Décolonisation et coopération au développement : une remise en question du fonctionnement, pas de la raison d’être
S’il est un univers qui est aujourd’hui a priori perçu comme exempt de toute vision colonialiste ou de tout relent de racisme, c’est celui de la coopération au développement. Pourtant, dans ce domaine également, se cachent et se transmettent de nombreux vestiges de fonctionnement et de pensée hérités de l’ère coloniale. Cette problématique rarement traitée publiquement par les milieux académiques et universitaires était au cœur d’une conférence organisée par la plateforme « Décolonisation des esprits et de l’espace public » qui a « pour objectif global de lutter contre le racisme à travers la décolonisation afin de construire le faire et le vivre ensemble ». Un regroupement d’associations actives dans la région montoise au sein duquel on retrouve le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage)…
L’exposé central de la rencontre était l’œuvre de Fiona Nziza, avec pour intitulé exact « Décolonisation et développement : convergences (im)possibles ? ». Cette économiste, membre de la diaspora burundaise, est chargée du programme long au sein de l’ONG Louvain Coopération. D’emblée, elle a posé le cadre de son intervention en affirmant qu’il subsiste une colonialité du pouvoir, avec une décolonisation territoriale opérée lors de l’indépendance des pays colonisés, mais des hiérarchies qui se sont maintenues dans différents rapports sociaux entre ex-colonisés et ex-colonisateurs. La matrice coloniale du pouvoir est constituée d’une hiérarchie de race, de classe, de genre, d’une hiérarchie spirituelle, linguistique et épistémique, cette dernière étant celle des formes de savoirs qui opposent savoir universel dominant des ex-colonisateurs et savoirs vus comme de l’ordre des folklores et mythes du côté des ex-colonisés. Il y a donc eu, aux yeux de l’oratrice, un changement des structures, mais un maintien de l’idéologie.
De l’administration des colonies à l’aide au développement
Pour Fiona Nziza, des rapports étroits existent entre suprémacisme, d’une part, et capitalisme, d’autre part. Ce suprémacisme prend trois formes : le suprémacisme blanc, le suprémacisme masculin (le patriarcat) et le suprémacisme humain (sur la nature). Le premier donne lieu à des fléaux comme l’esclavage et le génocide. Le second entraîne des dérives comme le féminicide, l’abus des enfants et le travail « invisible ». Et le troisième provoque l’écocide et la surexploitation des ressources. Et ces trois suprémacisme renforcent non seulement le capitalisme, mais les méfaits et traumas que celui-ci engendre.
Face à cet état général du monde, la coopération au développement a historiquement évolué. Elle est apparue ouvertement au grand jour, au sortir de la seconde guerre mondiale, suite au processus de décolonisation. Du côté belge, elle s’est matérialisée par la disparition de l’administration coloniale et du ministère des colonies. L’aide au développement a été alors confiée au Ministère des Affaires africaines. Quelque temps plus tard, en 1962, le gouvernement Lefèvre a démantelé ce Ministère des Affaires africaines. Une nouvelle structure est apparue dans la foulée : l’Office de la Coopération au Développement (OCD) et, plus tard, un Ministère de la Coopération a vu le jour. Financée par l’État belge, la coopération a vu directives, orientations, thématiques prioritaires, etc. provenir de ce dernier à travers la DGD (Direction Générale du Développement). Ce dispositif d’administration des colonies s’est donc transformé pour, après les indépendances, contribuer à la gestion de l’aide.
Les méfaits des représentations de la coopération
Les discours et logiques d’intervention du colonialisme et de la coopération sont caractéristiques. Dans la propagande coloniale, tout s’appuyait sur les idées d’apport d’une civilisation, avec un discours civilisationnel et misérabiliste, et une forme d’empathie paternaliste. Ce discours à la fois justifiait la colonisation et renforçait la hiérarchie des races. Dans le discours développementiste se conjuguent apport de techniques, etc., discours salvateur et misérabiliste, ainsi qu’appel à l’empathie et au paternalisme. Ce discours justifie la coopération et renforce la hiérarchie entre ce qu’on pourrait appeler la main qui donne et celle qui reçoit.
Les représentations des colonisé(e)s étaient évidemment désastreuses à l’époque coloniale. Mais, pour Fiona Nziza, elles le sont hélas tout autant dans la communication autour des missions de volontariat et de l’appel aux dons qui y sont associés. Les images qui sont utilisées le sont sans aucun recul ni sur la dignité des personnes présentées, ni sur l’impact de ces images sur l’imaginaire du public touché. Et l’intervenante d’évoquer, clichés à l’appui, l’image d’enfants sous-alimentés, mourants, dans les bras de coopérants bienfaiteurs. Selon elle, la coopération nourrit ce genre de représentations, reproduisant et maintenant des stéréotypes, mais aussi renforçant la hiérarchie problématique.
Le complexe du sauveur blanc qui trouve son origine dans la colonisation est toujours bien présent, selon ses dires, véhiculant des stéréotypes (néo)coloniaux, et il est nourri par la coopération au développement et sa communication, ses projets de volontariat, etc. De plus, le bilan de 60 ans d’aide au développement est très mitigé, selon elle. Celle-ci a participé à l’ancrage et au maintien des représentations coloniales dans l’imaginaire collectif des occidentaux. Elle a également participé à l’absence d’une vision de la dignité de l’Autre.
Repenser la solidarité
En termes d’évolution des pratiques, on est passé de l’aide au développement à la coopération au développement. Cela induit un partenariat d’égal à égal, l’inclusion des partenaires et des bénéficiaires dans la définition des programmes et l’engagement de beaucoup moins d’expatriés au profit de personnes locales. Le processus de décolonisation dans la coopération doit donc, par ailleurs, inclure l’apparition accrue de la diversité dans cette coopération, le changement des représentations dans la communication et le changement de sémantique. Dans la lignée, par exemple, du changement qui s’opère au niveau lexical avec l’utilisation du terme de bénéficiaire ou la sortie de la vision dichotomique Nord-Sud. Il s’agit donc clairement d’une remise en question du fonctionnement de l’aide au développement, mais pas de sa raison d’être.
Quelle décolonisation du développement doit-on envisager dès lors ? Pour Fiona Nziza, il importe d’abord d’être conscient d’où on parle et dans quel système on agit. Il faut ensuite savoir se décentrer et sortir parallèlement de la logique du diffusionnisme qui présuppose un centre universel, les pays ex-colonisateurs. Enfin, il faut repenser la solidarité et la placer sous le signe de la dignité. Elle le martèle à souhait : une autre forme de solidarité, dénuée de tout fondement colonial, est nécessaire.
Dominique Watrin