sont pas les plus mobilisées. Le constat général veut que la pire des pollutions est la pauvreté. Comment les populations peuvent-elles être sensibilisées quand elles luttent pour leur survie ?
Le troisième constat est que les politiques écologiques des pays du Sud sont néocoloniales, à savoir traversées par des rapports de domination entre pays riches et pays pauvres, avec un rapport dominants-dominés sans cesse renforcé. Ce phénomène se retrouve dans la privatisation de terres, la dépossession du territoire, la politique d’extraction accaparée par des compagnies étrangères, la politique de compensation en échange du droit de polluer qui sécurise la position des pays dominants, etc. Pour prendre un exemple concret, les meilleures terres du Guatemala sont utilisées pour cultiver une production destinée au marché international.
Enfin, le quatrième constat est celui du colonialisme vert qui invite à une écologie décoloniale du Sud. On constate, sur ce point, une prolifération de luttes socio-environnementales menées par des communautés locales. C’est le cas face à des projets miniers ou forestiers, ou dans des démarches plus globales comme celle de l’ex-président équatorien Rafael Correa qui a demandé que son pays soit dédommagé des réserves pétrolières non exploitées par la communauté internationale qu’il considérait comme une dette écologique. Cette démarche s’est malheureusement soldée par un échec, le président Correa faisant glisser sa priorité d’une lutte écologique aléatoire à un combat plus pragmatique contre la pauvreté.
La question raciale limitée au plan individuel
Liliane Umubyeyi, la troisième oratrice amenée à s’exprimer, est docteur en droit de l’ULg, mais aussi co-fondatrice et co-directrice d’African Futures Lab, un organisme qui milite pour « la reconnaissance et la réparation des inégalités raciales structurelles passées et contemporaines à travers le développement et l’échange de connaissances rigoureuses et empiriquement fondées à travers l’Afrique et l’Europe ». Son exposé portait sur la question suivante : « Avec et contre le droit international : quelle justice et quelles réparations pour les crimes coloniaux ? »
La question centrale que l’intervenante a posé dans son exposé est de savoir si le droit international est un droit continuellement colonial. Elle argumente d’abord qu’il y a eu un droit au fondement du processus de colonisation du monde par les États européens (doctrine de la découverte, actes de la Conférence de Berlin, etc.), suivi historiquement du tournant des indépendances, avec une reconsidération partielle du rôle de la question raciale dans la structuration des relations internationales.
Elle souligne ensuite la dépolitisation et la dé-globalisation des injustices raciales. Elle constate que le droit international considère la question raciale uniquement sur le plan individuel, avec un préjudice qui est donc individuel. Elle constate ensuite que la race est « déhistoricisée », à savoir que les systèmes de domination raciale sont dissociés de « l’Occident » et, plus particulièrement, de l’esclavage et de l’impérialisme colonial. Enfin, elle déplore le fait que la question raciale soit considérée comme un problème interne aux États et non comme un enjeu global.
Le maintien du modèle occidental
Parallèlement, Liliane Umubyeyi relève le maintien, dans les politiques de développement, d’un paradigme de l’évolution du fonctionnement des sociétés vers les modèles occidentaux. Cela se manifeste par la promotion d’institutions, de politiques publiques et de pratiques eurocentrées qui permettent une perpétuation de la domination raciale, à laquelle s’ajoute une absence de la question des injustices raciales, à l’exception du développement récent des enjeux de l’inclusion et de la diversité.
Les conséquences de cette situation sont, selon elle, l’absence de justice et la perpétuation des injustices raciales entre les populations. Et d’énoncer d’abord l’absence de justice pour les crimes coloniaux, avec des dettes dont ont hérité les États postcoloniaux et des réparations payées aux Européens par ces mêmes États postcoloniaux, et, ensuite, la perpétuation des injustices résultant d’une domination politique, économique et culturelle.
