Racisme systémique et migrations : quand les clichés de l’époque coloniale influent encore grandement sur l’époque contemporaine
À toutes les époques et particulièrement dans l’histoire récente, le passé colonial a noué un lien étroit avec le racisme. Une midi conférence du CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) s’est récemment penchée sur cette connexion troublante, à travers un exposé intitulé « Racisme systémique et migrations : héritages coloniaux et réalités contemporaines en Belgique ». Aux commandes de la séance, Fariha Ali, adjointe à la coordination et chargée d’animation chez BePax.
L’objectif annoncé de l’exposé de Fariha Ali était d’explorer les liens profonds existant entre les politiques migratoires actuelles et l’histoire coloniale belge. Comment ? En analysant comment les discriminations raciales institutionnalisées, issues du passé colonial, continuent de marquer les expériences des migrant.e.s de nos jours. La finalité du propos était, dans un premier temps, de faire mieux comprendre les dynamiques historiques et contemporaines influençant les migrations et, dans un second temps, d’ouvrir des pistes permettant de développer des politiques plus équitables et inclusives.
Mouvements migratoires et montée du racisme
Pour Fariha Ali, il y a, au départ, un manque de prise en compte de l’histoire coloniale et du concept de race dans les études sur le phénomène migratoire, au sein desquelles on se concentre très fort sur le présent et très peu sur ses liens avec le passé. Or, à ses yeux, prendre en compte le colonialisme est essentiel pour réfléchir sur la question migratoire. Selon elle, sur le plan conceptuel, quatre critères déterminent la discrimination systémique : les critères individuel, historique, structurel et institutionnel. Et il existe plusieurs formes de discrimination systémique : le racisme bien sûr, mais aussi le sexisme (sur base du sexe), l’âgisme (sur base de l’âge), l’homophobie/transphobie (sur base du genre) ou le validisme (sur base du handicap).
Historiquement, la discrimination systémique sur base de la race a évolué. La création du concept de race et la hiérarchisation des races qui en a découlé a coïncidé avec les grandes découvertes dont celle des Amériques opérée par Christophe Colomb en 1492. La justification de la racialité s’ancre alors dans le religieux. La période courant de 1685 à 1845 a été factuellement celle de la traite négrière et de l’esclavage, liée à l’économie moderne, à la création du capitalisme et à l’avènement de l’industrialisation. Sur le plan de la pensée, la période 1685-1815 a été marquée par le mouvement des Lumières et donc, par un courant scientifique tentant d’objectiver le racisme par des théories.
Au cours de la période moderne, les mouvements migratoires et la montée du racisme se sont accélérés de concert. La période 1946-56 a vu l’avènement du phénomène des travailleurs étrangers, aux premiers rangs desquels il y a eu les Italiens venus pour travailler dans les mines. Entre 1946 et 1948, plus de 65000 travailleurs italiens ont ainsi débarqué en Belgique. Durant les années 60-70, la Belgique a signé des accords bilatéraux, d’abord avec le Maroc (en attirant ses travailleurs avec l’argument du regroupement familial), ensuite avec la Turquie et la Tunisie. Les années 1980 à 2000 ont été marquées par l’arrivée d’une immigration venant des ex-pays colonisés, et notamment ceux de la région des Grands Lacs (Rwanda, Burundi). Enfin, de 2000 à aujourd’hui, le phénomène est plutôt celui d’immigrations pour l’asile, concomitant avec une décolonisation des esprits.
Une continuité politique à différents niveaux
Pour Fariha Ali, il existe aujourd’hui une continuité historique sur différents plans. Autrement dit, les lois et pratiques migratoires actuelles sont influencées en partie par les anciens règlements coloniaux. Il y a d’abord une continuité politique, avec des répercussions de la mise en œuvre de la politique coloniale. Il y a ensuite une continuité dans les représentations, avec des stéréotypes, préjugés et attitudes sociales héritées de l’époque coloniale.
Sur le plan politique, la continuité s’observe à plusieurs niveaux. Au niveau des institutions, à l’époque coloniale, plusieurs institutions coloniales étaient responsables de la gestion des populations colonisées, y compris des aspects migratoires et du travail forcé (administrateurs de territoire, autorités indigènes). À l’époque contemporaine, en Belgique, l’Office des Étrangers, qui a des racines dans les institutions coloniales, continue de jouer un rôle central dans la régulation de l’immigration. Au niveau des politiques d’intégration, les politiques coloniales façonnaient les identités culturelles et ethniques, en marginalisant la plupart du temps les identités locales au profit d’une identité coloniale imposée. À l’époque actuelle, les parcours d’intégration portent encore les traces de ces approches.
