Le populisme, vecteur de repli identitaire : une menace réelle qu’il convient de décrypter
Longtemps cantonné dans les écrits des historiens et des chercheurs, le terme « populisme » a refait surface, depuis quelques années, dans les médias, les débats et même les discussions de café du commerce. C’est une des raisons pour lesquelles il a été mis au centre d’une soirée du cycle « Le racisme dans tous ses états » co-organisé par le CRILUX (Centre Régional d’Intégration de la province de Luxembourg). Repris dans l’intitulé de la conférence, « Populisme et repli identitaire », qui fixait les contours du débat dans lequel il prenait place, il a été abordé dans la perspective de l’« urgence de décrypter ce phénomène pouvant devenir liberticide, afin de ne pas se laisser séduire et entraîner vers le pire ».
Henri Deleersnijder est professeur d’histoire à l’ULg et, à ce titre, il manipule la notion de populisme depuis de longues années. Sa réflexion part de la résurgence de ce mot, ainsi que de ceux qui lui sont régulièrement associés comme extrême droite et nationalisme. Ces termes ne recouvrent pas les mêmes réalités mais sont confondus en permanence. Le populisme a fait son retour au premier plan suite à des événements comme la chute du Mur de Berlin, l’effondrement économique des pays de l’Est et le triomphe de l’ultralibéralisme. Il associe démagogie, antiparlementarisme et antiélitisme, mélange couplé avec une hantise de l’immigration, de l’Islam et de l’insécurité. C’est aussi un terme utilisé aujourd’hui pour qualifier un interlocuteur qui, lors d’un débat, affiche des opinions divergentes et clore, de la sorte, la discussion.
La tentation du sauveur providentiel
Pour l’intervenant, la principale menace du populisme est son risque de devenir liberticide par la défiance sur laquelle il s’appuie, qu’il entretient et qu’il génère vis-à-vis des sphères politiques. Cette idée associée à l’extrême droite et au nationalisme dont les mouvements s’enracinent en Europe entraîne une tentation d’abandonner son autonomie politique au profit d’un sauveur providentiel. Elle prend place dans une société taraudée par la peur du futur et par des aspirations qui ne sont plus rencontrées, contexte dans lequel la recherche d’un « père » se fait insistante.
Henri Deleersnijder fixe six éléments reconnaissables pour définir le populisme. Le premier est l’exaltation du peuple et l’appel direct à ce peuple… sans que jamais ne soit défini de quel peuple il s’agit. La deuxième est son caractère monolithique, mystique et sacralisé. Le troisième est celui d’un peuple qu’un leader sait incarner, leader qui sait ce qui est bien pour ledit peuple. Le quatrième est l’antiélitisme : les élites politiques, syndicales, etc. sont considérées comme profitant du peuple et même suspectées de le manipuler. Le cinquième est une rhétorique qui fait appel à l’émotion, avec un meneur charismatique incarnant un parti hyper personnalisé. Et, enfin, le sixième est le fait que les médiations (ce qu’on appelle « les corps intermédiaires », comme le parlement) sont considérées comme nuisibles et inutiles.
En conséquence, le populisme est donc clairement une menace pour la représentation démocratique et une ouverture pour un pouvoir autoritaire, comme le furent ceux d’Hitler, de Mussolini, de Peron en Argentine, mais aussi vers les idées de gens comme Georges Boulanger, Pierre Poujade et Léon Degrelle. Et s’il est vrai qu’historiquement, le populisme a d’abord été de gauche, celui-ci est associé de nos jours à une résurgence de l’extrême droite.
Aujourd’hui, les partis d’extrême droite participent aux élections (comme ce fut le cas d’Hitler) et paraissent de la sorte offrir des garanties démocratiques. Ils sont antisystèmes, sans spécifier ce qu’est le système. Ce mot devient dès lors insignifiant dans la mesure où il est un signifiant vide, prêt à accueillir toutes les significations qu’on y mettra. Le populisme est-il une résurgence de l’extrême droite ? Aux yeux de l’intervenant, c’est en tout cas clairement un marchepied vers le fascisme.
Boulanger, Degrelle, Poujade
Pour Henri Deleersnijder, les caractéristiques du populisme sont au nombre de neuf. Il y a le repli identitaire (se retrancher sur la proximité dans un contexte de mondialisation), le nationalisme (être maître sur « son » territoire), la xénophobie, la stigmatisation des musulmans par essence suspects de tout, l’antiparlementarisme (le « tous pourris »), la lutte contre le multiculturalisme, le rejet de la construction européenne, la diabolisation du migrant et la violence verbale, avec un « ensauvagement » des mots qui risque d’amener un « ensauvagement » des actes.
En termes de personnalités phares, l’intervenant souligne que ce qui est nouveau ne l’est pas totalement. Ne s’attardant pas sur les grands noms qui ont ravagé l’histoire des hommes, il préfère rappeler des figures moins ronflantes. C’est le cas notamment de Georges Boulanger et du Boulangisme qui a incarné le désir de revanche de la France vis-à-vis de du deuxième Reich prussien, après la défaite française de 1871. L’homme est perçu comme le sauveur qui va résoudre tous les problèmes dans un cadre où la pensée qui domine est « Qu’importe le programme, c’est en sa personne qu’on a foi ».
