Un colloque conjoint de l’IRFAM et du CRIPEL inscrit l’insertion socioprofessionnelle des migrants comme la priorité concrète d’un projet ambitieux des centres régionaux d’intégration
Quel que soit le public ciblé, le travail est un vecteur majeur de l’intégration des personnes. C’est un constat martelé de longue date par les acteurs de terrain. A fortiori, lorsqu’il s’agit de la population migrante déracinée de ses attaches d’origine, ce qu’on nomme son « intégration », qu’elle soit économique, sociale ou culturelle, trouve dans la case emploi une porte d’entrée idéale vers la société d’accueil, tout en offrant à cette dernière une main-d’œuvre susceptible d’améliorer sa prospérité.
Cette thématique cruciale a été mise au centre d’un important colloque co-organisé en virtuel par le CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) et l’IRFAM (Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations) sous le titre générique de « L’insertion sur le marché de l’emploi des migrants. Un véritable enjeu pour la Wallonie de demain. » L’occasion de mettre une palette d’opérateurs des mondes associatif et économique autour d’une même table et de dévoiler un projet d’envergure concocté par les centres régionaux d’intégration.
Les constats de base du colloque liégeois sont à aller chercher dans l’ouvrage publié récemment par l’IRFAM, sous la coordination d’Altay Manço, son directeur scientifique. Ce livre qui s’est penché sur la question de l’inclusion des personnes d’origine étrangère sur le marché de l’emploi dresse un constat d’échec des politiques menées en Wallonie. Sans entrer dans les détails, l’analyse établit que la Wallonie accuse un retard généralisé en matière d’insertion socioprofessionnelle, que ce soit celle des autochtones ou des migrants. Avec des chiffres qui laissent perplexes…
« Environ 73% des plus de 18 ans y sont occupés contre plus de 90% dans des pays comme l’Allemagne ou le Danemark, constate l’intervenant. Un adulte sur deux d’origine extra-européenne n’y travaille pas et le système fait que ces personnes n’accèdent pas à l’emploi. Il y a beaucoup de structures, mais elles n’arrivent pas à fonctionner. » L’étude dirigée par Altay Manço a décortiqué près de 300 dispositifs d’insertion et en a extrait une trentaine, déterminés comme les plus performants. Ensuite, les chercheurs ont tenté de cerner au sein de cette sélection les critères communs qui sont à la base de leur réussite. Trois critères ont émergé de cette comparaison : des actions impulsées en lien avec les entreprises, un apprentissage de la langue concomitant avec la mise à l’emploi et, enfin, une articulation entre les entreprises et les centres de formation via un opérateur désigné.
Un dispositif d’accompagnement individualisé
Les interventions successives des nombreux protagonistes du colloque ont mis en lumière la volonté d’un changement dans les pratiques de terrain afin de tendre vers une efficacité réelle qui mettrait un terme au fonctionnement stérile des structures pointé par l’IRFAM. C’est dans cette optique qu’Axelle Van Harten, directrice adjointe du CRIPEL, a tenu à évoquer l’approche du projet DiSISMI (pour Dispositif Spécifique d’Insertion Socioprofessionnelle des Migrants). Celui-ci a pour objet d’« offrir à toute personne étrangère ou d’origine étrangère, vivant sur le territoire de Liège-Huy-Waremme, un accompagnement individualisé tout au long de son parcours d’insertion socioprofessionnelle ».
Ce dispositif s’adresse a un public dont la demande en matière d’insertion socioprofessionnelle (ISP) ne trouve généralement pas d’issue dans les organismes d’insertion socioprofessionnelle classique. Il vise à aider ces personnes à amorcer la phase d’accroche, d’initialisation et de transition du parcours ISP. Pour remplir cette mission, il est porté par une équipe pluridisciplinaire (juriste, assistant social, etc.) qui propose un accompagnement dans des matières comme l’équivalence de diplôme, le séjour, l’orientation vers les formations, l’aide aux démarches administratives, l’accès à l’aide sociale, etc. Des thématiques récurrentes se retrouvent dans ce travail de suivi. La reconnaissance des compétences et l’équivalence des diplômes déjà citée s’y retrouvent en bonne place, tout comme la recherche d’emploi, de formation ou d’études, les cours de FLE, le regroupement familial, l’obtention de la nationalité, etc.
Une approche en concomitance
Durant la programmation FSE mise en route en 2015, DiSISMI a accueilli un nombre important de participants, parmi lesquels une majorité de ressortissants des pays hors Union européenne. Au cours des trois premiers trimestres de 2021, malgré la pandémie, 967 non-Européens, 153 Européens et 29 apatrides et/ou personnes de nationalité inconnue ont bénéficié de l’encadrement du projet sur base volontaire. Avec une proportion quasi équivalente d’hommes (46,4%) et de femmes (53,6%). Au niveau de la nationalité, toujours en 2021, les plus représentées étaient dans l’ordre le Maroc, la Syrie, le Burundi, le Cameroun et la Belgique (incluant essentiellement des personnes ayant obtenu la nationalité belge au cours du processus).
