Les migrations en Méditerranée : des populations en mouvement face à une logique défensive
L’actualité récente vécue autour de l’enclave de Ceuta vient encore de le prouver : même si elles font moins parler d’elles aujourd’hui, les traversées d’embarcations surchargées de migrants entre l’Afrique et l’Europe ne se sont pas arrêtées. Cette recherche éperdue d’une vie meilleure à l’origine de milliers de morts était récemment au centre d’un webinaire du CRIC (Centre Régional d’Intégration de Charleroi), intitulé sobrement « Migrations en Méditerranée ». Ses commandes avaient été confiées à Hassan Bousetta, docteur en sciences politiques et sociales, chercheur au FNR et professeur à l’Université de Liège.
Hassan Bousetta travaille au sein du CEDEM (le Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations) de l’ULiège qui se penche à la fois sur ce qui touche notre société dans son intériorité (les questions d’inclusion et d’intégration), mais aussi sur ce qui concerne la migration à l’échelle internationale. À ce titre, l’intervenant constate que, ces dernières années, la problématique migratoire, particulièrement dans le bassin méditerranéen, a acquis une très grande « centralité ».
En fait, selon ce dernier, la frontière telle que l’Europe la conçoit dans sa politique d’immigration est comme une ligne dans le sable, car elle est un espace territorial où des populations sont en interaction de part et d’autre. Et lorsqu’une partie de ces populations est fragilisée, la crise se déploie automatiquement dans l’autre partie. Or, l’approche migratoire de l’Union Européenne est une approche défensive qui fixe le contrôle sur la frontière, mais qui traite très peu les causes profondes de la migration, comme le mal-développement, les tensions politiques, etc.
Des individus en mouvement
Pour Hassan Bousetta, la migration en Méditerranée doit être resituée dans un contexte plus vaste qui est celui de la migration à l’échelle internationale. La société a, de tout temps, été façonnée par des mouvements de population plus ou moins désirés, plus ou moins volontaires et plus ou moins contraints. Aujourd’hui, elle pose question aux États parce qu’elle renvoie à un monde où les personnes sont définies, dans une très large mesure, par leur nationalité, par leur appartenance à des États-nations. L’image de la migration renvoie donc à l’étranger, au « non-national », à celui dont la présence n’est pas « naturelle ».
Cette vision fait qu’on a aujourd’hui le sentiment d’assister à des crises migratoires qui s’enchaînent, avec des pays de destination de plus en plus désarmés qui n’ont pas de réponse à apporter pour résoudre cette question. Pourquoi la migration est-elle devenue une question aussi importante, vécue avec autant de crispation ? Ces migrations constituent-elles un phénomène dangereux pour l’Europe ? On pourrait définir la migration comme la prise de résidence dans un autre pays, en vue de s’y établir durablement, la plupart du temps, pour y travailler. Les migrants sont des individus en mouvement, parfois coordonnés à petite échelle (notamment par la famille), mais jamais à grande échelle comme dans les invasions. L’intention première de ces migrants est d’améliorer leur sort et celui des leurs, en s’installant dans une autre société et ce, pour une certaine durée.
Est donc exclue de cette définition toute une autre forme de mobilité forcée qui concerne les demandeurs d’asile et les réfugiés. Ces derniers sont moins motivés par la volonté de s’expatrier que par l’urgence de trouver une forme de protection. Ces mobilités sont aussi distinctes de celle des travailleurs changeant de siège de leur entreprise ou des étudiants passant une partie de leur cursus à l’étranger. Les mobilités forcées sont en forte croissance, notamment dans le bassin méditerranéen, suite notamment à l’effondrement de la société syrienne.
Un phénomène social total
La migration implique toujours des mouvements qui provoquent des transformations : celle des individus concernés, celle des sociétés dans lesquelles ils atterrissent, mais aussi celle des sociétés de départ. Ce sont des transformations par le contact interculturel qui fait bouger les identités de celui qui arrive et de celui qui reçoit, et par la mise en dialogue de territoires éloignés. La migration est un phénomène social total, c’est-à-dire qu’il met en branle toutes les institutions d’une société. Elle interroge le travail, le logement, l’éducation, la culture, la santé, les identités collectives, etc.
La migration est un mouvement dans l’espace physique, un déplacement, mais c’est aussi un mouvement dans l’espace social, une rencontre entre un nouvel arrivant et les membres de la société qui le reçoivent. Une rencontre physique, mais aussi une rencontre symbolique et des imaginaires. Il faut donc distinguer sans cesse la migration comme réalité sociale (celle de la personne qui s’installe durablement dans une nouvelle société) et la migration comme construction sociale (celle de l’individu que la société d’accueil tient pour un immigré, en le maintenant à une condition sociale défavorisée, liée à des formes de travail spécifiques, de logement particulières, etc.). C’est donc souvent une expérience d’infériorisation.
