L’accueil de la migration : de la mobilisation morale à la réciprocité
Quand elle est prise en charge, la migration est, avant tout, une question de relations humaines. C’est au sujet de ce pan du phénomène migratoire que Lire et Écrire Wallonie picarde, ainsi que la Plateforme pour l’interculturalité et le centre d’accueil de la Croix Rouge de Tournai, ont proposé une conférence sur le thème de « Accueil et migration : quelles relations entre accueillant.e.s et accueilli.e.s ? » L’opportunité de pointer un coup de projecteur sur des aspects plus invisibles de la dimension humaine de l’accueil des migrants.
Antoine Roblain est chargé de cours à l’ULB où il enseigne la psychologie sociale et la psychologie des migrations. Il est également l’auteur d’une recherche centrée sur la dynamique sociale résultant de l’accueil. De ce travail en profondeur se posant la question de savoir ce qu’il se passe, en termes de dynamique sociale, lorsqu’on ouvre un nouveau lieu d’accueil, il a tenu à se recentrer, pour l’occasion, sur la réponse à trois questions : quels sont les enjeux des personnes bénévoles qui viennent en aide aux migrants ? Quelle est leur diversité ? Et quelles sont leurs motivations ? Un aperçu qui mêle les faces visible et cachée du phénomène.
Des stéréotypes de vulnérabilité
Qui se mobilise pour les migrants ? Pour Antoine Roblain, l’accueil des migrants prend place dans un contexte social extrêmement polarisé entre, d’une part, des gens hostiles et, d’autre part, des gens mobilisés en réaction à l’hostilité. Le premier profil de ces accueillant.e.s est celui des militants de la première heure qui s’investissent dans la mobilisation de terrain, qui ont un capital militant et une capacité d’action sur cette question mais, bien souvent, également sur diverses autres causes différentes. Le deuxième profil est celui des gens qui ont émergé du terrain pour se mobiliser sur cet enjeu. Ce sont les personnes qui ont subi un choc moral face à des horreurs comme cette image insoutenable d’Aylan, petit enfant syrien mort sur une plage turque en tentant de rejoindre l’Europe.
Il y a donc une distinction à faire entre les personnes qui agissent pour le changement d’un système et celles qui répondent à une mobilisation émotionnelle sur une question humanitaire en ne voulant pas rester inactives. Ces dernières commencent à aider au nom d’une mobilisation morale pour répondre à un besoin concret. Pour Antoine Roblain, la question qui émerge à ce moment de la dynamique est : qui est perçu comme vulnérable ? Qui est vu comme légitime pour être aidé ? « Pour certains, illustre-t-il, venir en aide à des enfants – comme, par exemple, leur donner des jouets – est plus évident que d’aider un homme seul. D’autres se prononcent suivant la zone géographique d’origine des personnes, avec des zones décrétées comme plus nécessaires à aider. Il y a des stéréotypes de vulnérabilité, de victimes indubitablement dans le besoin. On l’a vu récemment avec l’arrivée des Ukrainiens à propos desquels il n’y avait aucun doute sur la vulnérabilité. » De même, il y a, selon l’intervenant, une variation de la représentation entre les migrants et les réfugiés, ces derniers véhiculant davantage une image de vulnérabilité, l’image de personnes à aider.
La mobilisation en faveur des migrants se fait donc principalement sur des valeurs, avec un désir altruiste, mais il existe d’autres types de motivations. Parmi celles-ci, on peut citer l’envie de rencontrer d’autres personnes, de s’échapper de son quotidien, de faire quelque chose de bien (qui renforce l’estime de soi), etc. Le principe est de ne pas voir dans les personnes accueillies uniquement des personnes vulnérables à aider, mais des personnes de droit. Pour certains, au-delà de la réponse humanitaire directe, il y a un basculement vers une mobilisation plus large (par exemple, pour les sans-papiers), voire vers la politique.
Une relation profondément asymétrique
Qui se mobilise ? La mobilisation est intrinsèque à la personne et il y a une diversité de mobilisations. La question des attentes des accueillant.e.s vis-à-vis des accueilli.e.s est un thème qui fait débat. Pour certains, il s’agit simplement d’une envie d’avoir une expérience avec une personne « exotique ». Ou de comprendre leur trajectoire migratoire. Ou de savoir qui ils sont. Ces attentes sont perçues comme illégitimes par une partie du mouvement de mobilisation pour qui « on n’est pas là pour ça mais pour aider ». Même chose du côté des personnes accueillies parmi lesquelles certaines disent « je sais qu’ils veulent que je raconte mon histoire », ce qui les met en porte-à-faux vis-à-vis de leurs interlocuteurs puisqu’il s’agit des personnes qui leur viennent en aide.
La relation accueillant-hébergé est une relation profondément asymétrique au départ. Et la personne aidée a besoin de rendre cette relation plus symétrique. Raconter son histoire équivaut, dans ce contexte, à donner quelque chose en échange, à instaurer une réciprocité. Pour la personne aidée, la question est « Comment puis-je exister dans cette relation d’aide ? », question qui se mue parfois en « Qu’ai-je le droit de refuser ? » Cette asymétrie liée à la question humanitaire évolue, se modifie. Un des enjeux de la relation entre accueillant.e et accueilli.e est de laisser de l’espace à la réciprocité. Donner une place équivaut à une équité ; on n’est plus uniquement dans le don qui correspond à asseoir un certain pouvoir sur l’autre.
Par ailleurs, la volonté d’aide est soumise à la perception de la souffrance. Celle-ci est, par exemple, décuplée envers les personnes venant des régions en guerre. Surtout si le conflit est très médiatisé. Les représentations fluctuent dans le temps en fonction des discours politiques et de l’exposition médiatique. Les personnes originaires d’Afghanistan ont, par exemple, oscillé entre prioritaires et non prioritaires. Pour certaines personnes, le statut légal détermine la légitimité à être aidé. Caricaturalement, le réfugié, on l’aide, le sans-papiers, on ne l’aide pas.
La construction de la résilience
Ce principe induit une mise en comparaison qui débouche sur une compétition victimaire. Dans ce cadre, des personnes plus anciennes dans la vulnérabilité sont supplantées par des « nouvelles » victimes de nouveaux drames. S’ajoute à cela le concept de reconnaissance qui veut que tout individu a besoin d’être valorisé dans le regard de l’autre. Il y a la sphère de l’amour (le regard de la famille et des proches) et la sphère de l’estime, comme celle de l’identité collective (par exemple, nationale) dont on a aussi besoin qu’elle soit valorisée, qu’elle ne soit pas perçue négativement autour de soi.
Pour les personnes aidées, ce point est important. Ce sont des individus de droit dont la reconnaissance légale est en jeu et qui sont profondément menacés par le fait qu’ils ont quitté leur propre sphère, faisant face à l’isolement social et à une perte de repères. Il s’agit là d’une question de réseau social. Pour ces personnes, cela correspond à la question : vers qui me tournerai-je si j’ai un souci ? Et on constate que ces personnes sous-estiment généralement le réseau qui les entoure. Or, le réseau social est au centre de la reconnaissance, mais c’est aussi le socle à la base de la construction de la résilience, autrement dit de la capacité à surmonter des chocs traumatiques.
Dominique Watrin