Quatre constats sont épinglés à propos des participants à ce projet. Le premier est que 30% des personnes ont une demande d’accompagnement pour plusieurs thématiques, ce qui occasionne un caractère multiple et une complexité des freins qu’ils développent éventuellement. Le deuxième est l’existence de freins sociaux (comme, par exemple, le logement) qui peuvent paralyser le processus d’insertion. Le troisième est que le traitement doit être multiple et non linéaire. Et le quatrième est que certains freins sont systémiques.
Les freins majeurs détectés sont, eux, au nombre de cinq : la barrière de la langue, la non-reconnaissance des compétences et diplômes, l’accès limité aux formations, la discrimination à l’embauche, au logement, etc. et la méconnaissance des codes sociaux et culturels. Pour lever ceux-ci, cinq pistes de travail sont utilisées : un accompagnement individualisé et non standardisé, un apprentissage de FLE spécifique aux besoins, un apprentissage des codes culturels et sociétaux, un accompagnement à la reconnaissance de compétences et diplômes, et une approche des actions en concomitance.
La langue comme vecteur d’intégration
On l’observe en permanence, l’apprentissage linguistique est au cœur du débat sur l’intégration du public migrant. Farid Nagui, directeur du CRVI (Centre Régional de Verviers pour l’Intégration) l’a rappelé à travers un court exposé. Une étude menée dans 15 villes par la Fondation Roi Baudouin a établi que tant les immigrés que la population générale « considèrent le fait de parler une langue commune comme le facteur le plus important pour faciliter l’intégration ». Ce constat est, en théorie, en accord avec les exigences politiques d’une « connaissance de la langue exigée pour la naturalisation ». Cet apprentissage linguistique s’inscrit dans une logique d’émancipation, de socialisation et d’intégration/insertion.
Sur le plan conceptuel, il est cependant important de clarifier la différence entre l’alphabétisation (Alpha), le Français Langue Etrangère (FLE) et la remise à niveau (RAN). Pour les personnes francophones, les options existantes sont soit l’Alpha (pour le public pas scolarisé dans son pays d’origine) soit la RAN (pour le public scolarisé dans son pays d’origine). Du côté des personnes non-francophones, trois formules d’apprentissage cohabitent : l’Alpha-FLE (pour les personnes pas ou peu scolarisées dans le pays d’origine), le FLE de base (pour les personnes peu scolarisées dans le pays d’origine) et le FLE (pour les personnes scolarisées dans le pays d’origine).
L’appropriation d’une langue étrangère s’opère donc différemment selon que l’on est analphabète ou que l’on maîtrise les codes de l’écrit. Cela induit que les méthodes d’apprentissage en FLE sont inadaptées pour l’apprenant analphabète ou en situation d’illettrisme. Il importe, dès lors, que tant les politiques que les acteurs publics ou de terrain évitent les confusions en adoptant un langage commun. Cela implique aussi l’utilisation d’une pédagogie différenciée et d’une variété de méthodes d’apprentissage. L’enjeu de l’orientation pertinente de l’apprenant dans cet éventail d’offres est, en conséquence, crucial, la frontière entre l’Alpha et le FLE étant, entre autres, relativement méconnue.
Les centres régionaux comme acteurs ensembliers
Pour Farid Nagui, il existe de vrais enjeux de professionnalisation du secteur, mais aussi « de mutualisation des savoirs et savoir-faire pédagogique, de synergie des pratiques et de reconnaissance institutionnelle ». Dans ce cadre, les Centres Régionaux d’Intégration (CRI) ont, selon lui, un réel rôle d’acteurs ensembliers à jouer. Le CRVI qu’il dirige a, par exemple, coordonné, au nom de l’ensemble des CRI, la création de deux outils destinés à harmoniser les pratiques, professionnaliser le secteur et améliorer la qualité des formations. Il s’agit de la création du portail wallon de l’Alpha et du FLE, et de deux outils d’évaluation du niveau de langue française (l’un pour le public scolarisé, l’autre pour le public infra-scolarisé). Un troisième outil, coordonné par le centre régional de Charleroi, a été l’organisation d’une formation des formateurs en Alpha et en FLE.
Selon l’intervenant, les enjeux à venir dans le domaine sont divers. Il faut développer des projets de niches (par exemple, le FLE pour les métiers hautement qualifiés), poursuivre la professionnalisation du secteur, créer des passerelles vers le secteur de la formation, partager les expérience positives et les pédagogies stimulantes, créer un observatoire et développer des synergies dans les plateformes locales, et, enfin, inclure la digitalisation comme soutien, pas comme facteur d’exclusion.
