Une étude de l’IRFAM dévoile les facettes de l’entrepreneuriat des migrants en région liégeoise
Créer son propre emploi est un rêve caressé par un certain nombre de personnes, qu’elles soient au chômage ou déjà au travail. Pour les personnes étrangères ou d’origine étrangère, cette option prend bien souvent les contours de la seule voie vers une entrée dans la vie professionnelle, avec l’atout de s’insérer dans le secteur d’emploi conforme à ses compétences et à ses attentes. Le projet AVACI qui vise à sensibiliser et soutenir l’auto-emploi des personnes issues des migrations à Liège vient de divulguer les résultats d’une enquête, réalisée sous la direction d’une équipe de chercheurs de l’IRFAM (Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations), qui s’est efforcée de cerner au plus près le vécu du public concerné par ce choix d’orientation professionnelle.
Le projet AVACI opère dans la région de Liège pour lutter contre les discriminations que rencontrent les personnes issues des migrations extra-européennes sur le marché de l’emploi et, plus particulièrement, dans le domaine de la création d’entreprises. AVACI se veut à la fois un outil pour renforcer la diversité dans le monde de l’entrepreneuriat, un outil d’interpellation sur les freins liés à cette démarche d’entrepreneuriat et un outil d’information sur les efforts de ces entrepreneurs pour s’intégrer sur le marché de l’emploi et contribuer au développement économique de leur pays d’accueil.
Cinq associations partenaires aux approches complémentaires mènent ce projet qui vise à documenter, valoriser et renforcer les dynamiques entrepreneuriales des personnes issues des migrations à Liège : AJS TAL-LAFI (une ASBL d’accompagnement et d’insertion socioprofessionnelle des migrants), ARAKS (une ASBL de soutien des projets économiques créés par des personnes immigrées installées en Région wallonne), VouZenou (une ASBL qui opère en tant qu’intermédiaire de projets de solidarité entre le Congo RDC et le reste du monde), l’IRFAM (organisme ressource d’éducation permanente spécialisé, entre autres, dans l’évaluation des dispositifs d’insertion socio-professionnelle en Wallonie et en Europe) et le CRIPEL (le Centre d’Intégration des Personnes Etrangères de la Province de Liège).
Un manque de réseau et d’investissements
En Belgique, le chiffre d’estimation du taux d’emploi des personnes issues d’un pays extra-européen est de moins de 50%, soit inférieur de 20% à celui des personnes natives du pays d’accueil. Une étude récemment publiée par l’IRFAM souligne que le mouvement des personnes migrantes vers l’auto-emploi résulte de leur exclusion du marché du travail primaire, due notamment à des discriminations systémiques qu’elles rencontrent, comprenant des discriminations à l’embauche et la non reconnaissance des diplômes et compétences. Alors qu’elles présentent un fort potentiel entrepreneurial, leurs initiatives dans ce domaine sont à la fois moins stables, moins durables et davantage vouées à l’échec, en raison d’un manque de réseau et d’investissements.
L’étude dont l’IRFAM vient de dévoiler les résultats est une étude qualitative, menée sur base des témoignages de 28 personnes et visant à cerner leurs difficultés et leur démarche d’entrepreneuriat en termes d’apports. Ce groupe de 28 personnes interviewées était composé de 15 femmes et 13 hommes, d’un âge varié avec une prédominance des 36-50 ans. Dans leur grande majorité, ces personnes sont diplômées et ont réalisé des études supérieures, soit de type long (11), soit de type court (8). Plus d’un cinquième d’entre elles (6) ont déclaré avoir connu des difficultés concernant la reconnaissance de leur diplôme d’études supérieures. En termes de pays d’origine, le groupe est assez hétérogène avec une prédominance de la RD du Congo (7) et du Maroc (5).
La moitié des répondants (14) gèrent leur activité en tant qu’indépendant, pour 9 SPRL, 4 SNC (Société en Nom Collectif) et une ASBL. La majorité des activités sont menées au niveau local (12), suivies du niveau international (8), national (5) et régional (3). Leur chiffre d’affaires oscille entre 100.000 € (9/28) ET 10 000 € (7), en passant par une fourchette oscillant entre 10 et 50 000 € (8) et entre 50 et 100 000 € (4). Leurs trois principaux secteurs d’activités sont le commerce de détail (8), l’Horeca (6) et la consultance (4).
Des apports économiques, interculturels et sociaux
La réponse à la question « Quelles ont été vos motivations à entreprendre ? » est un indicateur précieux sur le profil des personnes qui ont répondu à l’enquête de l’IRFAM. Plus de 71% d’entre elles (20/28) ont répondu « pour devenir mon propre patron », tandis que 32% (9/28) ont pointé du doigt ex-aequo l’augmentation des revenus et la passion. Plus globalement, trois types de raisons principales sont à l’origine de leur idée de créer leur propre activité. Le premier concerne la profession proprement dite, la formation et la passion. Le deuxième porte sur une volonté d’indépendance ou d’évolution. Et le troisième a trait au constat des besoins d’une clientèle auxquels leur activité peut répondre et, dans plusieurs cas, de besoins de leur communauté.
