La société post-attentats sous la loupe de l’analyse : les mythes du chacun pour soi et de la xénophobie battus en brèche
La vague d’attentats djihadistes qui a frappé l’Europe au cours de la dernière décennie a profondément marqué la population. Paris, Bruxelles, Nice, plusieurs grandes villes ont connu les séismes sans précédent de ces tueries aveugles. À Charleroi, le Service de prévention des extrémismes violents de la Ville et le Centre d’Action Laïque (CAL) ont uni leurs efforts pour mettre sur pied une conférence sur les mutations sociales et humaines qu’a engendrées cette période de violence absolue. Son titre : « Notre société post-attentats ».
Alors que le procès des auteurs des attentats meurtriers de Paris et Bruxelles bat toujours son plein, les commémorations successives des différentes dates des attentats s’égrènent comme autant de souvenirs d’une période faite d’images chocs, de vies brisées et de traumatismes profonds. Aujourd’hui, parallèlement, plusieurs chercheurs tentent d’aller plus loin que les simples faits dramatiques pour analyser leurs conséquences sociétales. Il s’agit à la fois d’une démarche scientifique qui vise à contextualiser et à nuancer la vision des événements, et d’un processus humaniste tendant à faire émerger les valeurs de solidarité et de justice.
Orateur central de la matinée orchestrée par la Ville et le CAL, Gérôme Truc a un regard particulièrement avisé sur la question des impacts sociétaux des attentats. Sociologue, cet expert, est chargé de recherche au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) français, rattaché à l’Institut des Sciences sociales du politique et spécialisé en sociologie morale et politique. Ses travaux portent principalement sur les réactions sociales aux attaques terroristes et sur les processus de mémorialisation de ces attaques dans les sociétés occidentales. Auteur de plusieurs ouvrages sur ces thématiques, il est également, depuis 2021, conseiller scientifique de l’équipe chargée de concevoir le musée-mémorial français du terrorisme qui a pour vocation de rendre hommage aux victimes de celui-ci. Il s’agit d’un lieu d’histoire et de société, tourné vers la connaissance et la pédagogie, dont l’ouverture est prévue en 2027.
Une temporalité du renforcement de la cohésion sociale
La question centrale qui traverse les recherches de Gérôme Truc est celle de savoir si les attentats renforcent la cohésion de notre société ou attisent les tensions. Cette préoccupation s’assortit de plusieurs interrogations complémentaires, dont deux principales : ces attentats nous rendent-ils plus xénophobes et intolérants ? Confortent-ils le pouvoir en place ou font-ils le jeu de l’extrême droite ?
L’analyse présentée à Charleroi se penche sur la manière dont la société française a réagi aux attentats de Paris en 2015, à savoir Charlie Hebdo le 7 janvier et le Bataclan le 13 novembre, ainsi qu’à celui de Nice le 14 juillet 2016. L’effet positif détecté dans ces événements traumatiques est le renforcement de la cohésion sociale du groupe mais, à l’opposé, ceux-ci peuvent aussi entraîner ou accentuer les lignes de fracture, voire la dislocation, du groupe. Des exemples en attestent dans l’histoire, comme lorsqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, la France s’est retrouvée scindée entre les fascistes et les démocrates. Il faut donc logiquement qu’il existe un minimum de cohésion sociale avant l’événement pour que celui-ci renforce cette cohésion.
Gérôme Truc a, par exemple, observé en leur temps les effets post-attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, en termes de cohésion sociale. Face à cette série d’attaques qui était extérieure (une attaque intérieure provoque des effets différents), il s’est posé deux questions : combien de temps dure cette cohésion ? Et a-t-elle un effet uniforme ou pas dans la société ? Pour ce faire, il a retenu un indicateur : la présence des drapeaux exhibés en signe de solidarité.
Qu’en a-t-il conclu ? Tout d’abord, que le phénomène n’est pas uniforme dans la société. Il y a eu plus de drapeaux dans les quartiers pauvres et de tendance démocrate, alors que, dans les zones rurales traditionnellement plus à droite, ceux-ci étaient moins présents, même s’il faut bien entendu tenir compte du fait que les gens se sont dit que personne n’apercevrait les drapeaux dans un habitat dispersé.
L’intervenant a également dégagé de cette observation une temporalité du renforcement de la cohésion sociale. Cette temporalité comprend quatre phases. La première est celle du choc pur et simple, de la sidération. La deuxième phase est celle de la réaction. La réponse politique s’organise, avec des rassemblements et des manifestations de solidarité. La troisième phase, la plus importante, est celle du « plateau de solidarité ». Au cours de cette phase qui dure deux à trois mois, la société est focalisée sur la solidarité et les victimes. Dans le même temps émergent des zones d’hystérie, des périodes de panique, avec des passages à l’acte ponctuels (attaques islamophobes, racistes), œuvres parfois de personnes déséquilibrées. Les gens se lâchent, véhiculent des propos ou théories complotistes, etc. Enfin, la quatrième et dernière phase est celle du retour progressif à la normale (marquée, dans le cas américain, par le retrait des drapeaux). Les personnes passent progressivement à autre chose pour finir par faire comme si rien ne s’était passé.