Un impact positif sur le budget public
Autre intervenant des CRI à prendre la parole, Régis Simon, directeur du CRIPEL, s’est attelé, lui, à présenter un projet prochainement mis sur pied conjointement par les huit centres régionaux. Ce projet se base sur plusieurs constats chiffrés. Ceux-ci sont sans appel. En Belgique, un bénéficiaire du revenu d’intégration sur quatre est d’origine extra-européenne, tandis que le taux d’emploi de ces immigrés hors-UE avoisine les 50%. En comparaison avec les autres pays européens, ce taux est le plus faible et l’écart avec le taux d’emploi des natifs est le plus important. L’OCDE recommande dès lors de renforcer l’insertion socioprofessionnelle des migrants et de leur famille, une mesure qui, selon une étude récente de la Banque nationale de Belgique, aura un impact positif sur le budget public, tout en constituant un enjeu de cohésion sociale.
Le tableau général du marché de l’emploi en Wallonie n’offre pas, de son côté, d’image très florissante. De nombreux secteurs et fonctions sont en pénurie ou en situation critique. La pyramide des âges des travailleurs indique qu’une part importante d’entre eux approchent l’âge de la retraite, ce qui augure de pénuries structurelles. Enfin, il existe une profonde inadéquation entre les besoins des entreprises et les compétences propres au marché de l’emploi wallon, avec des freins particuliers rencontrés par les personnes étrangères (et, en particulier, les hors-UE) et un problème de niveau d’études.
Plusieurs freins à l’insertion professionnelle des migrants sont avancés. On y retrouve la barrière de la langue, l’accès au séjour (et son impact sur l’accès à l’emploi, aux formations et aux dispositifs d’accompagnement), le problème d’équivalence de diplôme et de reconnaissance des compétences (induisant une déqualification professionnelle et sociale), une discrimination systémique à l’embauche (un immigré hors-UE a environ 22% de chances en moins d’être en emploi qu’un natif), la complexité du marché du travail belge et wallon, la difficulté d’accès aux formations qualifiantes, et la faiblesse du lien entre le monde des entreprises et les dispositifs d’ISP des personnes étrangères (particulièrement au niveau des PME qui représentent 85% des entreprises wallonnes).
Collaborer avec les entreprises
Pour pallier ces manques et dysfonctionnements, le projet des CRI ambitionne de collaborer avec les entreprises pour faciliter l’insertion des travailleurs issus de l’immigration éloignés de l’emploi. Pour ce faire, l’idée est de travailler sur deux volets : l’insertion socioprofessionnelle des migrants et la diversité en entreprise, en privilégiant deux axes, l’égalité des chances et l’intermédiation vers l’emploi. Conceptuellement, les CRI se positionneront comme un chaînon actif à plusieurs points d’articulation. D’un côté, en corrélation avec les besoins des entreprises, ils orchestreront le lien de ces dernières avec les acteurs de l’ISP, de l’ILI (Initiatives Locales d’Intégration) et le FOREM, via leur formation de formateurs et leurs outils FLE métier. D’un autre côté, ils feront le « matching » entre le profil souhaité par les entreprises et la formation professionnelle, en assurant un accompagnement individualisé des personnes.
Les CRI, positionnés comme principaux acteurs de l’intégration en Wallonie, associeront à cette démarche une diversité d’intervenants : les employeurs publics et privés bien sûr, mais aussi l’IRFAM, le FOREM et les bassins EFE (Enseignement-Formation-Emploi), les opérateurs d’ISP, ainsi que des soutiens politiques comme les ministres de l’Emploi et de l’Action sociale. Du côté des personnes étrangères, le travail de fond portera sur l’accompagnement individualisé, la formation concomitante couplant le FLE « métier » et la formation « métier » (auprès de l’entreprise ou de partenaires comme l’IFAPME), l’équivalence de diplôme ainsi que la validation des compétences et des acquis de l’expérience, le mentorat/tutorat, le coaching individualisé, le coaching FLE « métier », le stage en entreprise et l’accompagnement vers et dans l’emploi.
Du côté de son volet entreprise, le projet inclura six types d’action : le démarchage des entreprises qui recrutent, la présentation de l’offre aux entreprises, l’étude des profils recherchés et le diagnostic conjoint, l’évaluation du timing, la proposition de profils pour un stage en entreprise et l’accompagnement des demandeurs d’emploi en entreprise. Concrètement les offres comprendront donc un « matching » offre-demande, un accompagnement « aides à l’emploi » avec le FOREM et une aide juridique pour les permis de travail, une formation et un accompagnement de tuteurs au sein de l’entreprise, des événements de« matching » comme des « jobdays » et un plan diversité comprenant un accompagnement dans la gestion de la diversité et une médiation.
Dominique Watrin
L’inclusion des personnes d’origine étrangère sur le marché de l’emploi Bilan des politiques en Wallonie, sous la direction de Altay Manço et Leïla Scheurette, Éditions L’Harmattan, 2021, 346pp.