Les violences institutionnelles au centre d’un rapport de l’association Cultures & Santé : des constats crus et des leviers pour agir
Dans la palette des écueils qui jalonnent le parcours des migrants, les violences institutionnelles figurent parmi les plus importantes et les plus douloureuses. Déshumanisées, dépréciées, quand ce n’est pas criminalisées, ces personnes fragilisées font face à un système institutionnel au sein duquel la notion d’accueil qui devrait prévaloir n’est pas celle qui prime. C’est précisément sur ces violences institutionnelles que la 4ème édition des Tables d’échanges santé migrant(e)s de l’association Cultures & Santé s’est attardée. Le rapport de cette dernière rencontre interprofessionnelle annuelle, focalisée sur le territoire bruxellois, vient de paraître.
Cultures & Santé est une asbl qui promeut la santé, l’éducation permanente et la cohésion sociale sur le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Son objet social est « l’amélioration de la qualité de vie des populations dans une perspective d’émancipation individuelle et collective ». Sur base de cet objet, les tables d’échanges santé migrant(e)s s’inscrivent dans un projet du service de promotion de la santé de l’association. Ce service se veut soutien des professionnel(le)s, via « des formations, des accompagnements de projet, des productions d’outils pédagogiques et de documents-ressources, ainsi que la mise en lien d’acteurs et d’actrices ».
Selon l’organisme, les tables d’échanges tendent à « favoriser l’intersectionalité et la co-construction, en partant de l’expérience de personnes concernées par la problématique ». Ces tables sont destinées aux professionnel(le)s travaillant avec des personnes ayant connu l’exil. Elles sont érigées comme un lieu d’échange de pratiques et de renforcement du réseau. Leur dernière édition, tenue en décembre 2021, avait pour objet de décortiquer les violences institutionnelles mues par un racisme systémique, d’identifier leur impact sur la santé des personnes, et de relever les pratiques pour contourner, voire contrer, ces violences.
Un rapport de 46 pages
Au terme de ce moment qui faisait suite aux trois précédentes éditions de 2018 (une matinée), 2019 (une journée) et 2020 (une journée en ligne), L’équipe organisatrice a jugé opportun, vu la richesse du sujet, d’approfondir, dans un rapport écrit, les concepts et mécanismes de fabrication de ces violences, et de les illustrer avec des cas puisés dans la littérature grise (c’est-à-dire produite par les institutions) et scientifique. En a découlé un rapport de 46 pages évoquant la question sous le titre de « Parcours d’exil, procédures et violences institutionnelles ».
Que retrouve-t-on dans ce document ? Son introduction fixe le cadre de la thématique en trois questions. La première est : de quelles violences institutionnelles parlons-nous ? Envers qui ? La deuxième : des violences institutionnelles au racisme systémique. La troisième : comment les violences institutionnelles impactent la santé des exilé(e)s ? Sans entrer dans les détails, la définition retenue de la violence institutionnelle est celle de la victimologue Marielle Vicet, qui désigne « toute action exercée par des membres de l’institution, directement ou indirectement, physiquement ou moralement, par l’usage de la force ou par la force de l’inertie, voire également par la non-prise en compte des incidences des actions menées et l’absence d’analyse et de traitement des difficultés existantes, et ayant des conséquences néfastes sur un individu ou une collectivité ».
Voilà pour la définition scientifique exhaustive. Concrètement, ces violences institutionnelles peuvent prendre différentes formes : disqualification, négligence, manque de moyens structurels, violences physiques, morales, psychologiques, privation de liberté, etc. Elles touchent un nombre conséquent de groupes de population, exilés ou non, racisés ou non, dont les membres peuvent se retrouver relégués, exclus et/ou maltraités. En matière migratoire, elles portent sur des spécificités comme la maîtrise de la langue, la connaissance des systèmes en place, les procédures administratives, le trauma du voyage, etc.
