Les femmes et l’islam : la lecture historique au service de l’émancipation
Le statut et les conditions de vie de la femme dans l’islam font souvent l’objet de polémiques. Observés avec méfiance, quand ce n’est pas avec mépris voire hostilité, ils intriguent tout autant qu’ils questionnent. C’est cette thématique tout à la fois délicate et perpétuellement actuelle que l’IPFI (Institut de Promotion des Formations sur l’Islam) a relevé le défi de traiter dans un de ses « jeudis de l’IPFI » très simplement intitulé « L’islam au féminin ». Aux commandes de la séance, la sociologue franco-iranienne Azadeh Kian, professeure de sociologie et directrice du Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes de l’Université Diderot à Paris. Un point de vue à la fois averti et engagé sur le sujet…
Le postulat de ce « jeudi de l’IPFI » était conjointement clair et fort éloigné de la vision qui est généralement véhiculée sur ce thème. Il dit en substance : « Dans la doctrine musulmane, la femme est ontologiquement l’égale de l’homme. Souvent reléguée à une condition inférieure sur les plans anthropologique et social, les femmes musulmanes jouent pourtant un rôle insoupçonné et décisif en terre d’islam. Mais, dans les faits, quels rapports entretiennent-elles avec le pouvoir, la pensée et les arts, généralement dominés par les hommes ? »
Ancrant d’emblée sa réflexion dans une longue expérience de recherche sur la question, Azadeh Kian souligne l’importance d’éviter la confusion, relativement fréquente, qui est faite entre culture et religion quand on évoque l’islam. Pour elle, cette vision équivaut à décréter que les sociétés ne sont régies que par la religion et, concomitamment dans le cas précis de l’islam, à établir que celui-ci opprime les femmes par essence. D’où l’importance pour elle de contextualiser et d’historiciser le débat pour savoir comment les femmes vivaient dans les sociétés islamiques, et de mettre en lumière combien elles ont été enjeux de pouvoir et en quête de pouvoir, jouant un rôle majeur dans les changements de la société.
Distinguer la religion et les pratiques politiques
Aux yeux de l’intervenante, les orientalistes envisagent généralement la femme à travers deux prismes de vision : le harem et le voile. Les femmes des harems sont vues comme des illettrées, des incultes et des êtres sexualisés à disposition. Quant au voile, Azadeh Kian rappelle qu’il ne s’agit pas d’une invention de l’islam, puisqu’il est apparu à la fin du 18ème siècle. C’était un signe de statut et de distinction qui a été adopté par l’islam qui a lui-même eu des influences réciproques avec d’autres religions. Le voile fait partie de pratiques qui ont été institutionnalisées par l’islam.
À une époque, l’islam n’a pas empêché l’accession des femmes aux pouvoirs politique et religieux. Des femmes ont eu une importance en tant que souveraines. De même, le voile n’est pas une obligation partout. En Iran, il a été obligatoire après la révolution islamique. Mais, dans une partie des cas, il est un choix qui n’est pas imposé par les hommes, celui d’adhérer à un commandement de la religion. Au Pakistan, par exemple, certaines femmes le portent en signe de rupture avec le monde de la consommation. A contrario, dans certains pays occidentaux comme la France, il est vécu comme un ennemi. Pour la sociologue, cette vision relève d’un « occidentalocentrisme » qui établit une distinction entre l’Orient et l’Occident, incluant une supériorité de l’Occident.
Cette approche se retrouve chez beaucoup de féministes occidentales. Azadeh Kian estime qu’il faut déconstruire cette vision et expliquer la manière dont les femmes ont tenté de s’imposer dans leurs sociétés. Pour elle, ces femmes ne sont pas opprimées par la faute de l’islam et n’ont pas besoin d’être libérées. À une époque, un calife a, par exemple, interdit la fabrication de chaussures pour les femmes afin de les empêcher de sortir de chez elles. Pour la sociologue, cette anecdote atteste qu’il faut bien distinguer la religion et les pratiques politiques qui y sont associées.
Mobiliser les savoirs des femmes
Les féministes islamiques contestent une lecture sexiste et patriarcale de l’islam. Elles veulent être en phase avec la réalité contemporaine et se forment pour interpréter les pratiques dans cette réalité contemporaine et ce, avec un esprit égalitaire allant à l’encontre d’une lecture patriarcale. Pour l’intervenante, la perception des femmes a énormément évolué. Elles se battent désormais contre les visions paternalistes en vigueur dans certains pays et contre l’ignorance de l’histoire.
Aux yeux d’Azadeh Kian, la première pierre de l’émancipation des femmes est l’éducation. Sans celle-ci, on ne peut pas interpréter l’histoire et l’émancipation des femmes passe par cette relecture. Cette émancipation a commencé au 19ème siècle dans des pays comme la Turquie, l’Égypte ou la Syrie, mais elle était alors opérée par des hommes lettrés, jamais par des femmes. Aujourd’hui, l’émancipation est, selon elle, un effort collectif qu’on voit partout. Des femmes réinterprètent en se posant, par exemple, la question de savoir pourquoi certaines d’entre elles ont été privées de leur pouvoir de négociation avec les juges religieux et pourquoi ce principe a été codifié comme tel. La mobilisation des savoirs des femmes est donc essentielle pour réformer la pensée religieuse.
