La colonialité en question ou comment l’impact du colonialisme façonne les rapports humains d’aujourd’hui
Des épisodes comme les querelles autour du déboulonnement des statues de Léopold II ou de la présence du Père Fouettard dans le folklore de Saint-Nicolas en ont attesté récemment : la période coloniale a fortement et durablement marqué l’histoire et la vie quotidienne, tant du côté des pays colonisateurs que de celui des pays colonisés. C’est à ce phénomène auquel est accolée la notion de « colonialité » que l’équipe du CRVI (Centre Régional Verviétois d’Intégration) a consacré, il y a peu, un webinaire intitulé « Colonialité : comprendre les traces d’un passé colonial dans la société d’aujourd’hui ». Aux commandes de cet exposé suivi d’un échange, Hassina Semah, sociologue et psychologue clinicienne spécialisée dans les violences de genre et interculturelles, s’est attelée à cerner les contours d’une problématique dont les nombreuses conséquences sont visibles et appréhendables chaque jour.
L’intervenante a d’emblée posé le cadre de son exposé, en énonçant ce qu’elle appelle son standpoint : c’est en tant que femme, racisée, de classe populaire, dont le champ d’expertise englobe le genre, le racisme et la colonialité, qu’elle assurait sa prise de parole. Concept-pivot de la question abordée, la colonialité est une notion qui permet de comprendre comment notre passé colonial s’invite en permanence dans notre présent. Le titre de l’exposé du jour établit clairement cet objectif de compréhension.
Fait marquant : sur le globe, seuls, cinq pays n’ont jamais connu de tutelle européenne. Ceux-ci sont le Japon, les deux Corée (du Sud et du Nord), la Thaïlande et le Libéria. Et la colonialité, phénomène planétaire consécutif de cette tutelle, est un prolongement de cette prise de pouvoir et de savoir que d’aucuns pensent reléguée dans les oubliettes de l’histoire avec l’avènement de la décolonisation.
L’association de quatre systèmes de domination
Pour Hassina Semah, la colonialité s’appuie sur une matrice coloniale, forgée par les colonisations, qui s’enracinait dans les systèmes de pensée de l’époque. Les quatre systèmes de domination qui y sont associés sont le racisme (« Les indigènes sont inférieurs par nature »), le sexisme (« Les femmes indigènes ont une sexualité incontrôlable et donc appropriable »), l’exploitation économique des (ex-) colonisé(e)s (« Le travail des indigènes peut être exploité gratuitement ou à moindre coût ») et la domination culturelle (« Seules, la science ou les valeurs occidentales sont légitimes et à portée universelle »).
Les porteurs de cette vision garantissent sa continuité en s’arrogeant une « mission civilisatrice » qui leur sert de justification. Selon celle-ci, il s’agit pour les tenants d’une « culture qui sait » d’éduquer les personnes d’une « culture qui ne sait pas », à qui il convient d’amener des savoirs et des valeurs, sur base d’une position de tutelle. On est donc clairement dans une confrontation entre une culture hégémonique et une culture subalterne dont la première détient le savoir académique (alors que, pourtant, par exemple, c’est en Afrique qu’est apparue, au 13ème siècle, la première constitution accordant une réelle place aux femmes, mais ce n’est pas dit), les valeurs (conçues comme figées) et le sens commun (comme, par exemple, comment manger ? etc.)
Pourquoi les « dominés » acceptent-ils, dès lors, ce système ? s’interroge Hassina Semah. Pour différentes raisons dont une des principales est l’endiguement, c’est-à-dire qu’à force d’être martelé, cet état de fait finit par être accepté, devenant une forme de vérité, alors qu’il nécessite une action de déconstruction. Selon cette logique du « diffusionisme », le monde se divise entre, d’une part, un centre innovant et légitime qui produit un savoir universel avec LA science, LA culture, etc. et qui correspond aux ex-pays colonisateurs occidentaux et, d’autre part, les autres pays, marginaux, « à la traîne », détenteurs de savoirs particuliers, traditionnels, « folkloriques » à portée locale réduite.
Dix mécanismes de colonialité
Selon l’intervenante, il existe dix mécanismes de colonialité permettant de comprendre les rapports invisibles de celle-ci, notamment dans les espaces féministes. Le premier de ces mécanismes est l’assignation aux matières communautaires (à la « diversité »), indépendamment du champ d’expertise réel des personnes racisées, autrement dit de les ramener sans cesse à la « diversité ». Le deuxième mécanisme est le déni des compétences intellectuelles par une affectation systématisée à des tâches subalternes et/ou sous-qualifiées et ce, malgré les multiples diplômes universitaires éventuels. C’est une reproduction des hiérarchies matérialisée par l’attribution de tâches comme faire le café, le PV de la réunion, etc. Le troisième mécanisme est la délégitimatisation des savoirs des personnes racisées, même quand elles sont expertes sur un sujet et que les personnes en face d’elles ne le sont pas.
