Du racisme au racialisme : quand l’idéologie justifie un sentiment ancien universel
Le racisme est un phénomène qui existe sans doute depuis que le monde est monde et depuis que les hommes sont les hommes. Peut-on néanmoins retracer un historique de cette forme de rapport à l’autre qui est à l’origine de quantités de violences collectives et individuelles dont l’humanité n’arrivera vraisemblablement jamais à se délester ? C’est, en tout cas, le défi auquel s’est attaqué Julien Paulus, anthropologue-coordinateur du Centre d’études et des éditions des Territoire de la Mémoire, lors d’une conférence co-organisée par le CRILUX (Centre Régional d’Intégration de la province de Luxembourg). Quand le passé éclaire les dérives du présent…
Pour démarrer son « Histoire du racisme », Julien Paulus se base sur la distinction établie par l’historien et essayiste français Tsvetan Todorov. Ce dernier opère, en effet, un distinguo fondamental entre le racisme qui est un comportement ancien et universel, et le racialisme, mouvement d’idées qui a couvert la période allant du milieu du 18ème siècle au milieu du 20ème siècle, qui est une idéologie. Selon l’intervenant, l’Occident a idéologisé le racisme pour le rendre objectif, en établissant l’hypothèse que la race, considérée comme un élément objectif, définitif et inégal est le moteur de l’histoire. Et cette vision repose sur la supériorité autoproclamée du Blanc. Cette approche objective une phobie de l’altérité qui induit une peur du mélange, justifie le rejet de l’autre et amène à prôner un groupe racialement pur. Avec la tentation d’une justification théorique de ce rejet…
Le règne de la norme religieuse
Le survol historique de l’intervenant parcourt une période qui s’étend du Moyen Âge au début du 20ème siècle, d’une ère clairement ethnocentrique et à une autre où le même phénomène est justifié scientifiquement. Au Moyen Âge, c’est la religion qui fixe la norme et elle donne lieu à une tolérance variable, avec l’idée que l’autre qui a des valeurs différentes a forcément tort. Les frontières sont néanmoins poreuses (on peut, par exemple, devenir chrétien, via la conversion) et l’assimilation de l’autre est donc possible. La religion chrétienne est l’élément qui unit les petits États composant l’Europe dont elle est le seul facteur commun. Les rencontres avec les peuples lointains sont rares et donnent parfois lieu à des épisodes dramatiques comme les croisades, mais il existe une tolérance variable.
Le passage vers l’époque dite moderne est caractérisé par un monde qui s’ouvre. Cette période est celle de la découverte de l’Amérique (en 1492), marquée par un choc culturel énorme avec des populations dont on ne soupçonnait pas l’existence. Les premiers contacts sont amicaux, mais cèdent très vite la place à des conquêtes émaillées de violences et d’actes de barbarie. On entre, pour la première fois, dans une logique de colonisation et d’appropriation. Une démarche qu’on commence très rapidement à justifier par l’évangélisation qui, dans les faits, n’est rien d’autre qu’une action politique violente. À tel point que Charles Quint ordonne l’arrêt de la colonisation et ouvre un débat (connu sous l’appellation de « Controverse de Valladolid »). La seule question au centre de celui-ci est : faut-il mener une évangélisation par la force ou par la douceur ?
Au terme de ce débat, Charles Quint accorde la protection royale aux Amérindiens. La conclusion reste cependant qu’il faut continuer à « civiliser » ceux-ci, certes dans une certaine douceur, mais qu’il ne faut pas arrêter la colonisation et l’évangélisation. Dans la foulée, puisque les Indiens sont désormais protégés, un nouveau phénomène voit le jour. Ceux qui se sont emparé des terres de ces Indiens ayant besoin de main-d’œuvre, l’esclavage des populations d’Afrique commence.
La prise de pouvoir de la raison
À cette époque des moralistes et de la religion qui reste le pivot moral de la société se substitue une autre dominée par la raison. La nature devient la norme de toute chose. L’observation de la nature va donner naissance à des lois qui déterminent la violence. Le scientisme – qui doit dire le « vrai » – va soumettre l’éthique et la morale à la science. Ce sera l’ère du positivisme et du déterminisme dans laquelle les lois qui déterminent les choses s’appliquent à tous les domaines, dans les sciences exactes, mais aussi dans les sciences humaines. On cherche une vérité pure qui entraîne des échelles et des classements. En émergeant, le racialisme dresse des éléments objectifs qui deviennent des facteurs déterminant une supériorité (comme la couleur de peau, par exemple). On ne justifie plus ou démontre.
Dans ce contexte, la linguistique va fournir les mots qui facilitent les théories racistes du 19ème siècle. Le gros débat amené par cette dernière est celui du début du langage. Quel a été le langage originel ? Pour les chrétiens, jusque là, c’était l’hébreu. Mais on est en phase de sécularisation progressive et l’étude scientifique bat en brèche cette théorie. On établit la parenté entre des langues comme le latin et le sanscrit, construisant un groupe linguistique indo-européen (dont l’hébreu ne fait pas partie), aussi appelé groupe aryen qui devient le nouveau mythe originel. Adam n’est plus le premier homme ; la lignée des Aryens prend sa place. Et la parenté de langues va virer en parenté de races, avec, d’un côté, la figure de l’Aryen et, de l’autre, la figure du sémite cristallisée sur le Juif.
La menace du mélange
Au 19ème siècle, la lutte de races va prendre la forme d’une opposition de plus en plus radicale et violente. Celle-ci va nourrir le vieux débat opposant les acteurs du monde intellectuel européen, les tenants du monogénisme (l’existence d’une seule espèce humaine) et ceux du polygénisme (l’existence de plusieurs races humaines). On est dans une phase de recherche d’une autre origine que celle évoquée par le récit biblique. Le débat sur le mythe de l’origine devient de plus en plus racial. Et la position polygéniste, reposant sur l’idée de races héréditaires et inégales, est majoritaire. Celle-ci donne lieu à des foules de classifications et de mesures scientifiques (comme la phrénologie, etc.) dont la seule constante est que le Blanc est supérieur. Il s’agit de justifier une position de domination.
Mais cette position dominante n’est pas acquise. Il y a une menace : le mélange. Celle-ci nourrit la phobie de la « souillure », de la standardisation, avec le danger pour la race blanche de devenir une race moyenne, une race morne. Cette vision engendre l’idée qu’une guerre raciale est nécessaire pour préserver la race blanche comme dominante. Avec les conséquences historiques dramatiques que l’on sait…
Pour Julien Paulus, l’analyse de tout ce cheminement historique montre qu’on est en permanence dans un discours de justification de la domination d’un groupe sur un autre. Il s’agit, la plupart du temps, d’un discours politique qui s’appuie sur des éléments religieux, scientifiques, etc. Selon l’intervenant, il convient de se méfier des discours qui justifient des actions, même si c’est a priori pour des bonnes raisons. Et l’anthropologue de conclure : « Le Blanc se retrouve souvent dans une position de dominant (comme encore actuellement à l’occasion du débat sur la restitution des objets patrimoniaux aux pays africains). C’est quelque chose qui doit toujours s’interroger. ».
Dominique Watrin