Selon une recherche de l’ULB, la précarité et le mode de vie des minorités ethniques en font une proie de choix de la pandémie de Covid
Comment les populations sont-elles impactées de manière différente par la pandémie de Covid-19 suivant leurs spécificités particulières, notamment en matière d’origine ? La question est à l’étude depuis les premières attaques du virus, il y a près de deux ans. L’Observatoire du sida et des sexualités a réuni récemment deux experts à l’occasion de la troisième séance de son séminaire « Vivre avec le Covid : dialogues interdisciplinaires » : d’une part, Andrea Rea du GERME (Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Egalité) et, de l’autre, Judith Racapé de l’École de Santé Publique, tous deux de l’ULB. L’objectif de leur travail était de cerner au plus près les « Inégalités sociales, ethniques et raciales » liées au phénomène pandémique.
Le but du séminaire dans lequel le tandem s’exprimait est de « permettre un dialogue transdisciplinaire sur l’épidémie de Covid-19, sa gestion publique et les multiples enjeux qui se posent depuis la découverte du virus à Wuhan en décembre 2019, tant sur le plan scientifique et politique qu’aux niveaux économique, socioculturel, psychologique ou philosophique ». Il s’agit donc de revenir sur l’épidémie à partir d’une diversité de points de vue disciplinaires et sociaux, ainsi que de différentes échelles, du local jusqu’au global.
L’impact des disparités
Pour les chercheurs, plusieurs constats ressortent des études cliniques menées sur la pandémie. Les principaux sont, d’abord, le fait que certains facteurs comme l’âge, le sexe et les comorbidités (diabète, maladies respiratoires, cardiovasculaires et rénales) sont prédicteurs des formes sévères de la Covid et, ensuite, le fait que le rôle des facteurs sociaux a été sous-estimé, alors que l’impact des inégalités sociales sur la santé des populations est bien connu. Indéniablement, la crise sanitaire a exacerbé les inégalités sociales et de santé, et en a fait apparaître d’autres.
Les disparités sociales, étudiées à partir des épidémies de grippe et maladies infectieuses, et reportées sur la pandémie de Covid-19, concernent principalement les revenus et le patrimoine, l’éducation, l’activité professionnelle et l’origine ethnique. Ces inégalités entraînent des disparités en termes d’exposition au virus, de vulnérabilité face au virus, de prise en charge de la maladie auxquelles s’ajoutent – nouveauté – des inégalités engendrées par les mesures sanitaires. Il existe bien évidemment un cumul possible des différents mécanismes d’inégalité débouchant sur des inégalités face à la maladie et au décès.
Une surreprésentation des minorités ethniques dans les décès
Le premier volet d’analyse de l’exposition différentielle au virus établit une exposition à la contamination liée aux conditions de vie et de logement. Les populations les plus touchées sont sans surprise celles des zones urbaines densément peuplées, majoritairement défavorisées, avec pas ou peu d’espaces verts, et une mauvaise qualité de l’air. Ce sont aussi celles habitant des logements exigus, avec un nombre élevé d’occupants, des logements collectifs (immeubles avec de nombreux appartements), des logements « surpeuplés » et des logements multigénérationnels. Il a été ainsi établi qu’à Bruxelles, les habitants des 10% des quartiers aux revenus les plus faibles avaient 2,6 fois plus de risques d’être infectés par la Covid-19 que les 10% des quartiers les plus riches. La surmortalité au sein des personnes ayant les revenus les plus faibles, bénéficiaires de l’intervention majorée, était de 70% pour 45% chez les personnes ne bénéficiant pas de cette intervention.
Sur le même territoire, le risque d’exposition est également plus élevé pour certaines activités professionnelles. Il s’agit évidemment, en premier lieu, du personnel soignant, majoritairement féminin, des employés exposés (personnel des magasins d’alimentation, livreurs, conducteurs des transports publics, etc.) et des travailleurs dont l’activité a été maintenue en présentiel. Côté hommes, les ressortissants de l’Union européenne (UE), les autres Européens et les maghrébins ont été les plus touchés, avec des secteurs comme les travaux spécialisés et le transport. Côté femmes, les ressortissantes de l’UE et hors UE ont été particulièrement impactées, essentiellement dans les services relatifs aux bâtiments parmi lesquels on retrouve les activités de nettoyage.
Ce qui est, quoi qu’il en soit, établi, c’est qu’il existe une surreprésentation des minorités ethniques dans les décès. Lors de la première vague en Belgique, la mortalité des personnes issues de l’immigration était plus élevée que celle des personnes non issues de l’immigration. À titre d’exemple, la mortalité a augmenté de 7% par rapport à l’année précédente chez les hommes d’origine belge âgés de 40 à 65 ans, de 25% chez les hommes d’origine maghrébine et de 70% chez les hommes d’origine africaine subsaharienne.