Trois niveaux de racisme systémique
Ce qu’on appelle le racisme systémique se joue à différents niveaux qui s’influencent mutuellement. Il y a le racisme « macro » qui renvoie notamment au racisme d’État. C’est le cas des politiques de contrôle des frontières, mises en place en Belgique et ailleurs en Europe, qui visent surtout les populations issues de pays pauvres du Sud, ayant connu la colonisation et ayant vécu, voire vivant encore, la domination de l’Occident. Ces politiques se matérialisent par certains dispositifs (comme des procédures administratives) pensés et financés par l’État.
La même dynamique excluante se retrouve dans le fonctionnement des institutions. La violence de celles-ci représente le niveau méso, avec notamment l’utilisation, voire la normalisation, d’un vocabulaire accompagnant ces logiques. Enfin, ce racisme s’inscrivant dans une société dans laquelle il paraît normal d’exclure, de conditionner l’accès aux droits et aux services à une partie de la population, influence les comportements, favorise la marginalisation et provoque de la violence interindividuelle. C’est le niveau micro. À noter que ces trois niveaux ne s’inscrivent pas dans une dynamique à sens unique, du macro au micro. Les politiques impactent effectivement le fonctionnement de la société, mais en sont aussi le reflet.
Paradoxalement, les personnes exilées arrivent généralement dans le pays d’accueil dans une meilleure santé que les populations locales, un état de fait qui s’explique par le phénomène d’« auto-sélection » des personnes migrantes qui sont, pour la plupart des individus jeunes et en bonne santé. Cette différence s’atténue très vite, voire s’inverse, au fil du temps passé sur le territoire d’accueil. Ce glissement est dû aux conditions de vie et de travail. À ces facteurs s’ajoutent les discriminations raciales et d’autres éléments comme les conditions de vie dans le pays d’origine, le parcours migratoire et les conditions d’accueil qui représentent un terrain favorisant des processus comme l’errance, le dénuement ou l’isolement.
Une construction sociale réversible
Le rapport de Cultures & Santé Illustre en détail les violences institutionnelles à travers les exemples concrets que sont la procédure de demande de protection internationale, les centres fermés et le racisme systémique (« système de domination qui exclut, hiérarchise et rejette l’autre sur base d’une idéologie raciale »). Au-delà de ces cas décortiqués, le dossier élabore des « leviers pour le changement », identifiés par les participants à la table d’échanges de 2021, visant les personnes ayant vécu l’exil. Ces pistes sont formulées sur bases de deux postulats.
Le premier est que les violences envers ces personnes exilées s’inscrivent dans un système présentant plusieurs niveaux (pour rappel, macro, méso et micro) qui représentent autant d’endroits où il est utile d’agir. Le deuxième postulat est que le racisme n’est pas un phénomène naturel, mais une construction sociale. Fruit d’une histoire marquée par des ambitions politiques et économiques de pouvoir, ce racisme est donc réversible. Les leviers d’action proposés ont, par conséquent, été formulés par niveau d’action, en s’alignant sur les trois niveaux de racisme systémique (macro, méso et micro). Il y a d’abord, les leviers qui concernent les professionnel(le)s et leur posture dans leur relation avec les personnes. Il y a ensuite ceux qui touchent les organisations et les services dans la mise en œuvre de leur offre. Et il y a enfin ceux qui relèvent des politiques et de l’organisation de l’État.
Créer un environnement favorable
Sur le plan de la posture et de la relation avec les personnes, les principes avancés sont au nombre de quatre. Le premier est de prendre le temps et de créer un environnement favorable. Le lien de confiance doit être créé avec les personnes exilées afin de ne pas produire des situations de violence et d’insécurité, et, par conséquent, de faciliter l’échange. Il s’agit à la fois de créer un environnement physique adapté et d’adopter une posture d’ouverture, notamment en prenant le temps à la fois d’écouter et de parler. Le deuxième principe est de reconnaître la violence, dans le but notamment de ne pas la réitérer. Il s’agit de reconnaître son propre potentiel à reproduire des situations de discrimination et de violence, ainsi que celui de son institution, notamment en les verbalisant clairement.
