La guerre en Afghanistan, un imbroglio géopolitique aux lourdes conséquences humaines et migratoires
Qu’on le veuille ou non, les conflits qui se déroulent dans des pays comme l’Afghanistan ont un impact sur les mouvements de population qui affluent dans d’autres, comme la Belgique. C’est la raison pour laquelle le mini-débat du CeRAIC (Centre Régional d’Intégration de la région du Centre) consacré à la problématique « Afghanistan, retour sur 20 ans d’intervention occidentale » présentait un intérêt qui dépasse largement le cadre d’un récit historique doublé d’une analyse géopolitique. C’était une véritable plongée au cœur d’une guerre inextricable dans une zone de conflit où se croisent et se heurtent cultures, civilisations, influences et intérêts divergents.
Christian Olsson, chargé de cours en science politique et relations internationales à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et membre de l’Observatoire du monde arabe et musulman (OMAM), est un analyste attentif et avisé de l’Asie centrale où se situe l’Afghanistan. Ce pays de 40 millions d’habitants, à cheval sur cette Asie centrale et le sous-continent indien, concentre plusieurs clivages fondamentaux. Le premier est ethnique avec la présence de différents groupes de population : le groupe iranien (Pachtounes, Tadjiks, Hasaras, etc.) et le groupe turc (Ouzbeks, Turkmènes, Kirghizes) sont les deux principaux d’entre eux. Le deuxième clivage qui découle du premier est le clivage linguistique. Quarante sont répertoriées dont deux officielles : le dari ou persan afghan, et le pachto. Et le troisième clivage principal est le clivage confessionnel, avec l’islam comme religion officielle, mais environ 80% de sunnites et 20% de chiites. À ces trois clivages s’en ajoute un moins formel qui subdivise le pays entre villes et campagnes, entre populations rurales fortement tribalisées et populations plus urbanisées et détribalisées.
Des néo-fondamentalistes sans agenda internationaliste
Avant son indépendance officialisée en 1919, l’Afghanistan n’a pas connu de réelle colonisation mais une influence très forte entre, d’une part, la Russie tsariste et, d’autre part, l’empire britannique présent en Inde. Par ailleurs, les élites modernisatrices se sont coupées du reste de la population rurale et conservatrice. L’unité politique s’est donc faite essentiellement dans l’adversité. En temps de guerre avec un ennemi extérieur, cette unité s’opérait autour du roi. En période de paix, des tensions apparaissaient aussi bien entre le monarque et les chefs locaux qu’entre les tribus de ceux-ci elles-mêmes.
Les talibans sont issus de la résistance antisoviétique contre l’invasion du pays par l’URSS en 1979. Jusqu’au retrait soviétique survenu dix ans plus tard en 1989, le gouvernement laïque et prosoviétique fonctionnait en total décalage avec la population. Ces talibans (littéralement, « étudiants ») provenaient des camps de réfugiés du Pakistan où une partie de la population avait fui suite aux bombardements soviétiques. Ces enfants recrutés, au départ, par des écoles fondamentalistes combattaient la présence soviétique et le gouvernement prosoviétique qui n’a disparu qu’en 1993.
De retour du Pakistan, les talibans ne se sont pas reconnus dans le clivage tribal local et ont émergé rapidement dans le paysage politique du pays parce qu’ils s’organisaient sur le plan national. C’étaient des djihadistes (combattants au nom de la religion) mais, au contraire de leurs homologues d’Al-Qaïda et de l’État islamique, ils n’avaient pas d’agenda internationaliste qui allait au-delà des frontières de l’Afghanistan. Avec le soutien des Pakistanais, ces néo-fondamentalistes ont progressivement conquis le pays entre 1994 et 1996, en s’unissant avec des combattants volontaires étrangers qui leur apportaient leur expertise militaire. Après avoir conquis la capitale Kaboul, ils l’ont occupée jusqu’à l’assassinat du commandant Massoud et aux attentats du World Trade Center en 2001 qui ont déclenché une intervention étrangère sous commandement américain.
Une « longue » guerre
En 2001 a démarré ce qu’on a appelé « la longue guerre » qui prendra fin vingt ans plus tard en août 2021. La présence étrangère orchestrée par les États-Unis visait officiellement à soutenir le gouvernement nouvellement installé. Sur le plan politique, les talibans qui n’étaient pas responsables des attentats du 11 septembre ont été jugés coupables de ne pas avoir livré Ben Laden. Les Américains n’étaient cependant pas favorables à une présence durable en Afghanistan car ils avaient l’invasion de l’Irak en point de mire dans leur agenda. Ils ont néanmoins envoyé de plus en plus de troupes (jusqu’à 130.000 combattants sur place) dans le but de conquérir les campagnes.
Le gouvernement maîtrisait en effet surtout les villes, pas les campagnes, avec le soutien de la coalition de pays volontaires jusqu’en 2003, puis de l’OTAN qui a pris le commandement de la FIAS (Force internationale d’assistance et de sécurité), alimentée par 37 pays, à partir de 2003. Cette dernière a étendu son action pour occuper tout le territoire à partir de 2008-2009. L’ensemble de ces opérations était enveloppé d’un voile de flou, tant au niveau de la base légale de l’intervention initiale, que de la nature et de l’objectif réel de la guerre. Les missions affichées plus ou moins clairement étaient le contre-terrorisme (autour de la traque de Ben Laden), la contre-insurrection (aider à imposer le gouvernement sur tout le territoire), la stabilisation (maintien de la paix, mais étonnamment sans la présence de Casques bleus) et la construction d’un État démocratique et inclusif, projet qui va échouer.