Aux yeux de l’intervenante, sur le plan des réparations, les injustices raciales restent au cœur du droit international. Ces réparations au sens proposé par le rapporteur des Nations unies (restitution, réhabilitation, compensation, satisfaction et garantie de non répétition) sont de trois ordres. En premier lieu, la cessation des situations d’injustice sociale en repensant les politiques de solidarité internationale. En deuxième lieu, les garanties de non-répétition, moyennant l’adoption de réformes institutionnelles qui empêchent de maintenir une domination politique et économique des anciens pays colonisés. Et enfin, en troisième lieu, la restitution compensant les dettes illégitimes et les réparations illégitimes payées par les anciens pays colonisés aux anciennes puissances coloniales.
Repenser la coopération au développement et l’aide humanitaire
Quatrième intervenante, Mara Coppens, cheffe de service au SPF Affaires Étrangères, évoque, de son côté la question de la décolonisation de la coopération au développement pour éradiquer les visions et pratiques qui subsistent dans ce domaine. Selon ses dires, le modèle véhiculé en la matière reste le modèle occidental tandis que le colonialisme occidental reste figé dans ses structures. La première idée pour progresser sur ce plan serait de cartographier le colonialisme culturel en Belgique (les traces du colonialisme) qui ouvrirait des perspectives pour décoloniser la coopération. Les questions qui en découlent sont : la coopération au développement peut-elle être un allié dans la décolonisation, question à laquelle elle répond par l’affirmative ? Quand on parle « colonial », ne voit-on pas le progrès de façon étriquée ? Tout le monde a intérêt à se poser la question. Enfin, ne faut-il pas s’engager dans des changements structurels de pratiques de coopération ? La réponse va de soi et les recommandations issues d’études en cours sur la thématique seront dévoilées prochainement.
Cinquième orateur, Fred Bauma, activiste des droits humains et militant au sein du mouvement LUCHA (Lutte pour le Changement) et du Congo Research Group (Groupe d’Étude sur le Congo), a, lui, centré son intervention sur le déploiement de l’aide humanitaire, en particulier en milieu urbain, à travers le cas précis de sa ville de Goma en République démocratique du Congo. Son questionnement peut se résumer comme tel : l’aide humanitaire ne reproduit-elle pas le modèle de la ville vue par les Occidentaux ? Où sont situés les humanitaires ? Comment s’adaptent-ils à leur environnement ? Lorsqu’ils sont installés dans des zones de conflit comme dans l’Est du Congo, ces humanitaires vivent, selon lui, dans une « bulle », une sorte de ville humanitaire dans la ville, avec une vie sociale très fermée et des fréquentations très fermées. Ils n’ont pas besoin de s’intégrer, même parfois pas besoin de parler français, vivant en contact limité avec la population. Cette bulle des humanitaires rappelle, à se yeux, la ville coloniale dans laquelle il existait une séparation entre Noirs et Blancs. Cette séparation est justifiée par un besoin de sécurité, alors que ce besoin ne se justifie pas ou peu. Fred Bauma ajoute que les missionnaires étaient paternalistes, mais en contact avec la population, concluant qu’il convient de repenser le déploiement de l’aide humanitaire, avec des effets concrets, ce qui la rendra moins coûteuse.
Revoir le fondement de l’État moderne
Enfin, sixième et dernier intervenant à prendre la parole, Aymar Nyenyzi, professeur d’anthropologie politique à l’UMons, a tenu à d’abord rappeler les jalons de l’histoire qui ont vu, dans les années 30 au Congo, les terres spoliées par la Compagnie minière des Grands Lacs dans le Sud-Kivu. À l’époque, le capitalisme était basé sur la différentiation raciale. Les Noirs avaient des salaires différents, pas de protection sociale, pas le droit de vivre dans la ville, etc. La vulnérabilité qu’ils partageaient avec les Blancs exploités était donc différente.
Pour les peuples colonisés, parler de décolonisation équivalait alors à parler automatiquement de race. Au fil de l’histoire, l’État moderne s’est ainsi construit autour de l’idée de l’État racial, avec des « maîtres » blancs qui avaient la possibilité d’être nourris, logés, scolarisés, etc. Au final, pour Aymar Nyenyzi, il y a une impossibilité de vaincre le racisme structurel dans le libéralisme ambiant. La fin des violences raciales implique la fin du monde tel que conçu aujourd’hui. Autrement dit, on ne peut vaincre les violences raciales sans revoir le fondement de l’État moderne.
Dominique Watrin