L’importance de la mise en récit
Les imaginaires auxquels la migration renvoie peuvent être appauvrissants, mais aussi en décalage avec la réalité. C’est la raison pour laquelle les chercheurs insistent beaucoup sur la reconstruction empirique de la société. Il est, dès lors, essentiel d’être fort attentif aux fausses évidences : les discours médiatiques et politiques sur la migration sont des mises en récit. Celles-ci ne sont pas la réalité. Il convient donc de les traiter avec un recul critique. On sait depuis longtemps que la migration n’est pas la conséquence linéaire de la pauvreté. Ce ne sont jamais les plus pauvres qui émigrent. Tout comme ce ne sont jamais les pays les plus riches qui accueillent le plus grand nombre de migrants.
Les médias et la presse jouent un rôle important dans la mise en récit du débat sur l’immigration. Cette mise en récit peut être extrêmement problématique et les médias sont ambivalents, diversifiés sur ces questions, et ce, même dans les pays qui ont une tradition d’immigration comme le Maroc où certains organes de presse diabolisent la migration subsaharienne. Les médias ont cependant parfois des initiatives intéressantes. La presse espagnole a, par exemple, fait un travail de conscientisation important au sein de ses professions, allant jusqu’à fabriquer la notion d’« immigrationnalisme » (contraction entre immigration et sensationnalisme) pour montrer qu’il y a la migration comme réalité et celle de la mise en récit.
La courbe de « la bosse migratoire »
La migration n’est pas un phénomène nouveau. La Wallonie a, par exemple, été historiquement façonnée par l’immigration. Les migrations ont pris une grande ampleur dans la réalité internationale contemporaine, d’autant que nos régions sont localisées dans le Nord-Ouest industriel de l’Europe, l’endroit qui a été le premier à s’engager dans la révolution industrielle. De 1945 à 1973, la plupart des migrations se concentraient sur cet espace industriel. Il y avait une corrélation entre le monde du développement et l’industrialisation qui a été très attirante pour l’immigration. Les États se sont même organisés pour gérer entre eux l’attraction de ces migrants.
Dans la période suivante (après 1973), il va y avoir une diversification des lieux de départ, prémices d’une globalisation de la migration. L’Amérique et l’Europe sont restées une destination importante, l’Asie a complété le schéma dans les années 80 et l’Océanie (avec l’Australie) est elle aussi demeurée un pays d’immigration important. D’autres pays sont devenus des terres d’immigration comme la Corée du Sud, le Japon, Singapour, la Malaisie, etc., des lieux avec une mobilité intra-asiatique importante. Le bassin méditerranéen s’impose, lui, aujourd’hui comme un des grands lieux de mouvement de populations.
Les pays les moins développés sont les pays de la bande sahélienne ; on y retrouve un retard dans le développement humain, mais ce ne sont pas nécessairement les pays qui ont produit le plus grand potentiel de migration. La courbe dite de « la bosse migratoire » montre que, quand une société se développe, elle augmente son volume de migration. Autrement dit, plus de développement provoque à court et moyen terme plus de migration. Pourquoi ? Parce que les personnes qui n’ont pas les ressources pour réaliser leur projet migratoire vont en trouver suffisamment pour organiser leur départ. Le phénomène décroît lorsque le pays atteint un certain seuil de revenu ; l’incitation au départ devient alors plus faible et la migration se réduit. À long terme, l’effet du développement est donc stabilisant dans les pays de départ.
Une clé pertinente d’observation
En 1998, deux chercheurs, Stephen Castles et Mark J. Miller, ont avancé l’idée selon laquelle cinq tendances clés caractérisent les migrations : la globalisation, l’accélération, la différentiation interne, la féminisation et la politisation, auxquelles s’en ajoute une sixième la prolifération des situations migratoires, c’est-à-dire le passage d’une situation d’émigration à une situation plus complexe (certains pays comme le Maroc passant de pays d’émigration à pays d’immigration). Plus de vingt ans plus tard, ces tendances ne font que s’accroître et restent une clé extrêmement pertinente d’observation de la réalité.
Au niveau de la globalisation, en 2020, plus de 270 millions de migrants ont été recensés dans le monde, soit 3,5% de la population de la planète. Dans les pays du Nord, la migration représente 12% de la population. Dans les pays du Sud, cette proportion n’est que de 2%. L’Amérique du Nord et L’Europe accueillent un peu moins de la moitié de la population migrante mondiale. La migration Sud-Nord représente un peu moins de 100 millions de personnes ; elle et moins importante que l’immigration Sud-sud qui concerne 105 millions de personnes, au sein de laquelle on retrouve 83% de l’immigration forcée. Il reste que près de 97% de la population du globe est sédentaire, c’est-à-dire ne bougera pas tout au long de sa vie.
