Le déni des crimes racistes : l’énigme de la race qui tue deux fois
Les crimes racistes ont pour dénominateur commun d’ajouter de l’abject à l’horreur. Le plus surprenant est que les protagonistes institutionnels d’un dossier de ce type, peinent régulièrement à entériner le caractère raciste de ces crimes, et à les traiter et les sanctionner en tant que tel. La chercheuse française d’origine algérienne, Rachida Brahim a longuement étudié ce phénomène à propos duquel elle a rédigé un ouvrage au titre évocateur, « La race tue deux fois », sous-titré « Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000) ». Elle était récemment de passage à Mons pour apporter un éclairage sur cette problématique et pour débattre autour de la question « Quels impacts du déni des crimes racistes ? »
L’initiative émanait conjointement de l’Espace Sémaphone (projet qui « lutte pour une amélioration de l’accueil des migrants, du vivre ensemble à visée égalitaire et des relations interculturelles »), du PAC Mons-Borinage et de la Plateforme « Décolonisation des esprits et de l’espace public » de Mons. L’objet de son intervention tendait à aborder quatre axes de la thématique du jour. Le premier est que la dimension raciste de crimes subis par les personnes étrangères ou perçues comme telles n’est que trop rarement reconnue. Le deuxième est que les crimes et passages à l’acte racistes sont rarement reconnus dans cette dimension spécifique, que ce soit sur le plan politique, judiciaire ou médiatique. Le troisième est la question des impacts de ce déni sur les victimes et leurs familles. Et enfin, le quatrième est l’identification des racines de l’absence de reconnaissance de la dimension raciste de ces violences.
Pas de prise en compte spécifique
Basée à l’origine dans la région de Metz, puis partie s’implanter du côté de Marseille, Rachida Brahim peut faire valoir une double expertise pour se pencher sur la question des crimes racistes, puisqu’elle est docteur ès sociologie mais également historienne. C’est donc armée de cette double clé d’entrée qu’arrivée dans la cité phocéenne où elle fréquente ce qu’elle appelle « des personnes engagées » elle va découvrir concrètement l’existence de crimes racistes impunis. Face à cette réalité, elle voit se dresser devant elle une énigme qui deviendra son sujet de thèse et l’ouvrage qui s’ensuivra : comment cela est-il possible dans un état démocratique avec un système judiciaire bien en place ?
La question qui hante la chercheuse est celle du racisme structurel qui amène à l’impunité des crimes racistes. Pour elle, se pencher sur cette problématique s’apparente à une démarche vitale. Comme le stipule le titre de son ouvrage, « La race tue deux fois », il y a, d’une part, les agressions physiques proprement dites, avec leurs séquelles physiques et psychologiques, et il y a, d’autre part, une impunité devant la justice au sein de laquelle 98% des crimes racistes se soldent par un non-lieu, un acquittement ou une peine légère.
Pire même, selon Rachida Brahim : « Il n’existe pas en France de loi qui permette de prendre en compte spécifiquement les crimes racistes, détaille-t-elle. La discrimination oui, mais pas le crime raciste. Des politiques publiques produisent des inégalités et une partie des lois visent à rendre des personnes différentes en fonction de leur race. C’est une logique racialiste. Ces personnes forment une partie de la population jugée « dangereuse ». Et face à cette logique, la vision de la protection de ces personnes est une logique universaliste avec les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous. Il n’y a pas de loi pour les crimes spécifiques comme les crimes racistes. Les personnes concernées se trouvent donc prises dans une sorte d’étau. »
Et de prendre l’exemple, hallucinant à ses yeux, de la politique du logement initiée au lendemain de l’indépendance de l’Algérie en 1962. « Il y avait en France, développe-t-elle, un conflit entre les valeurs républicaines et la logique racialiste de l’époque selon laquelle « les greffes raciales ne prendront jamais. » Cela a entraîné ultérieurement l’instauration de lois particulières pour freiner l’immigration africaine subsaharienne, basée sur l’idée toute faite que les Africains vont générer une insalubrité publique, qu’ils sont violents, dérangeants et donc, intrinsèquement « inassimilables ». Cette politique s’est accentuée dans les années 70, puis 80, avec des logements par communauté devenus des ghettos, et des politiques provisoires d’assistance dans certains quartiers, mais aussi des glissements de représentations stigmatisant la couleur de peau, etc. »
Une base de données de près de 730 cas
Pour mener à bien sa recherche sur les crimes racistes et leur déni, Rachida Brahim est d’abord partie à la recherche de données objectives. C’est ainsi qu’elle s’est penchée sur les archives de la presse, de la police, de la justice, des renseignements généraux, etc. Ce large « ratissage » lui a permis de se constituer une base de données de près de 730 cas d’agressions racistes (parmi lesquelles une dizaine de femmes), survenues dans des grandes zones urbaines mais aussi dans des coins reculés.
La sociologue a pu établir une forme de typologie de ces agressions. Il y a d’abord celles qui relèvent de violences idéologiques revendiquées, liées à l’extrême droite. On y retrouve des faits comme l’incendie de baraquements abritant des immigrés. Il y a ensuite les violences situationnelles qui sont attachées à la vie quotidienne. Ce sont les violences de celles et ceux qui estiment avoir un bien, une voiture, un travail, une famille, une tranquillité, etc. à protéger. Face à elles et eux, les personnes se muent d’assaillants potentiels en victimes potentielles. Il y a enfin les violences disciplinaires qui consistent, pour des représentants de l’autorité publique (policiers, douaniers, personnel hospitalier, etc.), à « discipliner » par la force des corps de personnes jugés déviants.
La notion de post-mémoire
Ce qui interpelle Rachida Brahim, c’est qu’il n’y a pas de répertoire de crimes qualifiés de racistes dans les archives judiciaires françaises, ce qui implique qu’on ne peut pas statuer à ce niveau. Son étude lui a permis de mettre en lumière l’existence de beaucoup de clichés reproduits dans les années 70, 80 et 90. « L’homme arabe était considéré comme un homme violent, dangereux, explique-t-elle. La femme arabe comme théâtrale, hystérique… Cette vision a entraîné un énorme flot de traumas raciaux : beaucoup de cas de suicide, des questions de drogue, beaucoup de cas de schizophrénie… »
Aujourd’hui, la chercheuse ajoute à cette approche celle de la notion de post-mémoire. Avec une question centrale : comment vit-on cet héritage douloureux ? Il existe une violence de masse subie par la famille. À une violence coloniale s’est adjointe une violence raciale à laquelle s’est parfois ajoutée une violence de genre. Pour Rachida Brahim, son livre est un acte de réparation, à la fois réparateur et libérateur. Il incite au partage des histoires et à la libération de la parole.
Dominique Watrin
La race tue deux fois Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Rachida Brahim, Syllepse Éditions, 2021.