Une typologie des modalités de participation et de solidarisation
La question suivante que se pose Gérôme Truc est : de quoi procède la réaction de solidarité envers les victimes ? Qu’est-ce qui fait qu’on se sent solidaire ? Selon lui, il y a d’abord la proximité géographique, même si celle-ci n’engendre pas toujours forcément l’implication. On se sent concerné, parfois responsable, parce que cela s’est déroulé dans notre pays. Il y a ensuite le degré d’implication de la personne. Dans le cas de Charlie Hebdo, par exemple, les journalistes se sont sentis particulièrement impliqués parce que les victimes faisaient partie de leur cercle professionnel, même si les raisons de cette implication variaient et les ressentis étaient différents.
À partir des réponses à ces questions, le chercheur a établi une typologie des modalités de participation et de la solidarisation des personnes, en croisant deux axes d’explication : proche/lointain et personnel/impersonnel. Ce tableau à double entrée permet de dresser quatre cas de figure. Le premier qui allie la proximité et la connaissance personnelle donne lieu à un positionnement d’empathie maximale vis-à-vis des victimes de la part de personnes qui sont affectées au plus près. Le deuxième qui additionne proximité géographique et caractère non personnel est celles des compagnons (par exemple, de travail) et des concitoyens qui ont pour point de convergence un sentiment de commune appartenance. Le troisième qui jumelle un éloignement géographique et une connaissance personnelle induit un sentiment de commune singularité et des raisons personnelles de réagir. Enfin, le quatrième cas de figure qui cumule un éloignement géographique et pas de relation personnelle avec la ou les personne(s) touchée(s) détermine une réaction plus générale dictée par un sentiment de commune humanité et un souci du monde. Pour les quatre cas types, la palette d’expressions de solidarité s’étend de formules comme « Je vous connais par… et je tiens à… », « Je ne vous connais pas, mais je vis aussi à… et je tiens à… », « Nous exerçons la même profession et je tiens à… » et « Solidarité avec toutes les victimes ! », le message le plus généraliste.
Plusieurs idées reçues démenties par les faits
Pour Gérôme Truc, trois facteurs sociologiques font que les gens sont concernés par un attentat ou tout autre événement traumatique marquant. Le premier est que l’attentat se déroule dans un lieu familier (lieu de résidence, lieu de vacances, etc.). Le deuxième est que l’attentat se produise à une date significative (jour de naissance, date anniversaire de mariage, etc.). Le troisième est d’avoir connu un fait dramatique (décès dans la famille, événement dramatique dans le pays d’origine, etc.). Ces facteurs conduisent les personnes à s’exprimer en « je », en « nous » ou en tant que membre d’une communauté (nationale, religieuse, etc.).
L’analyse par le chercheur des réactions aux attentats permet également de battre en brèche plusieurs idées reçues. La plus spectaculaire est celle du paradoxe de la peur panique. On imagine habituellement qu’un attentat dans un lieu public engendre une réaction de « chacun pour soi ». Or, dans les attentats comme ceux du World Trade Center, ou ceux des bombes placées dans un métro ou un aéroport, ce qui a dominé, c’est un certain calme et une entraide. Les gens qui ont pu quitter les tours à temps l’ont fait dans l’ordre et la discipline, en épaulant éventuellement l’une ou l’autre personne moins valide ou en difficulté.
La deuxième et dernière question s’articule autour du caractère xénophobe ou pas du pays après les attentats. Et, sur ce plan aussi, l’idée du renforcement de la xénophobie est contredite par les faits. La France s’est révélée moins xénophobe au lendemain des attentats. Le chercheur insiste, à ce propos, sur le rôle important de la parole politique publique pour cadrer les réactions suscitées par l’événement. Le discours sur les attentats de 2015 en France est, par exemple, resté assez neutre, avec une réaction modérée de l’opinion politique.
Dans le même temps, ces attentats se sont révélés être une « grande épreuve » pour les musulmans en France. D’une manière générale, ceux-ci sont restés très silencieux et ont réagi comme tous les Français. Mais, au-delà de ça, ils se sont retrouvés face au discours paradoxal leur demandant à la fois d’être invisibles (pas de voile, etc.) et d’être visibles, en condamnant les attentats et en étant « Charlie ». Dans les faits, il y a eu un écart manifeste entre ce qui s’est passé au niveau politique et au niveau des gens. La population des banlieues ne s’est, par exemple, globalement pas exprimée face aux événements.
Dominique Watrin