Deux hôpitaux bruxellois sous la loupe
L’accès différentiel aux soins de santé des populations précarisées provient à la fois d’une prise en charge différente (moins de médecins de famille, moins de recours à la prévention et à l’accès aux soins) et d’un renoncement aux soins (chute des recours aux urgences pour des pathologies à risque vital, retards de prise en charge des pathologies chroniques, etc.). Une étude a été menée dans deux hôpitaux bruxellois localisés dans les communes les plus pauvres et accueillant une population migrante, avec plusieurs hypothèses susceptibles d’expliquer pourquoi la région bruxelloise a été particulièrement touchée par la Covid : la densité de la population, un pourcentage important de personnes dans les maisons de repos, l’utilisation plus importante des transports en commun, la présence d’une population d’origine immigrée importante et un taux de population plus élevé.
Selon cette enquête menée au tout début de la pandémie, de mars à juin 2020, un profil sociodémographique des patients Covid peut être établi. Pour faire court, il s’agit essentiellement de personnes de moins de 65 ans (surtout au sein de la population d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient où le pourcentage de jeunes est très élevé), d’une majorité d’hommes (avec un léger pic au sein de la population en provenance du Moyen-Orient) et de personnes établies dans des zones de pauvreté de la ville (avec un pourcentage énorme chez les personnes d’Afrique du nord et du Moyen-Orient).
En ce qui concerne le profil clinique de ces patients, toujours par groupe de nationalité, l’obésité est la plus présente au sein de la communauté d’Afrique subsaharienne (+ de 40%) et le diabète dans la population nord-africaine (près de 40%), tandis que l’hypertension (près de 60%), les maladies cardiovasculaires (environ 35%), les maladies pulmonaires et les tumeurs frappent surtout les Belges et, dans une moindre mesure, les ressortissants de l’UE. Les facteurs majeurs de risque établis comme associés à l’admission aux soins intensifs sont le fait d’être un homme, de ne pas avoir d’assurance santé et d’être atteint d’obésité.
Au final, cette étude à la fois détaillée et chiffrée met en lumière que le profil sociodémographique et clinique des personnes touchées diffère en fonction des groupes de nationalités. Elle confirme aussi l’existence des facteurs de risque bien connus pour la Covid-19, à savoir l’âge, le sexe, les comorbidités, et l’impact d’autres facteurs plus sociaux comme l’assurance santé. Elle établit également la prévalence de l’obésité et de l’hypertension dont la présence est particulièrement élevée dans les milieux défavorisés. Enfin, elle atteste de l’importance de collecter les données cliniques et sociales relatives à la pandémie.
Un risque parmi tant d’autres
En termes d’analyse, toutes les données collectées doivent être comprises dans les relations qui existent entre les variables. Le premier volet à prendre en compte est celui des structures et dynamiques familiales. Et, sur ce plan, la densité de population et le nombre limité de mètres carrés de logement par personne sont essentiels. Chez les personnes précarisées prédominent un isolement social associé à une vie familiale forte, une structure familiale composée de plusieurs personnes de plusieurs générations, ainsi qu’une densité des relations et une vie plus communautaire, des facteurs qui entraînent une difficulté d’appliquer des mesures sanitaires de distanciation, de confinement et de quarantaine. On remarque aussi l’incidence des rites collectifs (mariages et funérailles) sur la pandémie, des éléments de cohésion sociale actifs, en particulier lors des visites aux familles des défunts. Tous ces éléments expliquent l’importance des clusters familiaux et des hospitalisations de patients d’une même famille.
Le deuxième volet à prendre en considération est la hiérarchie particulière des problèmes sociaux parmi les publics précarisés dont les minorités ethniques. La précarité signifie la limitation des choix et la hiérarchisation des urgences sociales. Pour ces populations, la Covid-19 est un risque parmi tant d’autres. Leurs conditions de vie (isolement dans un logement exigu) et de travail (maintien du travail, y compris dans le secteur informel, parce que le revenu est vital) renforcent le risque de contamination. Tout comme l’usage plus fréquent des transports en commun. Le dilemme de la vie précaire est de se faire dépister au risque d’être contraint à une quarantaine et de ne pas pouvoir travailler, ni envoyer les enfants à l’école. De plus, ces populations vivent dans le non-recours au droit pour diverses raisons : complexité institutionnelle, fracture numérique, méfiances envers les institutions, etc. La conclusion en est que ces personnes ne peuvent pas répondre aux injonctions sanitaires normatives si la société et/ou l’État ne leur garantissent pas une vie socio-économique digne.
Enfin, le dernier volet qui impacte cette catégorie de population est leur relation à la rationalité scientifique et aux croyances, un axe double dont les impacts sont criants dans le domaine de la maladie et de la vaccination. Ces personnes accordent généralement une faible importance à la rationalité scientifique fondée sur l’administration de la preuve. Elles établissent une concurrence entre le message scientifique et l’expérience vécue. De plus, elles éprouvent fréquemment le sentiment qu’il existe une collusion entre le discours du personnel politique et celui des experts scientifiques. Dans leur grande majorité, elles privilégient, dès lors, la confiance envers une personne à la confiance envers un message.
Dominique Watrin