L’accueil et la protection des Palestinien.ne.s en Belgique : entre priorité de principe et complications de fait
Comme celle intervenue en Ukraine moins de deux ans plus tôt, la guerre éclatée dans la bande de Gaza, suite à une attaque meurtrière du Hamas en territoire israélien le 7 octobre dernier, a entraîné des graves conséquences sur la population civile. C’est sur ce conflit que s’est centré récemment un midi-débat en ligne organisé par le CeRAIC (Centre Régional d’Intégration de la région du Centre) et, plus précisément sur l’une de ses conséquences directes, à savoir « la politique belge d’accueil et de protection à l’égard des Palestinien.ne.s ». L’intervenante chargée de faire le point sur cette question d’actualité brûlante était Jessica Blommaert, chargée des questions de protection internationale et d’asile auprès du service politique du CIRÉ (Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers).
Les faits sont récents et connus de tous. Une attaque terroriste massive a été déclenchée par le groupe Hamas le long de la frontière israélienne. Selon les chiffres relayés par le CIRÉ, le bilan officiel de cette attaque est de 1160 morts et 250 personnes enlevées. Une réponse militaire israélienne virulente s’en est immédiatement suivie, avec des bombardements quasi incessants et une offensive terrestre de grande ampleur à Gaza. Selon les statistiques régulièrement mises à jour par les Nations Unies, cette offensive a fait plus de 36 000 tués dans la bande de Gaza, dont 25 000 ont été formellement identifiés. Un total de 23 100 de ces victimes sont des femmes et des enfants, auxquels s’ajoutent 82 057 personnes blessées. Par ailleurs, 1,7 millions (soit 75% de la population) sont des déplacés internes, 1,1 millions de personnes sont en insécurité alimentaire aiguë, et 80% des infrastructures de santé ne fonctionnent plus.
Se mettre en sécurité
Au lendemain du début de cette déferlante, le CIRÉ a été interpellé par des Palestinien.ne.s qui ont des membres de leur famille à Gaza qui souhaitent se mettre en sécurité et rejoindre leur famille en Belgique, ou qui sont en attente d’une réponse à leur demande d’asile. Ces personnes font face à quatre obstacles majeurs : le manque de voies sûres et légales pour quitter Gaza et arriver jusqu’en Belgique, une politique de déni d’accueil des hommes seuls qui demandent l’asile en Belgique, une incertitude quant à la réponse à leur demande d’asile et à la durée de la procédure en Belgique, et enfin, une pratique abusive de l’Office des Étrangers concernant le retrait de la nationalité belge de leurs enfants et/ou le refus de regroupement familial sur cette base.
Quelles sont les actions menées par le CIRÉ dans ce contexte ? Elles sont de quatre ordres. D’abord, répondre à des demandes d’aide et informer les personnes directement concernées dans le secteur. Pour suivre, interpeller les autorités et les instances d’asile (notamment le CGRA) sur leur politique d’asile à l’égard des Palestinien.ne.s. Ensuite, alerter l’opinion publique et appeler la Belgique à prendre ses responsabilités, à tous les niveaux de pouvoir, pour protéger et prendre en charge les Palestinien.ne.s qui arrivent ou souhaitent venir en Belgique. Et enfin, analyser les conséquences des politiques menées.
Pas de garantie d’évacuation
Sur le terrain, l’urgence de l’évacuation se heurte à différentes questions. La première est de savoir qui peut être évacué.e. Officiellement, les évacuations et l’aide consulaire concernent uniquement les Belges, les réfugié.e.s reconnu.e.s en Belgique et les membres de leur famille nucléaire disposant d’un droit de séjour et d’un visa valide en Belgique, mais pas les autres étrangers titulaires d’un droit de séjour. C’est le centre de crise des Affaires étrangères qui décide qui peut être inscrit sur la liste, mais il n’y a pas de garantie d’évacuation. Un accord des autorités israéliennes et égyptiennes est nécessaire avant de franchir la frontière vers l’Égypte. En cas d’accord, les personnes peuvent se présenter au poste frontière de Rafah à une date déterminée, afin de franchir la frontière. Les autorités belges attendent alors les personnes du côté égyptien et doivent les transférer en Belgique dans les 72h.
