Appréhender une décennie d’exode syrien pour donner une autre dimension à l’accueil de cette population
Alors que les yeux de la planète sont rivés sur l’Ukraine et le conflit russo-ukrainien qui la déchire, à quelques milliers de kilomètres de là, la guerre fratricide qui ravage la Syrie vient de franchir le cap de la décennie. C’est à cette seconde guerre, lentement glissée dans l’ombre de la première plus récente, que le CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) a récemment consacré un numéro de ses Midis Conférences. Sobrement intitulé « Une décennie d’exode syrien : réalités et enjeux », l’exposé du jour a tenté de raviver dans les mémoires les causes et conséquences d’un conflit qui restera indéfectiblement lié, dans les esprits, à ce qui a été considéré pendant un temps comme à l’origine de la plus grande crise migratoire ayant secoué le monde et plus spécifiquement l’Europe.
Sarah Degée est psychopédagogue et chercheuse associée à l’IRFAM (Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations). C’est à elle qu’est revenue la lourde tâche de retisser les fils d’un conflit enlisé sur les terres syriennes, à la base de ce qui a été désigné comme la « crise de l’accueil ». Une poignée de chiffres suffisent pour mesurer l’ampleur des dégâts humains engendrés par la guerre en Syrie. Si on estime le contingent de réfugiés syriens présents en Belgique à environ 30.000 individus, on évalue généralement à 60% le volume de la population syrienne contrainte de quitter son lieu de vie suite à ce conflit, soit approximativement 6,6 millions de personnes jetées sur la route de l’exil. Bien que la plupart de ces dernières se soient réfugiées dans les pays limitrophes de la Syrie (3,7 millions en Turquie, 855.000 au Liban, 666.000 en Jordanie, 246.000 en Irak, etc.), un certain nombre d’entre elles ont rejoint l’Europe, offrant dans les médias ces images glaçantes de cohortes humaines franchissant les mers et traversant les terres et les frontières en direction de l’Europe, point de chute de leur quête d’un pays d’accueil sûr et d’un avenir meilleur.
L’apport rare de plusieurs experts syriens
C’est en se basant sur l’ouvrage récemment publié (voir en annexe), à l’écriture et à la coordination duquel elle a activement participé, que Sarah Degée retrace les contours du conflit syrien et de ses implications sur la Belgique. Ce livre est structuré en quatre parties correspondant à autant de thématiques : appréhender le contexte syrien, regarder les migrations, penser l’inclusion et travailler avec les exilé.e.s syrien.ne.s. Pour alimenter l’ensemble des thématiques qui en découlent, appel a été fait à une palette pluridisciplinaire de contributeurs au sein de laquelle se retrouvaient des expertises diverses (en littérature, en économie, en géographie, en droit, en psychosociologie, etc.), avec l’appui remarqué de trois experts syriens.
D’un point de vue factuel, Sarah Degée tisse le fil du conflit au départ des premières manifestations tenues en février 2011. S’ensuivent, dans l’ordre chronologique, la structuration de l’opposition dès juillet 2011, l’islamisation djihadiste à partir de mai 2011, puis l’internationalisation du conflit dès 2014. Au final, cette guerre aura conduit à un bilan faisant état en 2021 de 593.000 morts, d’infrastructures majoritairement détruites, d’un territoire fractionné, d’un flot d’exilés, et d’une fraction de la population oscillant entre 80 et 95% vivant sous le seuil de pauvreté.
La terrible répression de la dictature « assadienne »
Au niveau de son champ historique proprement dit, le contexte syrien s’enracine dans la terrible répression générée par la dictature « assadienne ». Celle-ci s’installe avec l’arrivée au pouvoir du père, Hafez el-Assad, en 1971. Son époque est notamment marquée par une purge au sein de son parti qui devient clanique, par l’émergence de trois institutions structurantes (le parti Baas, l’armée et les services de renseignement) et par la systématisation de la torture. L’illustration de cet « État de barbarie » connaît plusieurs faits de sinistre mémoire. C’est le cas du massacre de la prison de Palmyre en 1980 qui fit entre 500 et 1000 morts lors de l’insurrection des Frères musulmans, ou du massacre de Hama en 1982, résultant de la répression par le pouvoir syrien de la rébellion fomentée dans cette ville par les mêmes Frères musulmans.