Le dilemme pakistanais
Dans ce contexte, la position des Américains dans la région s’est révélée très délicate. Une partie de leurs bases logistiques étaient installées au Pakistan et ils en avaient besoin pour combattre les talibans. Or, une majorité de monde au Pakistan était favorable aux talibans. Sur le terrain, les États-Unis combattaient donc les talibans en Afghanistan, mais pas les dirigeants talibans qui s’étaient réfugiés au Pakistan, sous peine de heurter les Pakistanais.
Finalement, un retrait progressif d’Afghanistan a été enclenché à partir de 2014 au profit d’un soutien logistique et aérien à l’armée afghane dont la force s’érodait néanmoins face aux talibans. Et, en 2015, la FIAS mise en place par l’OTAN était remplacée par une mission destinée à prodiguer conseils et formations à l’armée et aux institutions en place. L’idée s’est alors installée qu’après le retrait des Américains et de leur soutien aérien, la victoire des talibans ne faisait aucun doute. Et cette idée s’est confirmée puisqu’après le départ complet des troupes américaines du territoire en août 2021, les talibans s’emparaient de Kaboul face à une armée qui ne les a pas combattus.
Pour Christian Olsson, les causes de l’échec international de la guerre pilotée en Afghanistan par les Américains sont diverses. La première a été l’exclusion relative des Pachtounes considérés comme liés aux talibans. Le deuxième a été le choix d’une approche tribale face aux talibans ; les chefs tribaux perdaient de plus en plus de leur autorité face aux populations et ils n’avaient un impact qu’au niveau local. De plus, ces tribus étaient opposées les unes aux autres et, lorsque des armes leur étaient fournies, elles les utilisaient pour s’imposer face aux autres tribus dans leur région. Quant aux tribus non équipées en armes, elles se sont tournées vers les talibans.
Une troisième cause d’échec a été le néo-patrimonialisme lié à la corruption. Il y a eu une propension des élites à s’accaparer le patrimoine public. De plus, les élites afghanes plaçaient cet argent dans les pays du Golfe, créant des empires financiers générant très peu de retombées sur la population afghane. Cette dernière a donc réagi contre ces élites et s’est tournée vers les talibans. Une quatrième cause de l’échec a été le lien entre sécurité et développement. Se basant sur le principe de cette concordance, les Américains ont apporté une aide au développement aux provinces les moins stables. Des attaques contre les forces étrangères ont, en conséquence, été organisées dans certaines provinces décrétées stables, simplement dans le but de recevoir une aide au développement. Pour la communauté internationale, cela a tout simplement créé une impossibilité d’apporter une stabilité dans le pays. Enfin, la cinquième et dernière cause remarquable de l’échec a été le fait d’avoir construit une armée sans État. À partir de 2014, il y a eu une tentative de bâtir une armée avec plus de forces et plus d’armes. Or, celle-ci ne s’est pas reconnue dans ses élites et n’a dès lors pas combattu pour elle.
Une compression économique en vue
Quelles sont les perspectives qui s’ouvrent aujourd’hui pour le pays ? Une compression de l’économie afghane de l’ordre de 1/4 à 1/3 s’annonce de toute évidence pour 2022. Deux milliards de dollars sont gelés aux États-Unis et donc inutilisables par les talibans parvenus au pouvoir. Cela augure d’une crise économique, doublée d’une crise alimentaire et sanitaire qui risque de déborder du territoire afghan. Ce risque ne peut être contenu que par les talibans dont le pouvoir n’est pas reconnu dans le monde. Et cette reconnaissance, seule porte possible vers une insertion dans le système international, est conditionnée par une inclusivité à la fois ethnique, politique (ouverture du pouvoir aux autres forces politiques que les talibans) et de genre. Dans ce dernier domaine, un respect des droits humains, en particulier de ceux de la femme, est jugé impératif.
Enfin, reste la question de la sécurité sur le territoire. Les talibans doivent parvenir à administrer la totalité du pays, à maintenir la paix aussi bien entre factions qu’avec l’État islamique. Il existe, en effet, une guerre larvée entre ce dernier et les talibans qui apparaissent paradoxalement comme une force modérée par rapport à lui. Sur le plan ethnique, il existe des enjeux inter-ethniques et interconfessionnels, avec des talibans qui ne sont pas exclusivement pachtounes. S’y ajoutent enfin des enjeux migratoires avec une importante partie de la population afghane qui a quitté le territoire pour rejoindre majoritairement le Pakistan et l’Iran voisins. On comptait, ces dernières années, approximativement trois millions d’Afghans déplacés dans la région, chiffre qui a grimpé à plus de 4 millions depuis les événements de 2021 et qui ne prend pas en compte un nombre indéterminé de personnes qui ont pris la route incertaine de l’Europe…
Dominique Watrin