Selon les chiffres des Affaires étrangères, à la fin du mois d’avril, il y avait 736 personnes identifiées comme éligibles à cette évacuation et 516 d’entre elles ont effectivement été évacuées, tandis que 220 sont encore à Gaza. Actuellement, les évacuations sont quasi impossibles en raison de la fermeture du point de passage de Rafah et du contrôle de l’armée israélienne, sans compter qu’une série de personnes ne sont pas considérées ou identifiées comme pouvant bénéficier d’une assistance à l’évacuation.
Un traitement prioritaire pas plus favorable
Des obstacles multiples aux procédures de demande de visa existent. Le principe de base est que l’introduction de la demande de visa doit être effectuée en personne depuis l’étranger, auprès de l’ambassade belge compétente pour le lieu où elle se trouve. En ce qui concerne les visas de regroupement familial, il existe une exception avec la possibilité d’introduire la demande à distance (par e-mail) au poste de Jérusalem, vu qu’il est « impossible ou excessivement difficile » de le faire en personne. Il y a cependant des frais de visa à payer et une difficulté à rassembler les documents nécessaires, et cela ne concerne que la famille nucléaire, pour un visa D, c’est-à-dire de long séjour. Une fois la demande introduite, les conditions normales s’appliquent : des conditions de logement et revenus suffisants avec mutuelle (sauf exemptions), un délai de traitement variant de 6 mois pour les membres de la famille d’un.e Belge à 9 mois (+ 2 X 3 mois) pour les autres, et un visa d’une validité d’un an (parfois réduite à 6 mois), si le visa est délivré. À noter que le traitement prioritaire de l’Office des Étrangers n’est pas plus favorable, celui-ci restant très formel sur les documents à obtenir et à déposer.
En ce qui concerne les visas humanitaires, l’introduction par courriel n’est pas admise par les autorités, sauf cas particulier. Globalement, il n’y a pas de cadre juridique ni de critères (pouvoir discrétionnaire de la secrétaire d’État et de l’Office des Étrangers), il s’agit d’une faveur et non d’un droit (contrairement au regroupement familial), il n’y a pas de priorisation des autorités et pas de délai dans la loi, la procédure est aléatoire et coûteuse, et il s’agit d’un visa D (long séjour). Il est actuellement impossible d’introduire ce type de demande pour des membres de la famille non-nucléaire, sauf par une action en justice.
Enfin, en ce qui concerne les visas de court séjour, autorisés aux États de l’Union européenne en tant que visas Schengen pour des raisons humanitaires, dépendant eux aussi du pouvoir discrétionnaire de la secrétaire d’État et de l’Office des Étrangers, la durée de traitement est de 15 jours (prolongeable jusqu’à 60) et il s’agit d’un type de visa C (3 mois maximum) à validité territoriale limitée à la Belgique, ne permettant pas d’introduire une demande de protection internationale.
La première nationalité de demande de protection internationale
Selon les chiffres de Myria, entre janvier et mars 2024, 636 demandes de visa de Palestinien.ne.s ont été introduites auprès de la Belgique, parmi lesquelles 162 demandes de visa de court séjour et 474 de long séjour, soit 40% du total de toutes les demandes de visa introduites en 2023. Un total de 57% des demandes traitées ont été acceptées, soit 227 visas délivrés, la majorité l’étant pour des raisons familiales. Parallèlement, il y a eu 92 refus de visas de long séjour (dont 77% pour motifs humanitaires) et 80 refus de visas de court séjour (dont la moitié pour raisons familiales).
Suite aux obstacles multiples aux procédures de demandes de visas, il apparaît de plus en plus que la seule solution pour sortir actuellement de Gaza est l’évacuation informelle, même si une enquête du journal britannique The Guardian révèle que celle-ci est soumise à un système de pots-de-vin délivrés à des courtiers pour quitter le territoire palestinien par l’Égypte. Les demandeur.euse.s palestinien.ne.s ont constitué la première nationalité de demande de protection internationale entre janvier et avril 2024. Ils étaient 1750 sur un total de 3789. Parmi ces personnes, 90% sont originaires de Gaza et beaucoup sont des hommes (78,7% en 2022), dont la plupart sont seuls, à la rue, dans des places pour sans-abris ou dans des squats, dans l’attente d’une place d’accueil de Fedasil, ce qui entraîne une explosion des demandes de prise en charge en santé mentale (stress, assuétudes, tentatives de suicide, etc.).