C’est le cas également de Léon Degrelle qui a été le prototype du populiste avant de tomber dans les bras d’Hitler. Il use de la violence verbale, abusant d’injures frontales, comme lorsqu’il traite un sénateur d’« excrément vivant ». Fort de ses 16% de voix obtenues en Wallonie aux élections de 1936, il charge contre la démocratie participative et magnifie le peuple comme porteur de toutes les qualités. Et son discours s’avère efficace, particulièrement au sein de la classe moyenne et du monde catholique. Degrelle publie notamment le périodique « Je suis partout » contre les réfugiés et les migrants, avant de se jeter ensuite dans le giron d’Hitler pour poursuivre le parcours que l’on connaît.
Enfin, c’est aussi le cas, dans les années 50, de Pierre Poujade surnommé « le papetier de Saint-Céré ». Celui-ci se présente aux élections de 1956, en fustigeant la classe politique au pouvoir, avec notamment un slogan qui va rester dans les mémoires : « Sortez les sortants ». Son aventure politique commence, en fait, en 1953, suite à un contrôle fiscal des comptes des commerçants et artisans dont il est victime. La révolte qui s’ensuit, dominée par le refus de ce contrôle, démarre au sud de la Loire, avant de s’étendre. L’homme fonde l’UDCA (Union de Défense des Commerçants et Artisans), puis se lance dans l’arène politique avec des idées mêlant antiparlementarisme, antiélitisme et antisémitisme. Poujade était-il fasciste ? Pas vraiment, selon Henri Deleersnijder, même s’il en avait certains relents, exprimant notamment une haine pour la culture et une exaltation du bon sens populaire. Son mouvement s’effondre suite à l’arrivée de De Gaulle en 1958.
Entre visions positive et négative
Alors que, dans d’autres régions d’Europe, apparaissent des leaders porteurs d’idées populistes comme Viktor Orban en Hongrie, Matteo Salvini en Italie et d’autres en Pologne, en Ukraine, etc., les héritiers de ces populistes du passé peuvent-ils émerger aujourd’hui durablement ? Pour Henri Deleersnijder, on peut se poser cette question, au choix, avec une vision positive ou une vision négative. La positive, c’est que le souvenir des expériences du passé va stopper les dérives et que l’histoire ne se répète pas. Or, estime l’orateur, le balancier de l’histoire semble actuellement repartir vers l’arrière. La vision négative, c’est que, comme le disait Hegel, l’histoire est tragique et que quelqu’un possédant un bagout peut recueillir les voix des gens désespérés, en s’appuyant sur la satisfaction des besoins alimentaires qui priment universellement sur tout.
L’orateur prône, dès lors, la vigilance, particulièrement en ce moment de crise qui, davantage qu’une crise, semble être une mutation, avec des conséquences pour les plus démunis. Ceux-ci ont d’abord peur de l’avenir qui se construit sur base de l’ouverture économique (avec les délocalisations) et de la globalisation. Ils craignent aussi l’ouverture politique de l’Europe, perçue comme un Olympe technocratique non élu, avec la peur d’une perte de l’identité locale et régionale, l’universalisme entraînant le sentiment d’être méprisé. Ils vivent aussi une peur de nature socioculturelle, celle du flux migratoire, du « grand remplacement » (théorie qui veut que la population autochtone sera remplacée par des musulmans) véhiculée par des politiciens comme Steve Bannon ou Donald Trump, et stimulée par les nationalistes identitaires. Il y a enfin de surcroît la peur de perdre les acquis sociaux (et notamment, chez les personnes âgées, les pensions cotisées tout au long de leur parcours professionnel).
Un discours plus qu’une idéologie
Les populistes instrumentalisent toutes ces peurs pour arriver au pouvoir. Selon Henri Deleersnijder, il existe deux types de populisme. Le populisme protestataire qui est l’exutoire d’un mal-être des catégories sociales qui s’estiment peu protégées face aux manquements de la gestion publique. C’est le registre sur lequel ont joué le Parti Communiste en France et le Parti Socialiste en Belgique, celui d’une caisse de résonnance du désespoir. Et il y a le populisme identitaire (le national populisme) qui est la protestation de ceux d’ici contre ceux d’ailleurs. L’idée est de garder la pureté nationale du groupe contre ce qui la menace de l’extérieur. Par exemple, les migrants, mais aussi ceux qui veulent les accueillir qui sont perçus comme des ennemis intérieurs.
Pour l’intervenant, le populisme est donc une tentation qui s’offre à tous les praticiens de la politique… même si tous n’y succombent pas. Il s’agit, en réalité, plus d’un discours que d’une idéologie, d’un discours démagogique pouvant dévier en menace pour une société démocratique en manque d’espoir, de vision à long terme et de progression. Et d’un appel d’air pour les extrémismes…
Dominique Watrin