Une vision née d’une lecture paternaliste
Le postulat de l’intervenante est sans équivoque : ce n’est pas l’islam qui est à la base de l’oppression des femmes, mais son instrumentalisation. Ainsi, sur base de ses recherches, elle affirme que le Coran actuel est une version tardive imposée qui est devenue dominante, ce qui laisse apparaître le rapport au pouvoir qui a fait en sorte que cette version devienne dominante. Et, en poursuivant son cheminement de pensée, elle pose une question : comment peut-on extraire des lois de ce texte ? Et d’énumérer : il y a des sourates contradictoires, il n’y a pas de consensus… « L’interdiction aux femmes de devenir juge ou de diriger un pays, de quel texte cela provient-il ? De même, à une époque, c’était, par exemple, une femme qui dirigeait la prière. », assène-t-elle.
Pour elle, la tradition a toujours occulté cette position de la femme et c’est la lecture paternaliste qui a amené cette vision. La colonisation a aussi eu une influence sur cette tendance en faisant pénétrer un occidentalisme, même si cette colonisation n’est pas l’unique responsable de cette vision. Le port du voile est, par exemple, devenu un enjeu à partir des environs de 1830, époque du début de la colonisation. Il a été adopté pour marquer une identité vis-à-vis de la colonisation. Autre exemple : le fait que la femme ne pouvait pas posséder de compte en banque a été un changement calqué sur le modèle occidental, alors qu’elle pouvait en posséder un auparavant.
Changer les mentalités
Aux dires d’Azadeh Kian, il faut distinguer l’islam et sa culture, mais aussi savoir de quel islam on parle. Il y a plusieurs traductions, avec une propagation de visions d’un islam à l’autre. De même, si la perception actuelle est celle d’un pouvoir masculin dominant dans l’islam, les femmes et autres personnes considérées comme subalternes ont également un pouvoir. Pour les femmes, c’est celui de donner naissance, de protester, etc. Celles-ci ne doivent donc pas se masculiniser mais créer d’autres pouvoirs en dehors de celui des hommes. La pandémie de Covid a, par exemple, été l’occasion pour elles de montrer qu’en tant que subalternes, exclues du pouvoir, elles peuvent exercer un pouvoir autre, comme celui détenu par des professions telles que celle des infirmières.
Pour l’intervenante, les mentalités, notamment des familles patriarcales, ne peuvent pas changer si les conditions ne changent pas, que ce soit en termes d’éducation ou de salaire, par exemple. C’est le cas de domaines simples comme la participation des garçons aux tâches domestiques. Il y a des changements en cours sur ce point, mais, selon elle, il faut aller plus loin. De même, force est de constater que des femmes ont des intérêts concordants avec ceux des hommes dominants, tandis que des hommes ont des intérêts convergents avec ceux des femmes subalternes, même si la plupart des dominants sont encore des hommes. Aujourd’hui, certaines femmes qui ont étudié le sujet plaident pour une alliance entre subalternes, hommes et femmes.
Instaurer un islam égalitaire
La sociologue se montre plutôt tranchée dans ses positions au niveau de certains thèmes précis. Sur la question de savoir si la polygamie est recommandée ou reconnue, elle rappelle que, selon une lecture historique, la polygamie était autorisée parce qu’avec la mort des hommes au combat, il y avait beaucoup de veuves et d’orphelins. À propos du voile, elle se positionne sans détour sur le fait de savoir s’il est recommandé ou obligatoire dans l’islam. Pour elle, il existe une variété d’interprétations, vu qu’il y a des islams, et pas une seule version de l’islam au pouvoir. Mais elle estime qu’il faut surtout continuer la démarche d’émancipation des femmes jusqu’à l’égalité. Pour elle, le voile n’est pas obligatoire mais recommandé. Et elle précise : selon les traductions du Coran, il ne s’agit, de plus, pas de se couvrir la tête mais la poitrine.
La vision d’Azadeh Kian est que l’islam devenu dominant est un islam hiérarchique patriarcal, à l’opposé d’un islam égalitaire. Il faut donc mettre en place une révolution des mentalités, fruit d’un effort et d’un travail collectifs, notamment en défiant le pouvoir instauré par cet islam hiérarchique. Aujourd’hui, des femmes puisent dans l’islam pour se positionner dans les sociétés où elles sont minoritaires. La sociologue y voit un besoin de confirmer une partie de leur identité (islamique), en retournant à certaines traditions. Il s’agit ni plus ni moins que d’une quête d’identité par rapport à des phénomènes comme le rejet et le racisme, d’une recherche de leur identité dans leurs origines. Même s’il existe aussi des femmes d’origine occidentale, converties à l’islam, chez qui cette conversion témoigne, selon la chercheuse, d’un besoin de spiritualité dans une société en perte de repères.
Dominique Watrin