Le quatrième mécanisme est la confiscation de la parole dans les espaces militants par une distribution asymétrique de celle-ci selon la race. Cet état de fait produit des problèmes de santé mentale, comme des états d’anxiété, de stress, etc. Le cinquième mécanisme est l’injonction au silence sur les questions liées aux discriminations vécues (le « Tais-toi, tu vois du racisme partout »), avec emploi de divers mécanismes coercitifs, tels que le procès en communautarisme, l’accusation de victimisation et la minimisation, voire la négation, de leur histoire. Le sixième mécanisme est l’essentialisation caricaturale et exotisée de la personne racisée (naturalisation, animalisation, etc.), via des catégorisations réductrices et offensantes, telles que les appellations de « mama africaine », « gazelle », « geisha », etc.
Le septième mécanisme est la stigmatisation des traits phénotypiques (c’est-à-dire observables) perçus comme trop « exotiques » (par exemple, les « cheveux sauvages », « marrants », etc.) et la valorisation du « white passing » (l’assimilation à la majorité blanche », avec des phrases comme « Tu as les traits fins pour une… »). Le huitième mécanisme est l’imputation d’une religiosité atavique, assortie d’une suspicion d’un manque de discernement lié au fait religieux et ayant pour conséquence une sanction sociale (même pour les personnes racisées qui se déclarent athées et agissent en conséquence).
Le neuvième mécanisme est la racialisation des personnes racisées par la (con)fusion abusive entre des catégories non liées et jamais employées quand il s’agit de personnes blanches. Par exemple, l’appellation « origine musulmane » qui opère une (con)fusion entre « origine ethnique » et « religion », alors que l’appellation « origine chrétienne » n’est jamais utilisée. Enfin, le dixième mécanisme est l’injonction à se conformer aux modèles occidentaux des luttes sociales, sous peine de disqualification par le recours à la rhétorique racialiste et raciste du choc des civilisations. C’est, par exemple, l’idée que défendre le port du foulard ou les femmes trans n’est pas du féminisme.
Repenser son rapport à la norme et au pouvoir
Face à ces mécanismes qui enracinent la colonialité dans les esprits et les comportements, Hassina Semah avance sept pistes de solution, ou du moins d’amélioration, soit une posture décoloniale qui consiste à développer une juste posture face aux groupes minoritaires. Elle prône d’abord une approche intersectionnelle, invitant à garder à l’esprit que les systèmes de domination sont interconnectés. Elle conseille ensuite de construire son action sur base de la situation des personnes qui vivent simultanément plusieurs discriminations, comme, par exemple, les femmes racisées de milieu modeste. Cette démarche doit, selon elle, s’assortir d’une prise de conscience de ses privilèges. Il importe aussi de ne pas faire peser la « charge pédagogique » sur les personnes minorisées, en faisant l’effort de se renseigner et se documenter par soi-même. Il s’agit également de se décentrer face à un monde pensé autour d’un « centre » occidental.
Dans le même ordre d’idées, Hassina Semah demande de repenser son rapport à la norme, en bannissant la vision d’une intégration au profit de celle d’une inclusion dans laquelle chacun trouve sa place avec ses caractéristiques propres, quelles qu’elles soient. Elle invite parallèlement à repenser son rapport au pouvoir. Cette action consiste à inclure les groupes minoritaires en amont, et non une fois que les décisions sont prises. Elle inclut aussi de ne pas penser à la place des personnes concernées, mais à les mettre au cœur de la réflexion, et à établir la règle explicite de l’équivalence de pouvoir. Elle ajoute l’importance de lutter activement contre les postures de tutelle à l’égard des personnes minorisées et à ne pas imposer sa vision du féminisme ou de la lutte féministe depuis une position dominante, mais à la co-construire avec les minorités qui ont un rapport légitime aux choses. La dernière piste évoquée par l’intervenante est de se remettre en question. Pour ce faire, il convient d’analyser ses propres limites et résistances, et d’accepter ses défaillances en tant que personnes ou mouvement. Cette dernière action nécessite cependant différentes avancées qui sont d’acter, s’excuser, essayer de réparer, réajuster, en un mot, évoluer.
Dominique Watrin