Un examen au cas par cas
Chronologiquement, entre le 20 octobre et le 19 décembre 2023, on a assisté à un gel partiel du traitement des demandes concernant les Palestinien.ne.s de Gaza et de Cisjordanie par le CGRA (Commissariat Général aux Réfugiés et Apatrides), avec une suspension des décisions négatives. La fin de ce gel, motivée par le fait que « la situation à Gaza indique clairement un besoin de protection internationale », a ouvert la porte au statut de réfugié. L’examen des demandes se fait au cas par cas, avec vérification de différents éléments : l’identité, l’enregistrement UNRWA (programme des Nations unies pour l’aide aux réfugiés palestiniens dans la bande de Gaza), la provenance de Gaza, l’absence de séjour, de résidence ou de nationalité dans un autre pays, et l’absence d’indices de clause d’exclusion. La protection dans un autre État membre (Grèce, Bulgarie) est aussi examinée au cas par cas, mais est, en principe, irrecevable.
Il n’y a pas de traitement prioritaire des dossiers palestiniens au sein du CGRA. L’organisme précise lui-même « garantir un traitement plus rapide des dossiers palestiniens afin de s’assurer qu’une décision puisse être prise dans les 21 mois suivant l’introduction de la demande de protection »… alors que le délai légal initial est de 6 mois et que la loi prévoit que les demandes « probablement fondées » sont traitées « prioritairement » par le CGRA.
Néanmoins, le taux de protection des Palestinien.ne.s a progressé. Selon les chiffres du CGRA, il était d’environ 50% en 2022 et de près de 70% en 2023, même si le traitement des demandes a été gelé en octobre 2023, et certaines décisions négatives suspendues. Pour les quatre premiers mois de 2024, 87% de décisions finales ont été positives (+ de 95% pour les décisions de fond). Au niveau de la politique de retour, il n’y a pas de retours forcés vers Gaza décidé par l’Office des Étrangers depuis 2020 et a fortiori actuellement. Il y a eu quelques retours volontaires, une détention possible à la frontière par l’Office des Étrangers pour des Palestinien.ne.s qui ne sont pas autorisé.e.s à entrer sur le territoire et qui demandent l’asile, ainsi qu’une détention possible de Palestinien.ne.s « cas Dublin », avec décision de transfert vers un autre État membre.
Une insécurité juridique très problématique
Un autre cas polémique concerne le retrait de la nationalité belge aux enfants palestiniens. D’après le code de la nationalité, l’enfant né en Belgique qui ne possède aucune autre nationalité avant 18 ans est belge et l’enfant auquel la nationalité belge a été attribuée conserve cette nationalité tant qu’il n’a pas été établi, avant qu’il n’ait atteint l’âge de 18 ans, qu’il possède une nationalité étrangère. Cette question est de la compétence du l’officier d’État civil de la commune de naissance de l’enfant.
Actuellement, il n’y a pas de législation relative à la nationalité ni d’autorité compétente pour reconnaître la nationalité palestinienne. Cependant, l’Office des Étrangers envoie des courriers aux communes de résidence avec des instructions les enjoignant de ne plus considérer les enfants d’origine palestinienne comme étant belges, car ils pourraient obtenir une autre nationalité. En réalité, il s’agit d’ouvrir la voie à un refus, sur cette base, de donner une décision positive dans les dossiers de regroupement familial entre les parents et leur enfant belge.
Cette attitude crée une insécurité juridique très problématique. Pourquoi ? Pour différentes raisons. Parce que, selon Jessica Blommaert, il s’agit d’une pratique illégale et abusive, cette question n’étant pas du tout une compétence de l’Office des Étrangers. Parce qu’il existe des obligations internationales relatives à la prévention de l’apatridie et à l’interdiction de privation arbitraire de la nationalité. Parce qu’aussi, il y a un risque de perte de séjour si les parents ne sont pas reconnus réfugiés, il n’y a pas de prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, et il existe une divergence d’interprétation selon les communes et les parquets.
Dominique Watrin