Un rapport annuel 2023 explosif de Myria cible une chaîne de responsabilités dans la traite et le trafic des êtres humains
Le rapport d’évaluation 2023 de Myria, le centre fédéral Migration sur la traite et le trafic des êtres humains, vient d’être publié. L’organisme, dont la mission officielle est d’analyser la migration, défendre les droits des étrangers, et lutter contre la traite et le trafic des êtres humains, fait le point sur ce fléau multiforme dont les victimes sont des personnes précarisées parmi lesquelles figurent bon nombre de migrants, qu’ils soient en situation régulière ou irrégulière. Ce dossier détaillé de 188 pages pointe, cette année, du doigt ce qu’il appelle « une chaîne de responsabilités ».
Pour rappel, la traite des êtres humains consiste en l’exploitation d’individus à des fins lucratives. Il s’agit d’une forme d’esclavage moderne. Le trafic des êtres humains se définit, lui, par le fait de faire passer illégalement une frontière à des personnes à des fins lucratives. Tant la traite des êtres humains que le trafic de migrants sont punissables en Belgique.
Une accentuation du phénomène d’exploitation économique
En matière de traite des êtres humains, Myria établit que le phénomène d’exploitation économique s’est accentué, durant les vingt dernières années, avec l’émergence de réseaux mieux organisés, particulièrement dans les secteurs de la construction, de l’Horeca, du travail domestique et de l’horticulture. S’y ajoute une présence dans des pans d’activités comme le transport, le textile, la boulangerie, l’industrie de transformation de la viande, les manèges-haras, les magasins de nuit, les cars washs, les salons de manucure, tous épinglés dans le dossier, sans oublier des secteurs émergents comme la livraison de colis ou les soins. Cette progression, l’organisme l’explique notamment par l’augmentation du nombre de personnes en situation de vulnérabilité et par la nature des tâches demandées qui sont à la portée d’une main-d’œuvre peu qualifiée.
Cette traite des êtres humains peut se manifester via un système de servitude pour dettes dans lequel les victimes sont contraintes de rembourser leurs frais de transport en travaillant gratuitement. Des organisations criminelles sont parfois impliquées dans ce système qui se double, dans certains dossiers, d’une exploitation sexuelle. L’exploitation s’assortit très souvent de montages complexes visant à masquer le fait que des victimes de traite sont utilisées. Dans le domaine des services, il peut s’agir de sous-traitance en cascade, de faux indépendants et/ou de systèmes de détachement qui peuvent concerner tant des travailleurs salariés que des indépendants.
Les activités des organisations criminelles à la base de cette forme de fraude sociale se complexifient en Belgique. Ces dernières sont de plus en plus mobiles et capables de s’adapter aux changements de circonstances économiques. Contrairement à ce qui se passe en Flandre, du côté francophone, les dossiers relatifs à la traite des êtres humains sont principalement des petits dossiers isolés, sans lien avec une organisation criminelle. Chaque province a également ses spécificités et un ancrage socio-économique qui lui est propre, de sorte que le phénomène de traite des êtres humains varie fortement d’une province à l’autre.
Des variations par province
En Wallonie et à Bruxelles, plusieurs profils se côtoient. Dans le Hainaut, qui possède un nombre élevé d’habitants et comporte plusieurs grandes villes, on observe surtout le détachement dans le secteur de la construction. Les contrôles s’y concentrent néanmoins majoritairement dans des secteurs tels que les cars washs, l’Horeca, les magasins de nuit et la prostitution. Sur l’axe des provinces de Namur et de Luxembourg, la dissémination de l’activité économique rend compliquée la détection des situations économiques d’exploitation, mais les secteurs les plus problématiques sont le commerce de détail, les salons de massage asiatiques et l’Horeca. Dans la province de Liège, les night shops, les cars washs, les restaurants chinois et la construction s’affichent comme les secteurs à haut risque en matière de traite des êtres humains.