Le troisième principe est d’aller vers une relation égalitaire qui peut se travailler dans un double sens, avec la reconnaissance de sa position privilégiée et la reconnaissance de l’Autre. C’est avoir conscience de l’influence que l’on peut avoir, mais c’est aussi quitter la posture de celle ou celui qui sait. Enfin, le quatrième principe est de prendre du recul. Les difficultés rencontrées par les exilé(e)s rendant parfois la relation ou l’accompagnement malaisé, il importe de prendre activement du recul, de se décentrer, de replacer une situation dans son contexte, de déconstruire. Créer des espaces pour faire le bilan au niveau institutionnel permet de créer des changements au sein de l’institution.
Lever les freins
En ce qui concerne l’offre de service et le positionnement de l’institution, quatre propositions se succèdent. La première est de former les professionnel(le)s et créer des espaces pour questionner sa pratique. L’idée s’appuie sur le principe que, pour induire un changement dans un service ou une institution, il faut mobiliser l’équipe et que, pour cela, il est indispensable de créer des espaces pour se former (notamment aux définitions du racisme et des enjeux qui y sont liés) et pour échanger sur les pratiques. La deuxième proposition est d’impliquer ces personnes ayant vécu l’exil dans la mise en place ou l’adaptation de l’offre de service, ce qui contribuerait à pointer les situations de violence ou les attitudes empreintes de racisme.
La troisième proposition est de lever les freins culturels et linguistiques au niveau institutionnel. Cette avancée passe par des financements structurels spécifiques qui permettraient notamment de faire appel à des interprètes. Elle passe aussi par une diversification des équipes qui introduirait plusieurs cultures et types de savoirs au sein de celles-ci. Enfin, la quatrième proposition est de diversifier l’offre de service, afin d’avancer significativement dans la lutte contre les violences. Deux catégories de moyens sont évoquées sur ce plan : l’accompagnement global et le travail en réseau (logement, emploi, éducation, culture, etc.) et l’organisation d’ateliers collectifs, considérés comme une source de changement par le simple fait de rompre l’isolement, de partager des ressources, etc.
Développer son pouvoir d’agir
Et, pour finir, au niveau plus global, la proposition est de faire contre-pouvoir, de faire plaidoyer. Cela consiste, d’une part, à rebondir sur l’actualité et dénoncer et, d’autre part, à créer son propre programme de « contre-pouvoir ». Pour ce faire, l’important, c’est, en premier lieu, de s’engager avec pour objectif d’amortir la dureté des politiques et de réhumaniser les services. C’est, en deuxième lieu, le développement de son pouvoir d’agir au niveau structurel, en documentant les violences et leurs mécanismes (notamment sur base des situations observées) pour nourrir des plaidoyers. C’est, en troisième lieu, le travail sur les représentations au sein de la société, en appuyant la création d’un contre-discours sur la reconnaissance du racisme et des violences institutionnelles qui en découlent.
En quatrième lieu, il convient de lutter ensemble, avec le réseau associatif et militant qui se renforcerait, devenant à même de nourrir un contre-pouvoir. Des questions restent cependant en suspens sur ce point : qui a la légitimité pour négocier avec les politiques et qui sera entendu ? Comment allier les objectifs des différentes associations dans une stratégie commune de plaidoyer ? Enfin, en cinquième lieu, il importe de travailler avec des militant(e)s, les collectifs militants affichant une complémentarité avec des structures plus institutionnalisées et subsidiées.
Dominique Watrin
Pour consulter et télécharger le rapport : https://www.cultures-sante.be/nos-outils/outils-promotion-sante/item/649-parcours-d-exil-procedures-et-violences-institutionnelles-rapport-2021.html