Le wokisme, une notion qui n’existe que par ceux qui s’y opposent
Le wokisme est un terme qui, depuis quelques années, est aussi souvent cité qu’il est relativement méconnu, voire pas du tout. La plateforme décoloniale de Mons a voulu combler cette lacune en consacrant un de ses « rendez-vous décoloniaux » à cerner davantage cette notion à travers une conférence intitulée « Wokisme, vrai danger ou maladie imaginaire ? ». Un rendez-vous qui a permis d’appréhender à quel point, même approchée au plus près, cette notion reste enveloppée d’un halo de flou et de mystère qui en fait un concept délicat à manipuler.
Née en 2018, la plateforme associative « Décolonisation des esprits et de l’espace public » est un collectif comptant, en son sein, de nombreux acteurs institutionnels et associatifs de la région, dont le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage). Ce collectif a « pour objectif global de lutter contre le racisme à travers la décolonisation afin de construire le faire et le vivre ensemble » et ce, à travers « un travail de mémoire, de résilience, de transmission et de sensibilisation » matérialisé par des conférences, des ateliers d’échanges intergénérationnels et des événements divers, avec pour point d’orgue une quinzaine décoloniale.
Pour développer et analyser la question du wokisme, le collectif avait invité Jean-Luc Nsengiyumva, enseignant en sociologie, auteur d’études sur les diasporas. Dès l’entame de son intervention, ce dernier explique que le wokisme est une notion qui est, en réalité, introuvable telle quelle. Elle n’a pas d’auteur, pas de plateforme, pas de personne qui s’en réclame. Elle a, en fait, été créée par les anti-wokistes. Mais si le wokisme n’existe pas, woke existe mais il ne constitue pas un pôle opposé à l’anti-wokisme dans le débat. L’orateur du jour se propose néanmoins de dégager ce qu’est le wokisme créé par les anti-wokistes, en partant de cette notion de woke.
Quatre acceptions du terme « woke »
Woke est une plateforme de manifestation dirigée contre les violences raciales. Dans la première acception du terme, il s’agit de mettre en garde les jeunes noirs sur les violences raciales, notamment policières, en réaction à un passé au cours duquel ces derniers étaient tantôt condamnés injustement, tantôt carrément lynchés, pour des viols ou des crimes qu’ils n’avaient pas commis. La deuxième acception est celle du consciencisme. Elle s’oppose à la tentative de dépouiller les Noirs de toute pensée humaine, de déshumaniser les colonisés. À l’époque, tout colon était le représentant du roi et disposait donc d’un pouvoir sur les colonisés. Le consciencisme, concept créé par Kwame Nkrumah en 1964, invite à « éveiller les consciences ». C’était une forme de lutte contre la supériorité raciale à une époque où les colonisés s’humiliaient pour montrer qu’ils étaient inférieurs.
La troisième acception du terme woke est un appel à la fin des violences raciales. Celle-ci a émergé à partir de la fin officielle de l’esclavage, qui n’a pas coïncidé avec la fin de la colonisation. Dans les années 60-70, la critique de la construction raciale a pris forme. Plus tard, elle est revenue en force, comme, en 2014, lors de la mort de George Floyd qui a déclenché le mouvement Black Lives Matters. Elle s’applique aussi, dans le même temps, à la lutte contre d’autres violences, notamment à l’égard de la communauté LGBTQIA+.
Un discours prophétique et idéologique
L’anti-wokisme a connu récemment un véritable raz-de-marée public avec une multiplication démentielle du nombre de d’ouvrages publiés sur le sujet. Qualifié par certains observateurs de « fabrique de la haine », ce mouvement n’est pas dans le débat d’idées mais dans l’opposition. La position tenue est d’être contre l’autre ; selon sa vision, c’est eux ou nous. Ce courant se base sur deux types de discours. D’abord un discours prophétique. Le message est : le wokisme a pris le pouvoir et, si on ne l’arrête pas, ce sera l’apocalypse et la fin de la civilisation européenne. C’est aussi ensuite un discours idéologique qui s’oppose aux positions décoloniales, mais aussi féministes, de genre, etc.
La théorie décoloniale comme le féminisme s’appuie sur l’expérience créatrice de savoir. À l’opposé, la particularité de l’anti-wokisme est qu’il reste dans le monde des idées et ne s’appuie jamais sur l’expérience vécue, avec, sous-jacente, l’idée qu’on change la civilisation. Par opposition, dès lors, le wokisme est une prise de position en faveur des droits qui s’oppose aux combats civilisationnels de l’anti-wokisme.
Les mots-valises de l’anti-wokisme
L’anti-wokisme fait appel à différents mots-valises. Le premier est celui de la civilisation pure avec, à la clé, l’idée d’un relativisme des droits. La civilisation est vue comme liée à la couleur de la peau et le processus de racisation s’appuie donc sur la notion de race biologique… qui n’existe pas. Le message adressé aux personnes racisées est : vous devez accepter d’avoir peu de droits parce que, si vous étiez restés chez vous, ce serait pire. Le deuxième mot-valise est l’universalisme. En s’arcboutant sur les valeurs universelles, l’anti-wokisme établit que la conception de la liberté établie par l’Europe est universelle.
Le troisième mot-valise est celui de nature. Par exemple, l’homosexualité n’est pas « naturelle » et signifie la fin de la reproduction de l’espèce. Enfin, le quatrième mot-valise est la liberté d’expression qui est à géométrie variable. Il y a un droit des anti-wokistes de dire ce qu’ils veulent. Historiquement, il y a eu une prise d’importance de la liberté après la colonisation de l’Amérique par les troupes de Christophe Colomb en 1492, puis plus tard à, la Renaissance, avec l’émergence parallèle d’une liberté d’exploiter. Cette période a consacré le racisme, avec des personnes qui avaient droit à la liberté et d’autres pas.
Disqualifier le combat
Pourquoi l’anti-wokisme émerge-t-il à ce point depuis quelques années ? Jean-Luc Nsengiyumva formule deux hypothèses explicatives. La première est celle du rejet d’une subjectivité négative. L’existence de la colonisation et de l’esclavage constitue une tache sur la conscience européenne et, même s’il y a eu, sur certains points, un dédommagement des violences, la culpabilité subsiste. Cette question reste néanmoins en suspens dans un contexte où l’on sait que les identités se construisent sur l’image que l’on se donne. Démontrer que quelqu’un est différent permet de le traiter différemment, comme ce fut le cas avec les Juifs précédemment dans l’histoire. La différence à ce niveau, c’est qu’aujourd’hui, les minorités refusent de subir. Elles deviennent assertives et on ne peut plus les faire taire. L’intervenant estime que, dans ce contexte modifié, il faut aujourd’hui trouver des solutions positives pour tous. Il faut notamment que les Européens soient solidaires des brimés d’hier. La deuxième hypothèse est le conservatisme moral. Le combat politique consiste, dès lors, à disqualifier la démarche et le combat woke.
Le wokisme, qui est donc imaginaire et n’existe que dans la tête des anti-wokistes, n’a pas de contenu ; c’est une invention performative. Alors qu’il est dur de vivre en tant que racisé, discriminé ou féministe, le discours des anti-wokistes impose à ces personnes d’endosser la charge pédagogique d’expliquer le non-fondement de ce discours anti-wokiste, ce qui les charge d’un poids supplémentaire. Il leur revient notamment de rappeler qu’aucune économie ne s’est jamais écroulée à cause de l’immigration.
Dominique Watrin