De son côté, Bruxelles est sujette à une importante économie informelle. Environ 35% de sa population est non belge (avec plus de 180 nationalités différentes), sans tenir compte des personnes en situation irrégulière. Considérée comme un point de départ, voire une plaque-tournante du trafic des êtres humains, elle est le cœur d’une exploitation de travailleurs migrants dans des secteurs traditionnels comme la construction, le nettoyage, les boulangeries et les boucheries, ainsi que dans l’Horeca (dans le cadre du tourisme notamment), sans oublier les quartiers gangrénés par l’industrie du sexe et de la prostitution, ou le secteur du personnel domestique chez les diplomates et les particuliers.
Enfin, sur le territoire du Brabant wallon au revenu des ménages de rang moyen élevé et aux nombreux commerces et zonings industriels, le secteur du personnel domestique est présent, tandis que les manèges-haras et exploitations agricoles occupent fréquemment des travailleurs saisonniers. On y constate également des dossiers de traite des êtres humains dans des chantiers, nombreux dans une province en grand besoin de main-d’œuvre.
Des données provenant de sources complémentaires
Les chiffres contenus dans le rapport de Myria, qui sont les véritables indicateurs objectifs de la situation sur la question, proviennent des sources complémentaires que sont la police, le service d’inspection de l’ONSS, le collège des procureurs généraux, l’Office des Étrangers, trois centres spécialisés dans l’accueil et l’accompagnement des victimes (PAG-ASA, Payoke et Sürya) et le service de la politique criminelle du SPF Justice. Ces chiffres portant sur l’année 2022 fournissent des informations sur l’action des autorités dans la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains, mais ne reflètent pas l’ampleur réelle du phénomène puisqu’ils ne concernent que les faits, les victimes et les auteurs identifiés par les autorités.
En 2022 donc, 340 infractions en matière de traite des êtres humains ont été détectées par la police, un chiffre comparable à celui de l’année précédente. Ces infractions concernent très majoritairement l’exploitation sexuelle (177, soit 52%) et l’exploitation économique (150, soit 44%). Les autres infractions portent sur des délits commis sous la contrainte (9) et l’exploitation de la mendicité (4). La majorité de ces infractions ont été relevées en Région flamande.
De son côté, l’inspection de l’ONSS a référé 110 victimes potentielles de traite aux autorités judiciaires, soit 25% de moins qu’en 2021. La très grande majorité d’entre elles (100) sont des hommes. Les affaires pénales de traite des êtres humains reçues par les parquets correctionnels étaient au nombre de 347 en 2022, soit légèrement moins qu’en 2021 (383). Sur ces 347 affaires, 117 ont été traitées sans poursuites judiciaires.
Toujours en 2022, les affaires entrées dans les auditorats du travail pour traite des êtres humains étaient au nombre de 276, soit près de 20% de plus qu’en 2021. Compte tenu des compétences de l’auditorat du travail, ces affaires portent essentiellement sur des cas d’exploitation économique (272), mais des affaires relevant de l’exploitation sexuelle (2), de l’exploitation de la mendicité (1) et du trafic d’organes (1) ont également été ouvertes. Parmi les 276 affaires pénales concernées, 28 (plus de 10%) étaient traitées sans poursuite pénale à mi-2023, essentiellement en raison du manque de preuve.
Un nombre record de signalements auprès des centres spécialisés
Le plus grand changement en matière de traite et/ou trafic des êtres humains en 2022 concerne le nombre annuel de signalements adressés aux centres spécialisés. Ce chiffre est en très forte augmentation avec plus de 1400 victimes présumées qui ont été signalées (pour 1003 en 2021 et 841 en 2020), soit un bond d’environ 40%. Conséquence de cette recrudescence, jamais les victimes de traite des êtres humains n’auront été aussi nombreuses qu’en 2022 à intégrer un programme d’accompagnement. Au cours de cette année, 228 victimes auront été accompagnées, soit presque deux fois plus qu’en 2021. Un nombre record de 180 victimes d’exploitation économique figurent parmi ces accompagnements, au même titre que 45 victimes d’exploitation sexuelle.
Par ailleurs, en Belgique, les victimes de traite des êtres humains qui acceptent de coopérer avec la justice peuvent bénéficier d’un statut de séjour spécifique. Le nombre de personnes entrées dans cette procédure du ressort de l’Office des Étrangers a doublé durant la même année, avec un accent particulier sur l’exploitation économique (178 victimes, soit 81%), loin au-dessus de l’exploitation sexuelle (37 cas, soit 17%). En 2022, ces bénéficiaires étaient au nombre de 220 (deux fois plus que l’année précédente), un doublement qui fait suite à l’émergence de cas d’exploitation à grande échelle observés au cours de l’année.