Au niveau des réseaux, la moitié des personnes interrogées ne possédait aucun employé, ni associé, et l’extrême majorité de ceux qui en possédaient en avaient moins de 5 (pour les employés) et moins de 3 (pour les associés). Et sans surprise, ces associés, employés, partenaires et clients provenaient de la même origine qu’elles. En termes d’apports de leur activité à la population liégeoise, les réponses des personnes interviewées peuvent être divisées en trois registres. Le premier rassemble les apports économiques (création d’emplois, paiement de taxes, dynamisme économique, apports de nouveaux produits et services, etc.). Le deuxième concerne l’interculturalité avec la promotion de cultures extra-européennes à travers des produits souvent culinaires, la valorisation de savoir-faire étrangers, la contribution au rayonnement de la ville et du pays, l’ouverture culturelle, etc. Enfin, le troisième concerne les apports de type social, avec des commerces perçus comme un lieu de rencontre, d’échanges, de cohésion sociale, comme une présence dans des quartiers désertifiés, comme une opportunité de déconstruire les préjugés, etc.
Un soutien essentiellement familial et communautaire
Sur le plan des difficultés, discriminations et aides, un tiers des répondants affirment n’avoir reçu aucun soutien dans la création ou le développement de leur activité. Et lorsque ce soutien existe, il provient essentiellement du cercle familial (la moitié de l’échantillon) ou de la communauté, bien avant celui d’une structure privée (4/28). A contrario, 15 des 28 personnes assurent avoir été confrontées à des difficultés spécifiquement liées à la discrimination et aux préjugés. Il s’agit, en premier lieu, de différends avec des organismes privés et publics (banques, assurances, etc.) et de la non reconnaissance d’un diplôme obtenu à l’étranger. Certains évoquent aussi un système administratif obsolète et rigide, ainsi qu’un manque d’informations.
Dans le même temps, deux tiers des répondants n’ont pas cherché d’aide ou d’accompagnement pour solutionner leur problème. Les raisons essentielles invoquées à ce sujet sont la méconnaissance des possibilités d’aide, le manque de temps, la recherche d’une efficacité en un temps court, ou une volonté de trouver des solutions par soi-même, notamment pour une question de « fierté ». Au final, seuls, 9 répondants sur 28 ont cherché de l’aide. Celle-ci était soit d’ordre juridique, soit d’ordre comptable, soit un accompagnement en matière de développement personnel.
Une réussite liée au réseau et à l’accompagnement
L’ensemble des données recueillies dans cette enquête a permis d’identifier quatre types d’entrepreneurs. Le premier associe un gros volume, une diversité, une scolarité longue, un caractère ou soutien familial, et un choix assumé. Le deuxième regroupe un choix validé et épanoui, mais un volume et une scolarité faibles. Le troisième associe un choix subi, mais un grand volume, une scolarité et une diversité. Enfin, le quatrième type d’entrepreneur cumule un faible volume, une homogénéité et un choix subi.
L’analyse de l’enquête qui a tenté de cerner davantage ces quatre groupes d’entrepreneurs a associé un certain nombre de caractéristiques à leur profil. Le premier groupe, celui qui réussit le mieux, est également celui qui a reçu le plus d’aide, de soutien et d’accompagnement, ce qui tendrait à laisser apparaître que la réussite implique un réseau et une connaissance des moyens d’accompagnement. On peut noter également que la discrimination croise les quatre groupes, mais pas avec la même importance. Cette analyse stipule toutefois que l’échantillon de l’enquête n’est pas assez large pour que la typologie établie soit considérée comme fixe. Il s’agit plutôt de tendances qui pourront être validées ultérieurement en les croisant avec d’autres approches.
L’importance de prendre son temps et s’informer
Cette étude permet néanmoins d’adresser une série de recommandations aux différents protagonistes de ces initiatives d’entrepreneuriat, formulées par les répondants. En ce qui concerne les futurs entrepreneurs, ces répondants conseillent d’être déterminé, positif et motivé. Ils soulignent aussi la nécessité de prendre son temps et de faire l’effort de s’informer correctement, en vérifiant et recoupant les informations. Il s’agit également pour eux de bien s’entourer, en particulier du cercle familial ou amical. Et il est aussi conseillé de s’adresser aux administrations publiques en ligne directe.
Au niveau des organismes publics et des décideurs, plusieurs répondants soulignent la responsabilité de ces organismes dans l’accès à l’information et à l’accompagnement, recommandant à ces structures de fournir un accompagnement et de jouer un rôle de conseil basé sur des rencontres régulières. Ils mettent néanmoins en exergue la persistance de pratiques discriminatoires, ce qui incite certains d’entre eux à insister pour que les plaintes pour discrimination soient traitées de manière droite et correcte. Une autre demande pratique est qu’un système de guichet unique soit adopté par la Ville de Liège pour assurer le conseil et l’accompagnement de tous les indépendants. De même, il est souhaité que les responsables politiques prennent conscience de la réalité des problèmes des entrepreneurs migrants, et qu’une embauche de personnel issu de la diversité soit mise en place. La question de la maîtrise du français est également soulevée.
En ce qui concerne les associations de migrants liégeoises, les personnes interrogées leur accordent principalement deux types de rôle : d’une part, travailler en synergie et se mettre ensemble pour se faire entendre par les autorités, et, d’autre part, fournir de l’aide, des informations et des contacts. Elles doivent donc, à leurs yeux, informer et sensibiliser les nouveaux arrivants et le grand public, mais également accompagner et former, notamment à la gestion et à l’entrepreneuriat, ainsi que, selon une partie des répondants, à la langue française.
Dominique Watrin