Les migrations suivent des schémas structurés et pas aléatoires. Près de 50% des migrants du monde se retrouvent dans dix pays : les États-Unis, la Russie, l’Allemagne, l’Arabie Saoudite, Les Émirats Arabes Unis, le Royaume-Uni, la France, le Canada, l’Australie et l’Espagne. À l’inverse, la moitié des migrants dans la zone OCDE provient de 16 pays. Il y a donc à la fois une forte polarisation des origines et des destinations.
Le confins de deux logiques
En ce qui concerne la deuxième tendance, l’accélération du volume des migrations internationales, on constate une augmentation significative tant de la migration volontaire que de la migration forcée au cours des dernières décennies. Sur le plan de la troisième mouvance, la différentiation interne des migrations renvoie aux différents types de mobilité existants. On y retrouve migration volontaire et migration forcée, mais il y a également des types de migrants correspondant à leur mode d’entrée sur le territoire, et la complexification des procédures d’entrée fait que ces profils se multiplient. Certains sont arrivés par un franchissement irrégulier des frontières, d’autres sont devenus irréguliers sur place, sans compter les causes agissantes au niveau régional, national ou local. C’est le cas des crises et disparités économiques qui ont relancé les migrations hautement qualifiées qui font peu l’objet de mise en récit (par exemple, les migrations Nord-Nord de l’Italie ou l’Espagne vers les pays européens situés plus au Nord). C’est le cas aussi des migrations forcées générées par les problèmes de sécurité et les menaces environnementales (79 millions de personnes concernées par ces dernières en 2019).
La crise des migrations en Méditerranée s’inscrit au confluent de deux logiques : les événements qui ont secoué le monde arabe depuis 2011 (Syrie, Libye, Tunisie), ainsi que la corne de l’Afrique (Érythrée, Somalie), et la gestion défensive de l’accès au territoire de l’Union Européenne. Le monde arabe est la région du globe où les écarts de richesse sont les plus importants, avec des petits États (Koweït, Oman, Bahreïn, etc.) qui captent l’essentiel de la rente pétrolière face à d’autres (Égypte, Algérie, Maroc, etc.) beaucoup plus fragiles sur le plan socioéconomique.
Les migrations forcées par la Méditerranée ont décollé en 2015 avec un million de personnes (dont 50% de Syriens) arrivées sur le territoire européen. Avec une grosse focalisation sur le passage par la Méditerranée orientale à travers la Grèce. La route de la Méditerranée centrale (Sicile, Italie) a, elle, été particulièrement importante en 2013-2014. Le sommet du nombre de tentatives de traversée de la Méditerranée a été atteint en 2015-2016, avec 1.822.000 tentatives d’entrée irrégulière sur le territoire européen en 2015 et plus de 500.000 en 2016. Ces chiffres ont repris une apparence plus ordinaire dans les années suivantes (un peu plus de 200.000 en 2017, près de 150.000 en 2018 et de 140.000 en 2019).
Vers un pacte européen ?
La réponse de l’UE. à la crise migratoire a été, dans un premier temps, d’adopter un agenda européen sur les migrations pour répartir la charge de l’accueil et de la relocalisation des migrants et des demandeurs d’asile au sein de l’Union (avec de grosses réticences des États du Nord de l’Europe), puis un triplement des moyens alloués à l’agence Frontex contrôlant les franchissements irréguliers des frontières. Depuis fin 2020, une nouvelle proposition de la Commission européenne est sur la table : un Pacte européen sur la migration déposé au Parlement européen. Ce pacte divise les pays européens entre ceux de première entrée, comme l’Italie ou l’Espagne, qui demandent que la responsabilité soit partagée et ceux qui ne veulent pas entendre parler de la migration parmi lesquels la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie. Il existe d’autres tentatives de réponse d’autres organisations comme les Nations Unies ou l’OTAN qui a amorcé l’idée de démanteler les infrastructures des organisations de trafic d’êtres humains, mais la démarche est pour l’instant toujours en chantier.
Hassan Bouseta estime que « la crise des migrations en Méditerranée est actuellement moins aiguë en volume de mobilités, mais le potentiel de conflit qui peut les réactiver reste présent, tant en Méditerranée orientale qu’occidentale. » Et cela impose, selon lui, d’avoir une réflexion beaucoup plus soutenue sur les causes profondes et sur l’articulation des politiques extérieures et de migration.
La politisation des migrations est une constante depuis le milieu des années 80 et la première crise de l’asile en Europe. Conséquence de la mise en récit anxiogène des migrations, elle connaît aujourd’hui de nouvelles formes avec l’apparition de mouvements populistes qui cherchent à activer l’insécurité identitaires des sociétés développées. Elle (re)pose la question de la gestion des sociétés multiculturelles qui est : comment gérer la diversité culturelle ? Et l’interrogation est maintenant de savoir si de grands pays fondateurs de l’UE comme la France ne verront pas l’extrême droite arriver à la tête de leur État, engendrant une politisation des migrations plus inquiétante encore.
Dominique Watrin