L’arrivée au pouvoir du fils du précédent, Bachar el-Assad, ne marque aucune rupture avec les pratiques de gouvernance en vigueur sous l’ère du père. Son règne est jalonné de violences : meurtres et emprisonnements de centaines de militants kurdes en 2004, crimes au Liban en 2004 et 2005, violence contre les signataires de la « Déclaration de Damas pour le changement démocratique » en 2006, répression dans le sang de la révolte au sein de la prison de Saidnaya en 2008, les exemples s’enchaînent. Les observations du comité onusien des droits de l’homme fait, en outre, état d’allégations de tortures, de disparitions, d’exécutions extrajudiciaires, etc.
Une internationalisation progressive du conflit
Les premières manifestations génératrices du conflit syrien surviennent en février 2011. Le mouvement est pacifiste durant les huit premiers mois, avant de prendre par la suite une tournure militarisée, concrétisée entre autres par la création en juillet 2011 de l’Armée Syrienne Libre (ASL). S’ensuit, au niveau du volet politique, la création en septembre 2011 du Conseil national syrien (CNS), une autorité politique de transition destinée à coordonner tous les opposants pour mener des opérations contre le régime de Bachar el-Assad, tant en Syrie que dans les pays tiers.
Dans le même temps, on assiste en Syrie à une islamisation djihadiste d’une partie de l’opposition. Par un décret promulgué en mai 2011, le président el-Assad libère des islamistes emprisonnés. Son objectif est de permettre le développement de formations djihadistes, dans certaines régions, afin d’obtenir un changement de position de la part des gouvernements occidentaux. L’internationalisation du conflit prend corps avec l’intervention des États-Unis qui, à la tête d’une coalition internationale, frappe Daesh dès septembre 2014. Par la suite, la Russie intervient militairement dès septembre 2015, l’Iran est lui aussi impliqué à partir de 2015, tandis que divers pays arabes se positionnent à leur tour. Accusé dès 2014 d’utiliser des armes chimiques, Bachar el-Assad est également impliqué dans la bataille d’Alep, deuxième ville du pays, qui oppose, de 2012 à 2016, forces rebelles et forces loyalistes lors de la guerre civile syrienne.
Des voies migratoires changeantes mais toujours périlleuses
Suivant le fil du livre qu’elle a coordonné, Sarah Degée invite les professionnels en contact avec les réfugié.e.s syrien.ne.es à regarder leurs migrations à travers le prisme de quelques questions simples qui permettent de mieux les comprendre. De quelle(s) ville(s)/région(s) viennent les Syrien.ne.s rencontré.e.s ? Par quels pays sont-ils/elles passé.e.s ? Des contributeurs de l’ouvrage parlent de « parcours migratoires labiles et incertains » et se penchent sur l’accueil des réfugiés syriens en Europe, en procédant à une analyse critique des droits et voies d’accès à une protection internationale dans l’Union européenne.
C’est ainsi qu’apparaît le fait qu’au début de l’exode, les Syrien.ne.s privilégiaient principalement l’itinéraire passant par l’Afrique du Nord, pour atteindre les côtes italiennes, en profitant de la réouverture de routes maritimes rendues perméables suite à la chute du régime de Mouammar Kadhafi. Cette voie dite de la Méditerranée centrale était longue et dangereuse, mais moins coûteuse et présentant moins de risques d’arrestation que la route des Balkans. En janvier 2015, pour contrer l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile passant par son territoire, l’Algérie a cependant introduit l’obligation de visa pour les ressortissants syriens, avec pour conséquence de détourner le flux des réfugiés vers la Turquie et la voie terrestre.
Mettre en place des dispositifs spécifiques, accessibles et intégrés
Forte de ces éléments d’analyse historiques et géopolitiques, l’intervenante tient à lister une série de facteurs facilitant l’inclusion des réfugié.e.s d’origine syrienne présents sur le territoire belge. Elle invite tout d’abord à faire de la place à leur parole et ce, dans une dynamique d’écoute active, à refuser l’essentialisation et à considérer nos « similitudes fondamentales ». Elle y ajoute la nécessité d’une reconnaissance mutuelle et d’une valorisation des compétences acquises. Elle incite enfin à mettre en place des dispositifs spécifiques, accessibles et intégrés, à promouvoir les associations pensées et construites avec les principes concernés, à inclure la dimension genre et à prendre en compte les spécificités des publics minorisés pour mieux les accueillir.
Dominique Watrin
Une décennie d’exil syrien : présence et inclusion en Europe, sous la direction de Sarah Degée et Altay Manço, 312 pp., Éditions L’Harmattan, 2021.