Parmi les 178 victimes d’exploitation économique, l’immense majorité (168) sont des hommes, tandis que, parmi les 37 victimes d’exploitation sexuelle, la quasi-totalité (31) sont sans surprise des femmes. En termes de nationalités, l’exploitation économique a concerné en priorité un groupe important de Philippins (67), une première, ainsi que des Bangladais (32) et des Marocains (26). Dans le volet de l’exploitation sexuelle, les victimes étaient surtout de nationalités brésilienne (11), nigériane (6) et roumaine (4).
Le nombre d’infractions pour trafic d’êtres humains au plus bas
Pour le trafic d’êtres humains, les données ont été moins alarmantes en 2022. Le nombre d’infractions relevées par la police a été de 192, soit une baisse de 35%, le niveau le plus bas de ces dix dernières années. Une très grande majorité infractions (4 sur 5) ont été constatées en Région flamande. Les affaires entrées dans les parquets dans ce domaine étaient au nombre de 325 en 2022, soit une poursuite de la baisse entamée précédemment mais une très légère diminution par rapport à l’année précédente.
Parmi ls 325 affaires pénales pour trafic d’êtres humains reçues par les parquets en 2022, 222 étaient déjà traitées sans poursuites pénales à la mi-2023. Presque un tiers (70) de ces décisions découlaient de l’impossibilité d’identifier le ou les auteurs. À noter que, dans 77 cas, aucune poursuite pénale n’a été engagée en raison de capacités d’enquête insuffisante. En marge de cette information, on notera également qu’en 2022, 11 victimes de trafic des êtres humains ont intégré un programme d’accompagnement. Sept d’entre elles étaient des hommes majeurs dont près de la moitié (5) étaient des Syriens. Enfin, les personnes entrées dans la procédure de l’Office des Étrangers pour obtenir un statut de séjour spécifique lié au statut de victime d’une forme aggravée de trafic d’êtres humains étaient au nombre de 11 en 2022, une forte baisse par rapport à 2021 (36).
Douze recommandations, dont cinq relatives aux victimes
Les recommandations qui découlent de cet état des lieux général sont au nombre de douze et concernent trois axes. Dans le premier d’entre eux, le renforcement de la capacité et du dispositif de détection et d’investigation, trois mesures sont listées. La première recommandation y est d’organiser davantage de contrôles proactifs dans les secteurs à risque, en renforçant la capacité des services de première ligne. La deuxième est, pour l’essentiel, de sensibiliser les services d’inspection régionaux à la traite des êtres humains. Et la troisième est de permettre aux sections de la police judiciaire fédérale compétentes de se spécialiser également dans l’exploitation économique.
Au sein du deuxième axe portant sur une « approche en chaîne et diligence raisonnable », les quatre recommandations sont les suivantes : mener une enquête financière dans l’optique d’une approche en chaîne, prêter attention à l’approche en chaîne pour atteindre les échelons supérieurs des donneurs d’ordre, instaurer un devoir légal de vigilance pour les entreprises et enfin, instaurer une obligation de rendre compte des risques de traite des êtres humains dans le cadre du devoir de vigilance.
Pour sa part, le troisième axe, qui n’est pas le moins important puisqu’il concerne les victimes, regroupe cinq recommandations. Et ce sont les plus concrètes pour les personnes concernées. La première est de mieux détecter les groupes de victimes dépourvues de moyens d’action. La deuxième est de faire annuler par les autorités les dettes de cotisations sociales des faux travailleurs indépendants victimes de la traite des êtres humains. La troisième est d’adopter plusieurs changements législatifs pour améliorer l’aide aux victimes. La quatrième est d’assurer la désignation rapide d’un avocat aux victimes. Et la cinquième et dernière est d’améliorer la détection et la protection des victimes mineures, entre autres en favorisant leur accueil dans de petites structures.
Dominique Watrin
Le rapport annuel complet d’évaluation 2023 « Traite et trafic des êtres humains » de Myria est disponible via le lien suivant :