Une visioconférence du CIMB décortique les dangers de l’extrême droite à partir de ses discours, plutôt qu’à partir de ses formations politiques
Qui dit proximité de scrutin électoral dit retour à l’avant-plan des débats autour de l’extrême droite et de ses discours inquiétants. Inaugurant un nouveau « cycle de réflexions et d’actions » abordant « le vrai + et le faux – de la migration », le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage) n’a pas fait exception en programmant une séance abordant la question de savoir « Comment les discours d’extrême droite gagnent du terrain ». Le traitement de la thématique, qui s’inscrit dans la lignée de la série de visioconférences qui s’emploie à « changer notre regard sur les migrations et démêler le vrai du faux sur certaines idées reçues », a été confié à François Debras, Docteur en sciences politiques et sociales, professeur associé à l’ULiège, chargé de cours à la Sorbonne Nouvelle et animateur du podcast PopEx (pour Populisme, Extrémisme et Complotisme).
La particularité de l’analyse de François Debras, intitulée « Évolution et propagation des discours d’extrême droite » a été, comme il l’a expliqué, de parler d’extrême droite sans parler des partis mais en portant exclusivement son attention de départ sur les discours. Son point de départ est que les mots, et les discours qu’ils articulent, ne sont jamais neutres. Ils sous-tendent des stratégies et représentent des intérêts, ils possèdent des identités rhétoriques (certains protagonistes parlent, par exemple, en « je », d’autres en « nous ») et idéologiques. Là où, par exemple, Georges-Louis Bouchez parle de mérite et de PME, Raoul Hedebouw parle de travailleur et d’effort. Les discours ne traduisent donc pas la réalité sociale, mais construisent une réalité sociale. Et tous ces discours précèdent bien évidemment les actions, sur base de l’idée que discourir, ce n’est pas décrire le monde, mais le construire. Parler, par exemple, de nationaliste ou de patriote, ou de grogne ou de contestation n’est pas identique. Il convient, dès lors, pour François Debras, d’étudier la signification d’un mot en fonction de son contexte d’énonciation pour identifier une « réalité sociale » produite par un.e acteur.rice.
Inégalitarisme, nationalisme, sécuritarisme
Les axes dominants de l’extrême droite mis en exergue par l’intervenant sont au nombre de trois. Il y a d’abord l’inégalitarisme, terme derrière lequel on retrouve l’idée que les êtres humains sont naturellement inégaux entre eux, avec le racisme et le darwinisme social qui l’accompagnent. Il y a ensuite le nationalisme qui vise la pureté et l’homogénéité de la nation qu’il s’agit de protéger contre les étrangers et toute forme de diversité. Le nationalisme rejette tout ce qui est extérieur ou supérieur à la nation. Enfin, il y a le sécuritarisme qui met en avant la loi et l’ordre, ce qui se traduit notamment par la volonté d’une armée plus forte, d’une police plus présente et de peines de justice plus lourdes.
Les discours qui découlent de cette vision reposent tout naturellement sur des préjugés formulés à l’égard de groupes d’individus rassemblés autour de traits physiques ou psychologiques communs. Ces discours débouchent sur une doctrine fondée sur la supériorité ou l’infériorité des races, avec des races différentes, une hiérarchie de celles-ci, l’idée d’une continuité entre le physique et la pensée (hérédité) et la primauté du groupe sur le comportement individuel.
Selon François Debras, dans les faits, on est passé progressivement d’un racisme biologique à un racisme culturel et religieux. Ce dernier a émergé dans les années 1980-90, quand sont nées les législations contre la haine raciale, le négationnisme, etc. Pour les contourner, l’extrême droite a procédé à une essentialisation des communautés figées, en présupposant, par exemple, que les musulmans ne peuvent pas comprendre ce qu’est l’égalité entre l’homme et la femme, et en instaurant cet état de fait comme définitif. Cette vision culturaliste qui estime qu’il y a une continuité entre la culture de la communauté et la pensée des individus débouche sur l’idée qu’il y a des individus assimilables et d’autres non-assimilables. Ça a, par exemple, été le cas tout récemment lors de la guerre en Ukraine, lorsque les migrant.e.s ukrainien.ne.s ont été jugé.e.s assimilables et les migrant.e.s syrien.ne.s non assimilables.
La notion de discours gris
Dans ce contexte nouveau, la stratégie de l’extrême droite a évolué vers un effort de « dédiabolisation » et de « banalisation ». La manœuvre sous-jacente est d’augmenter les résultats électoraux pour siéger et servir ses discours depuis l’intérieur des assemblées. Cette stratégie s’accompagne de quatre changements. Le premier est, comme on l’a dit, de ne plus parler de races mais de cultures et de religions. Le deuxième est de passer d’énoncés hétérophobes à des énoncés hétérophiles, avec des notions comme le droit à la différence, la préférence nationale, etc. On parle de « nos sdf », « nos chômeurs ». C’est nous qui sommes les victimes. Le troisième changement est de ne plus parler d’inégalités mais de différences. Enfin, le quatrième changement est de passer d’un discours explicite à un discours implicite, avec des sous-entendus, des métaphores, tous des éléments de discours pour être plus audibles et pas sanctionnés par les nouvelles législations.
Dans ce domaine, François Debras parle de la notion de discours gris qui est un discours qui prépare le terrain à un discours de haine, tout en cachant la vision de l’autre et l’idéologie raciste. Les messages qui en font partie sont plus nombreux en période électorale et sont à la frontière entre opinion et discours de haine. Ils sont inquiétants sont être juridiquement condamnables. Selon la définition avancée par l’intervenant, le discours gris concerne « tout discours construisant, explicitement ou implicitement, la représentation d’un groupe social donné comme ayant, en tant que tel, une valeur moindre, comme ne jouissant pas d’une égale dignité et ne méritant dès lors pas une considération égale ».