Au niveau du sécuritarisme, lors de l’époque coloniale, les mouvements des populations colonisées étaient strictement contrôlés et des mesures sévères étaient mises en place pour surveiller les travailleurs migrants. Aujourd’hui, les politiques migratoires continuent de mettre un fort accent sur le contrôle et la surveillance des migrants, souvent avec des dispositifs spéciaux pour les migrants venant des anciennes colonies. Enfin, au niveau de la loi migratoire, pendant la période coloniale, les Européens bénéficiaient de protections juridiques étendues, contrairement aux populations colonisées. À l’époque actuelle, les pratiques d’asile et de réinstallation peuvent encore être influencées par une perspective où les migrant.e.s des anciennes colonies ne sont pas toujours considéré.e.s comme prioritaires ou méritant.e.s.
Des stéréotypes persistants
Sur le plan des représentations, Fariha Ali explique que les mentalités coloniales ont souvent été marquées par des stéréotypes racistes et des préjugés avançant la supériorité des Européens sur les peuples colonisés. Ces stéréotypes ont persisté après la colonisation et ont influencé les perceptions des migrants issus des anciennes colonies. Au niveau de l’intelligence, par exemple, à l’époque coloniale, l’idée était qu’étant intellectuellement inférieures, les populations colonisées étaient incapables de gouverner ou de progresser sans l’aide des Européens. La répercussion de cette vision sur l’époque contemporaine se traduit par l’idée que les migrant.e.s des anciennes colonies sont parfois perçu.e.s comme moins éduqué.e.s ou moins capables de s’intégrer intellectuellement dans la société d’accueil, de sorte que leurs savoirs-être ou leurs savoirs-faire sont peu valorisés.
Un autre stéréotype est la paresse. À l’époque coloniale, les populations colonisées étaient considérées comme paresseuses et peu enclines au travail discipliné. Aujourd’hui, les stéréotypes persistant, les migrant.e.s sont vus comme étant réticents à travailler dur ou à contribuer à l’économie de leur pays d’accueil. Autre stéréotype, la sauvagerie. À l’époque coloniale, les peuples colonisés étaient jugés comme primitifs, violents et sauvages. De nos jours, les migrant.e.s originaires de certaines régions sont stéréotypés comme étant plus enclins à la criminalité et à la violence, ce qui influence les politiques de sécurité et les attitudes publiques. Le stéréotype du danger est également actif. À l’époque coloniale, les populations colonisées étaient fréquemment vues comme potentiellement déloyales ou subversives, nécessitant une surveillance constante. À l’époque contemporaine, les migrants sont parfois perçus comme des menaces à la sécurité nationale ou à la stabilité politique, alimentant des politiques de contrôle de l’immigration et de surveillance.
Même tendance au niveau culturel. À l’époque coloniale, les cultures des colonies étaient souvent considérées comme inférieures et nécessitant l’intervention européennes pour devenir « civilisées ». Aujourd’hui, les migrants sont régulièrement perçus comme apportant des cultures « inférieures » ou « arriérées ». Enfin, au niveau du genre, à l’époque coloniale, les femmes colonisées étaient souvent vues comme soumises et nécessitant leur sauvetage par les Occidentaux, et étaient aussi très fort sexualisées. Aujourd’hui, les femmes migrantes sont souvent paternalisées et infantilisées, tandis que la sur-sexualisation et le fantasme sur ces femmes est encore visible dans les médias.
L’impact du stéréotype du « sauveur blanc »
Les différents traits listés ci-dessus sont à mettre en corrélation avec le mythe du « sauveur blanc ». Ce concept repose sur l’idée que les personnes blanches (et les pays occidentaux) ont la mission de « sauver » ou de « civiliser » les personnes non blanches (et les pays non occidentaux), souvent en les aidant à se développer ou en les accueillant dans les pays dit développés. Au niveau des ONG et du bénévolat, cette vision induit le risque d’une approche paternaliste où les Occidentaux se positionnent comme des bienfaiteurs indispensables. Les campagnes de sensibilisation et de collecte de fonds peuvent aussi se concentrer sur des récits de sauvetage dramatique. Les récits médiatiques privilégient des histoires où les Occidentaux jouent le rôle de héros, tout en sous-représentant les initiatives locales ou les efforts autonomes des migrants, tandis que la culture populaire met en scène des personnages occidentaux qui sauvent des migrants ou des réfugiés plongés dans des situations difficiles. Le vrai problème du stéréotype du « sauveur blanc » est qu’il efface les problématiques coloniales systémiques, qu’il renforce les stéréotypes autant sur les personnes occidentales que sur les personnes migrantes, et qu’il impacte l’autonomie perçue des personnes migrantes.
Quelles sont les pistes à utiliser face à ces stéréotypes et préjugés ? Fariha Ali en suggère plusieurs : accueillir l’inconfort, sensibiliser, procéder à une décentration, mettre en place une participation active des personnes migrantes, créer des espaces de rencontre et de dialogue, et mener un plaidoyer politique. Pour combattre la discrimination systémique, elle propose aussi quatre pistes qui correspondent aux quatre critères qui la déterminent. Pour le critère historique, elle prône la reconnaissance, l’enseignement et les réparations. Pour le critère individuel, elle suggère la sensibilisation et le contact. Et sur le plan des critères structurel et institutionnel, elle propose une solution unique, les changements politiques.
Dominique Watrin