Une analyse de l’IRFAM pointe la gestion locale et la solidarité citoyenne comme les clés de solution à l’impact de la pandémie sur les migrants
L’IRFAM (Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations) et son équipe ne manquent pas, en toute occasion, d’analyser le phénomène migratoire au plus près, en collant en permanence aux incidences de l’actualité en cours sur celui-ci. Les circonstances exceptionnelles dictées par la crise sanitaire du coronavirus n’a pas échappé à leur attention. Alors que la pandémie n’est pas encore arrivée à son terme, l’un s’en faut sans doute, deux de ses chercheurs ont déjà rédigé un document détaillé qui jette un premier regard d’expert sur les conséquences de la crise du covid-19 sur les bouleversements des pratiques citoyennes mises en place autour du public migrant.
Ce document de cinq pages intitulé « Pandémie : mobilisations citoyennes et modes de gestion locale de la question migratoire » a été rédigé conjointement par Altay Manço, directeur scientifique de l’institut et Joachim Debelder, chargé de projet au sein du même organisme. Il part du constat de l’impact décuplé des mesures de confinement et de distanciation sociale sur les personnes exilées, frappées par un accès limité à la fois aux ressources matérielles et financières, et aux droits économiques, sociaux et culturels fondamentaux. Cette crise a, dès lors, exacerbé les inégalités structurelles fondées, dans ce cas précis, sur la race et, corollairement, la validité du titre de séjour. L’analyse des deux chercheurs a tenté de mettre en lumière l’impact socio-économique de la pandémie sur les personnes migrantes à travers l’exemple de la Belgique francophone. En tentant d’envisager des stratégies à développer pour éviter ses conséquences économiques, politiques et sociales, pour ces personnes migrantes, mais pas uniquement.
Des approches divergentes des États
Première constatation du document : la crise sanitaire a révélé des approches divergentes des États européens à l’égard des migrants. Le Portugal s’est, par exemple, distingué en procédant à la régularisation temporaire des personnes en demande d’asile. Par contraste, pour anticiper la pénurie de main-d’œuvre saisonnière originaire des pays de l’Est, l’Italie s’apprête à régulariser 200.000 sans-papiers, alors que, dans le même temps, la Belgique a supprimé le délai de quatre mois à partir duquel les demandeurs d’asile peuvent accéder au marché du travail. Ces approches italienne et belge mettent en évidence à la fois l’ethnostratification du marché de l’emploi et l’importance capitale des personnes sans titre de séjour pour maintenir le tissu économique des États européens.
En Belgique, cette option n’a été assortie d’aucune mesure sociale spécifique, alors que le confinement provoquait une interruption de trois semaines de la procédure de demande d’asile. La Coordination des Sans-Papiers de Belgique est d’ailleurs intervenue pour interpeller les autorités à « ne pas oublier un pan de population », c’est-à-dire ces sans-papiers qui, dépourvus de permis de travail, font partie des travailleurs précaires « invisibilisés » pour qui le confinement a signifié la perte de leur maigre source de revenus.
De nouveaux modes d’organisation
Deuxième constatation : les deux chercheurs de l’IRFAM rappellent que la société civile joue généralement un rôle déterminant au cours des crises, soulignant que de nombreuses initiatives citoyennes ont notamment émergé sur base du volontariat, lors de la crise de l’accueil de 2015. Il s’agissait alors d’apporter un soutien aux migrants, tant sur le plan de l’aide urgente que sur celui de l’assistance juridique et administrative, de l’accès aux services, de la formation et de l’intégration. En janvier 2020 de nouveau, des demandeurs d’asile, exclus pour faire face à la saturation du réseau d’accueil Fedasil, ont été pris en charge par des réseaux de solidarité associatifs ou de citoyens et ce, pour toute la durée de leur procédure, soit plusieurs mois. Lors du déclenchement de la pandémie, les réseaux citoyens faisaient donc face à une saturation, à un épuisement des hébergeurs et à un manque croissant de ressources.
Les mesures sanitaires dictées par la pandémie ont imposé aux citoyens mobilisés de s’engager dans des hébergements continus pour la durée indéterminée du confinement. De surcroît, l’annonce des mesures de confinement et de distanciation a contraint les structures d’accueil et de logement gérées par des associations à fermer. Par ailleurs, les réseaux associatifs et citoyens ont été confrontés à une augmentation des demandes de logement générée notamment par la fermeture des frontières. L’Office des Étrangers a procédé à la libération de 300 personnes dont la détention administrative ne se justifiait plus, vu que les expulsions étaient devenues impossibles, conduisant les personnes concernées au sans-abrisme. De même, les migrants dit « en transit » se sont retrouvés soudain en besoin de structures d’hébergement complet.
