Une étude sur trois générations masculines marocaines ouvre le champ d’analyse des transmissions intergénérationnelles au capital associatif
La recherche sur l’immigration investit sans cesse de nouveaux champs d’étude pour ouvrir des horizons inexplorés jusque là, faire progresser la vision théorique et permettre de mener à bien un travail social plus en adéquation avec la population. L’ouvrage publié et présenté récemment dans les locaux du CRIC (Centre Régional d’Intégration de Charleroi) par Rim Arara s’inscrit totalement dans cette démarche. En se penchant sur les trois générations marocaines vivant en Belgique, elle a approfondi la connaissance sur cette population en y ajoutant un examen méthodique d’un domaine neuf de leur vie, la dimension associative. Cette sortie des sentiers battus lui a permis d’introduire un nouveau concept, complémentaire de ceux énoncés en son temps par le sociologue Pierre Bourdieu : le capital associé.
Rim Arara est docteur en sciences politiques et sociales et c’est à ce titre qu’elle a co-écrit avec Jamal-Eddine Tadiaoui une étude intitulée « Constructions identitaires et stratégies familiales. Trois générations marocaines et la vie associative en Belgique ». Dans celle-ci, elle analyse trois générations marocaines : la première composée de ce qu’elle appelle « les exilés volontaires », débarquée massivement en Belgique à partir de 1964, la deuxième constituée de ce qu’elle nomme « les regroupés familiaux » et la troisième formée de ce qu’elle réunit sous le terme de « les belgo-marocains ». La thèse de son ouvrage avance que « l’engagement de ces trois générations dans deux zones proches d’apprentissage et de développement, à savoir dans leurs familles et au sein des associations communautaires à caractère religieux, évoluant vers des missions culturelles, sportives, des droits de l’homme, a fortement participé à leur intégration socioéconomique et culturelle ». Pour faire simple, les schémas dessinés par la chercheuse étudient les transmissions mutuelles qui se nouent entre les grands-parents, les parents et les enfants.
La génération des « exilés volontaires »
Concrètement, sans entrer dans les détails de son analyse assez complexe, Rim Arara a dressé, pour chaque génération, un tableau de leur engagement à la fois envers leur famille et leur communauté, et de leur transmission dans le cadre de trois registres : les apprentissages, tant au sein de la famille qu’au sein de l’association, les valeurs, à la fois celles reçues au Maroc et celles priorisées et transmises ici, et les solidarités, relevant, d’une part, du cercle familial et, d’autre part, du cercle communautaire.
En ce qui concerne la première génération, celle des « exilés volontaires », la chercheuse cerne l’engagement de celle-ci envers le cercle familial comme la conclusion d’un pacte moral avec la famille élargie pour subvenir à ses besoins et d’un autre pacte avec sa communauté comme le développement d’associations de fait religieuses, semblables aux écoles coraniques créées par des membres silencieux, croyants, ayant une faible instruction, etc. La transmission prend chez eux la forme à la fois d’une socialisation au Maroc au sein des famille élargies et d’une scolarisation dans les écoles coraniques. Leurs apprentissages au sein de la famille se résument à la pratique de la langue maternelle (le seul parler) et à la pratique de quelques éléments de la religion acquis par filiation. Au sein de l’association, ces apprentissages consistent en quelques notions de base de l’arabe littéraire et de la religion islamique.
Sur le plan des valeurs, celles reçues au Maroc sont le respect des aînés, l’aide aux parents et l’obéissance, et celle priorisée et transmise est l’amour du travail. Enfin, dans le registre des solidarités, Rim Arara répertorie d’abord la solidarité familiale dans laquelle il s’agit de subvenir aux besoins de la famille transnationale via des transferts d’argent systématiques et un engagement envers la famille nucléaire présente en Belgique. Elle épingle ensuite, au niveau de la solidarité communautaire, la solidarité mécanique du « faire entre nous » et le développement d’activités favorisant le bien-être de la communauté (aides, services, réseau social, etc.).
La génération pivot des « regroupés familiaux »
Au niveau de la deuxième génération, celle pivot des « regroupés familiaux », l’engagement envers les familles se tourne vers la famille nucléaire et vers la descendance (la troisième génération). Parallèlement, l’engagement envers la communauté s’exerce au sein des associations fondées par les aînés et également au sein de nouvelles associations dans lesquelles cette génération développe des écoles de devoirs, des activités culturelles, sportives, éducatives, syndicales, etc. La transmission qui s’y opère regroupe différents axes. On y retrouve une socialisation hybride, composite au Maroc et en Belgique, et une socialisation au sein des familles élargie (au Maroc) et nucléaire (en Belgique), dans les écoles marocaines et belges, le contact avec les médias, dans les rues, avec les pairs d’ici et de là-bas. Mais on y retrouve aussi une scolarisation professionnelle et technique, et une socialisation scolaire, non achevée pour certains et aboutie pour d’autres.
