Le passé colonial, socle d’une relation historique biaisée à déconstruire
Inscrire le passé colonial dans les champs d’analyse actuels déclenche toujours une vague d’émotions et de réactions. Il se fait qu’interroger ce passé colonial est précisément la mission que s’est attribuée une plateforme au nom évocateur, installée en région montoise : « Décolonisation des esprits et de l’espace public ». Ce collectif regroupant divers acteurs dont le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage) a « pour objectif global de lutter contre le racisme à travers la décolonisation afin de construire le faire et le vivre ensemble » et c’est dans ce cadre qu’il a invité l’historien spécialiste des mondes africains, Amzat Boukari, à s’exprimer sur la question transversale « Des zoos humains au racisme d’aujourd’hui ». Entre rappel d’un passé nauséabond et évocation d’un présent qui pose question.
Travailler sur les mémoires coloniales pour améliorer les lectures et les visions de l’histoire, telle était l’ambition de l’intervenant central de cette conférence, avec en filigrane l’idée que « ce qui est considéré comme de nouvelles relations est souvent une reprise de nouveaux stéréotypes ». Et de rappeler qu’en France, le débat mené en 2005 autour de la proposition de loi sur le rôle positif de la colonisation « avait montré à quel point la propagande coloniale est encore présente dans les représentations et politiques contemporaines ». Tout comme ce fut le cas en 2020 avec le mouvement qui visait à lutter contre le racisme et à décoloniser l’espace public après l’assassinat de George Floyd.
Le racisme, moteur de la colonialité
Historien de la question, Amzat Boukari articule son analyse sur le fait que le racisme est le moteur de la colonialité dans la longue durée, ouvrant des perspectives à ce qu’il appelle « des possibilités de rupture décoloniale ». Il rappelle notamment que le racisme est un principe qui permet à un groupe qui serait techniquement ou matériellement supérieur à un autre de doubler cette supériorité par une forme de supériorité identitaire. La traite et l’esclavage ont littéralement produit de la race, en créant des catégories juridiques liées à la couleur de la peau et en excluant les personnes noires du champ de l’humanité.
Le lien entre racisme et capitalisme constitue la face cachée de la modernité occidentale, puisque l’Europe a construit sa pensée humaniste tout en colonisant le monde et en créant un profit économique majeur. Les naturalistes ont étudié et hiérarchisé l’espèce humaine pendant que les philosophes des Lumières dressaient une hiérarchie de la nature à la culture, avec une représentation spatiale de l’évolution vers le nord et de la régression vers le sud, l’Occident considérant même que les peuples à coloniser n’avaient pas d’histoire.
La pensée occidentale a également superposé sur la division spatiale du monde (associant une race à un continent) une division temporelle de l’état supposé d’avancement de chaque civilisation associée à une race, positionnant de facto l’Europe au centre du monde, avec la légitimité de donner la direction à suivre par les autres parties du monde. C’est dans ce contexte que la race produit une colonialité qui s’inscrit dans la longue durée. Et cette colonialité lui permet de discréditer tout ce qui vient d’ailleurs et d’exporter tout ce qu’elle produit, en particulier ses langues, ses technologies et ses systèmes politiques.
Déconstruire une aliénation
Pour Amzat Boukari, le racisme et le colonialisme se sont toujours appuyés sur le désir du colon de se faire aimer et craindre par les peuples qu’ils dominaient, créant un phénomène d’aliénation chez les colonisés à travers leur désir d’obtenir la reconnaissance de leur maître. Des voix se sont élevées pour déconstruire cette aliénation. Celle, par exemple, du journaliste haïtien Antémor Firmin dont la démarche a été de pousser les thèses racistes dans leurs derniers retranchements pour en démontrer l’irrationalité et l’absurdité, posant les bases de l’idéologie antiraciste qui va accompagner le panafricanisme, mouvement de solidarité, de résistance et d’émancipation des peuples d’origine africaine.
Une autre voix contradictoire a été celle de Stokely Carmichael (devenu Kwame Touré), connu pour avoir théorisé les concepts du Black Power et du racisme systémique. Cet homme a identifié quatre points pour des « dialectiques de la libération ». Le premier est la distinction entre les actes de racisme individuel et le racisme institutionnel. Le deuxième est la nécessité pour les groupes stigmatisés par les médias de soigner leur image et leur intégrité culturelle. Le troisième est la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme pour, quatrièmement, lutter contre le racisme dans une perspective dépassant la couleur et la culture afin de montrer que le racisme est, en fait, enraciné dans l’histoire et l’analyse économique, et non dans la couleur et la culture.
Dans le contexte de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis et contre l’apartheid en Afrique du Sud, Carmichael a puisé l’idée qu’il a été souvent plus facile pour des Blancs de s’engager dans la lutte contre le racisme parce qu’ils ont le privilège de ne pas être victimes des lois racistes et ségrégationnistes. La question du privilège est donc réellement au cœur de la déconstruction du racisme. C’est un privilège de lutter et un privilège encore plus grand de lutter à la place des personnes concernées. Mener ce combat de déconstruction du racisme sans impliquer ceux qui en sont dépossédés renforce cependant le privilège de certains plutôt que l’égalité.
Au niveau de la conséquence, Amzat Boukari souligne qu’une opinion publique peut être prête à condamner le racisme, mais jamais en allant jusqu’à réclamer la sanction qui aboutit à la chute du système. Or, argumente-t-il en s’appuyant sur le cas de l’apartheid en Afrique du Sud, on ne peut condamner le racisme et refuser de poser des sanctions visant à affaiblir un pouvoir menant une politique officielle fondée sur le racisme.
Un travail de décloisonnement
Les zoos humains ont montré l’étendue des pratiques de déshumanisation menées en Europe, avec un regard posé sur les colonisés qui ramène ceux-ci à une animalité. De plus, ces zoos humains rappellent à quel point les peuples occidentaux ont été amenés à penser le racisme comme un spectacle. Pour Amzat Boukari, les analyses décoloniales peuvent « problématiser » le double niveau d’enfermement du regard sur l’histoire et sur les débats croisés autour des restitutions et des réparations. Dans les zoos humains, tout comme dans les musées, ce sont en effet l’histoire et l’expérience des autres qui se trouvent enfermées… et l’enfermement est précisément lui-même au cœur du projet colonial.
Selon l’intervenant, le travail décolonial consiste à décloisonner. Là où les pays du Sud ne peuvent se défaire de leur « occidentalisation », les pays du Nord gagneraient à assumer, et surtout à dépasser et abolir, leur colonialité. Tant que le lieu de production du regard ne se remet pas en cause, le dispositif spatio-temporel reste traversé par une relation de domination, d’hégémonie et d’asymétrie. C’est là qu’intervient le racisme épistémologique qui est le refus systématique de prendre en compte la pensée des autres.
Dominique Watrin