Ces enjeux ont engendré de nouveaux modes d’organisation, comme la multiplication des collectes et distributions de nourriture, et de nouvelles pratiques de solidarité. C’est le cas de la confection de masques solidaires par le collectif des « femmes et mamans sans-papiers de Liège », une initiative parmi d’autres qui a mis en évidence la multiplicité des acteurs de la solidarité, tout en rappelant le rôle central des femmes migrantes dans le domaine du « care ». À noter également que, vu l’arrêt des formations, les primo-arrivants suivant des modules obligatoires en langue et en citoyenneté dans le cadre d’un parcours d’intégration ont été stoppés dans leur processus d’apprentissage qui doit impérativement se clôturer dans un délai de 18 mois.
Une gouvernance multi-acteurs
Troisième constatation mis en exergue par le tandem de l’IRFAM : les localités constituent les nouveaux pivots de la gestion des questions migratoires. Les autorités communales qui représentent l’échelon de pouvoir le plus proche des citoyens est fort logiquement celui qui est interpellé le plus directement, notamment à propos des initiatives solidaires envers les migrants. L’autonomie des autorités locales en Belgique représente donc une opportunité de développement de ces initiatives.
Face à la pandémie, le gouvernement régional wallon a constitué une task force d’urgence sociale pour faire face aux conséquences de la crise. La gestion locale de celle-ci relève cependant d’approches variées. En province de Luxembourg, par exemple, plusieurs communes ont mis à disposition des locaux comme des centres sportifs pour permettre le confinement de sans-abri ou de sans-papiers. Ces infrastructures rendues disponibles ont néanmoins vu leur gestion assurée par des collectifs citoyens. Dans le Hainaut, après avoir un temps renvoyé la responsabilité au fédéral, la Wallonie Picarde a décidé de privilégier l’ouverture de plusieurs espaces d’accueil, répartis sur différentes communes, au détriment d’un lieu centralisé d’une plus grande capacité. Quant à la Région bruxelloise, elle a financé la mise à disposition d’un hôtel d’une capacité de 120 places pour le confinement de personnes sans-papiers.
Ces exemples démontrent que la volonté des communes de s’impliquer dans la problématique est variable, tout autant que les solutions préconisées. Et, lorsque des structures d’accueil sont ouvertes, leur encadrement est délégué aux collectifs citoyens et aux associations. La situation exceptionnelle de la crise sanitaire met en exergue la gouvernance multi-acteurs. Ce mode de gestion est justifié par l’urgence, mais, dans la pratique, il n’est pas étonnant que des services publics tels que les CPAS fassent appel à des collectifs ou des réseaux d’hébergement privés.
Le risque d’une grave crise économique
Le quatrième constat des experts de l’IRFAM est que les capacités de mobilisation solidaire risquent de sortir profondément fragilisées de cette crise, alors qu’elles devront continuer à gérer l’accueil des migrants et leur insertion dans leur société de résidence. Le programme transnational « Intercultural cities », mis en place sous l’égide du Conseil de l’Europe, souligne les menaces que la crise sanitaire constitue notamment pour l’égalité sociale, pour la construction de solutions collectives, pour la valorisation de la diversité, ainsi que pour le respect des droits humains et des libertés fondamentales. Ce programme s’attache à diffuser les pratiques initiées par des villes et à favoriser l’amplification de stratégies pour un développement interculturel.
S’appuyant sur l’avertissement du Conseil de l’Europe, les auteurs du document mettent en évidence que les recommandations d’ouverture et d’accueil des migrations ont davantage de chances d’être entendues dans des contextes de pénurie de main-d’œuvre. Un grave crise économique risquant de faire suite à la pandémie, la conjoncture de croissance de l’emploi risque de disparaître dans des pays comme le nôtre et un retour au chômage de masse est à craindre. Défendre l’accueil et l’insertion des travailleurs immigrés dans ces circonstances peut devenir ardu et le risque de voir cet objectif refoulé à l’arrière-plan des politiques d’insertion est réel.
Privilégier l’inclusivité socioculturelle
La crise a également démontré l’importance de relocaliser certaines manufactures. Dans de nombreuses localités, les circuits courts de production, notamment alimentaire, ont subvenu aux besoins de consommation, rappelant de la sorte leur importance stratégique et écologique. Plus les ménages fragiles, dont les familles immigrées et réfugiées, et les petites entreprises seront soutenues durant cette période critique, plus vite toute la population pourra se remettre de cette crise. Un des accélérateurs de solutions peut être d’insérer les travailleurs migrants dans les petites et moyennes entreprises locales.
Dans ce contexte, les différents gouvernements, la société civile et les groupements de citoyens devront être vigilants à saisir l’occasion d’une reprise inclusive et verte, d’une relance qui ne se fasse pas au mépris des couches les plus vulnérables de la population, mais privilégie l’inclusivité socioculturelle et la complémentarité dans nos sociétés. La crise sanitaire révèle la nécessité de garantir la protection et le bien-être de toute la population, quels que soient sa situation administrative et son parcours migratoire. Ces objectifs ne peuvent être atteints qu’en favorisant l’inclusion des parties prenantes, dont les migrants, dans l’élaboration des réponses politiques. Il s’agit, entre autres, de renforcer la lutte contre les discriminations sur le marché de l’emploi, les conséquences économiques de la crise risquant d’accroître les problèmes d’insertion professionnelle des migrants.
Dominique Watrin