Son registre d’apprentissage comprend, au sein de la famille, la pratique de la langue maternelle, tout en privilégiant parfois la langue française pour plus de facilité, ainsi que la pratique de la religion et des éléments des cultures marocaine et belge. Son apprentissage au sein de l’association reste, quant à lui, limité à quelques notions de base de l’arabe littéral et de la religion islamique. Son registre des valeurs reprend, au niveau de celles reçues, l’amour du travail et, au niveau de celles priorisées et transmises, la bienveillance, l’honnêteté, le respect, la responsabilité, l’appartenance au groupe, etc.
Enfin, son registre des solidarités regroupe, sur le plan familial, d’un côté, la solidarité avec le patriarche pour l’aider à honorer son pacte moral passé avec la famille transnationale et à investir dans le pays d’origine et, de l’autre côté, la solidarité avec la descendance pour lui garantir une ascension sociale et une intégration par l’instruction. La solidarité communautaire consiste, elle, à élever la génération montante vers le haut (école de devoirs, cours d’apprentissage des langues, apprentissages culturels et cultuels, etc.).
La génération des « Belgo-Marocains »
Pour la troisième génération, celle des « Belgo-Marocains », la configuration du tableau général est totalement différente. Du côté de l’engagement, dans celui envers la famille, on assiste à des engagements ascendants et descendants entre les trois générations familiales. Et, dans celui envers la communauté, il y a un développement d’activités de citoyenneté au profit de la communauté marocaine visant sa visibilité, sa reconnaissance, etc. La transmission qui en ressort est celle d’une socialisation en Belgique au sein des familles nucléaires et une scolarisation au sein des universités et hautes écoles belges.
Le registre des apprentissages additionne ceux qui ont lieu au sein de la famille, dans lesquels on retrouve la langue maternelle, mais moins pratiquée que la langue française, et la pratique de certains éléments de la culture, comme les traditions marocaines, les fêtes religieuses, etc. et ceux qui s’opèrent au sein de l’association, avec quelques notions de base de la religion islamique et de la langue arabe littérale. Le registre des valeurs, lui, couple celles reçues que sont le travail, la bienveillance, etc. et celles priorisées et transmises dans lesquelles on retrouve l’universalisme, la réussite, etc. Enfin, le registre des solidarités comprend la solidarité familiale, avec trois volets : les solidarités générationnelles ascendantes axées sur les aides administratives, les solidarités générationnelles descendantes axées sur les aides financières, vu le chômage, la scolarité prolongée, les difficultés d’accès à l’emploi, etc. S’y ajoute l’effilochement des liens familiaux et des solidarités transnationales, vu la situation financière de cette génération.
Le rôle déterminant du capital associé
À partir de ce triple tableau, Rim Arara établit qu’il existe un nouveau capital élaboré par ces trois générations : le capital associé/associatif. Complémentaire aux trois autres capitaux – économique, social et culturel – énoncés par Pierre Bourdieu, celui-ci fait référence à l’association en tant qu’espace formel permettant l’apprentissage de la citoyenneté et de la solidarité sociale. Il comprend l’acquisition d’apprentissages divers (aide, orientation, réseautage) à travers des rencontres ayant permis à ces trois générations d’y développer des savoir-faire et savoir-être. Ce capital est acquis par l’intermédiaire et la présence d’acteurs sociaux influents considérés comme des référents et des exemples à suivre.
Ce capital associé a conféré à ces personnes une participation citoyenne active et leur engagement envers la société a fait d’eux des acteurs maîtres de leur destin. Ce capital associé leur a permis de déconstruire les stigmates sociaux dont ils étaient porteurs. Ils sont désormais considérés comme des acteurs à part entière jouissant d’une estime sociale. Ce passage d’une position sociale asymétrique à une position symétrique renforce leur confiance en eux et entre eux, induisant un effet bénéfique significatif sur leur construction identitaire. Cela leur a permis de se sentir exister dans leurs propres valeurs, représentations sociales, orientations culturelles, engagements, etc.
Leur stratégie d’insertion et d’adaptation inclut des apprentissages divers via la pleine participation citoyenne, la transmission ascendante et descendante des connaissances entre les experts et les apprenants, et la réglementation de la vie sociale en termes de droits, de collaboration entre groupes diversifiés, etc. Pour la chercheuse, les membres de ces trois générations sont des médiateurs qui s’ignorent ayant développé des compétences de médiation intergénérationnelle. Les « exilés volontaires » sont des médiateurs culturels, les « regroupés familiaux » des médiateurs interculturels et les « Belgo-Marocains » des médiateurs transculturels. Toutes ces personnes sont partie prenante du développement sociétal de la Belgique actuelle, avec toute sa diversité. Un schéma qui est transposable dans les autres communautés immigrées, qu’elle soit tunisienne, algérienne, turque, italienne, etc. Le vœu de Rim Arara est désormais qu’une étude future du même type se penche sur les transmissions au féminin.
Dominique Watrin
Constructions identitaires et stratégies familiales. Trois générations marocaines et la vie associative en Belgique, Rim Arara et Jamal-Eddine Tadlaoui, 182pp., L’Harmattan (Collection Compétences interculturelles), 2023.