Passer de la déduction à l’induction
La démarche de François Debras consiste à passer de la déduction à l’induction, en ne se penchant plus sur une idéologie, un parti ou une personnalité, mais sur des mots, des propositions, des actions. De même, sa démarche ne s’attache pas aux principes de l’extrême droite que sont l’inégalitarisme, le nationalisme et le sécuritarisme, mais s’emploie à décortiquer le contexte d’énonciation du discours, le rapport à l’autre (inclusion/exclusion) et le rapport à la législation sur les droits humains (synthétisés dans la CEDH, la Convention européenne des droits humains).
Sur base de cette grille d’analyse, l’intervenant décortique certains points de discours de différentes personnalités. Concernant Bart De Wever tout d’abord, il met en évidence que son discours s’articule toujours en trois points : il énonce dans un premier temps un phénomène, affirme dans un deuxième temps son soutien à ce phénomène et émet dans un troisième temps des réserves (un « mais ») par rapport à ce phénomène. Dans son livre (pages 86-87), il dit, par exemple, que de plus en plus de groupes ont tenté d’inscrire leur vision du bien et du mal dans la législation et qu’a été mis en route tout un train de lois antidiscriminatoires. Il dit ensuite que personne, sauf l’extrême droite, ne voit de problème à ce que, dans les cas flagrants de discrimination par les actes, ils puissent être condamnés. Et, dans un troisième temps, il ajoute que (c’est le « mais ») l’utilisation de l’incitation à la haine comme critère de délit d’expression, a poussé les tribunaux à jouer un rôle politique, définissant même leur appréciation comme de nature morale. Ce faisant, son discours déleste les tribunaux de leur fonction juridique pour positionner celle-ci sur le plan moral. Même procédé à propos de Filip Dewinter du Vlaams Belang (page 91) dont il se dit, en aucun cas, partisan du discours, mais déplore le fait que des universitaires aient signé un appel à l’empêcher de s’exprimer parce que ses propos sont estimés trop violents. Et les exemples sont multiples.
Des discours qui créent une réalité sociale d’extrême droite
Le procédé est similaire du côté de Drieu Godefridi, tête de liste de la N-VA à la Chambre pour le Brabant wallon. En novembre 2023, il dit « Parmi les plus brillants ingénieurs qui ont jamais travaillé pour moi, des musulmans. Le plus brillant physicien qui a jamais travaillé pour moi : un musulman. » Pour François Debras, cela équivaut à la formule éculée du « J’ai un ami noir », signifiant que ce n’est pas une évidence que les musulmans sont des bons scientifiques. Autres exemples, en janvier 2024, il exprime l’idée qu’on peut stopper l’afflux de nouveaux migrants en neutralisant le CEDH et, en mars de la même année, il propose un moratoire sur l’asile… qui est un droit fondamental. Une fois de plus, on est dans des discours qui créent une réalité sociale d’extrême droite. Idem du côté de Conner Rousseau du parti Vooruit qui, en 2022, dit « Quand je roule dans Molenbeek, moi non plus, je ne me sens pas en Belgique », avant de prononcer, en 2023, des propos contre les Roms pour lesquels il a fait l’objet d’une action judiciaire.
La question est de savoir quel rapport à l’autre et à la législation ce registre de discours crée-t-il ? Un dernier autre élément analysé par François Debras est celui des apparitions et relations, notamment médiatiques, tels qu’elles se nouent. On peut parler, à ce propos, du débat sur la VRT entre Georges-Louis Bouchez et Tom Van Grieken du Vlaams Belang (VB). Ou de la parole donnée à Jérôme Meunier du parti Chez Nous sur la RTBF. Pour l’orateur, les relations avec l’extrême droite sont souvent fluctuantes et nébuleuses : le bourgmestre de Grimbergen, Bart Laeremans (N-VA, ancien VB) ou Georges-Pierre Tonnelier, collaborateur parlementaire du président du FN, Daniel Féret et candidat du FN aux législatives de 2003, passé au MR en 2010. Plus près de nous, il y a Marc Ysaye (MR) qui like des publications de Jordan Bardella et Marion Maréchal sur l’islamisation ou Drieu Godefridi, encore lui, qui like et publie des propos de Donald Trump, Javier Bolsonaro et Éric Zemmour.
Des mots, des propositions, des (in)actions
En conclusion, François Debras met en parallèle des mots, des propositions et des actions. Le discours d’extrême droite parle de décivilisation, d’ensauvagement, d’islamisation, de grand remplacement, de disparition autochtone, mais aussi de nuisible, d’étrangers illégaux. Dans les propositions, on retrouve les centres fermés (proposition du Vlaams Belang mise en œuvre), la déchéance de double nationalité (une proposition datant des années 30, activée au moment des attentats de Bruxelles), l’externalisation des demandes d’asile, le retrait d’UNIA (la Flandre n’en fait plus partie), la fin du Secrétariat d’État à l’Égalité des genres, l’Égalité des Chances et à la Diversité de Belgique, ou le rejet des lois contre le racisme et l’incitation à la haine.
Dans les actions, auxquelles l’intervenant joint les inactions, on retrouve les plus de 7000 condamnations, par les Tribunaux du Travail, de Fedasil et/ou de l’État belge à fournir un accueil, les plus de 1500 mesures provisoires de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ordonnant en urgence à l’État de fournir l’accueil, ou la suspension récente par le Conseil d’État de l’instruction de la Secrétaire d’État de ne plus accueillir les hommes seuls, alors que le droit d’accueil doit être garanti à toutes et tous.
Dominique Watrin