Utiliser le plurilinguisme des migrants pour en faire un levier de leur apprentissage du français
L’apprentissage de la langue du pays d’accueil est une étape cruciale dans le parcours de migration. Véritable clé d’accès à une nouvelle vie, il est sans cesse l’objet d’études et de recherches visant à le rendre plus efficient et plus adapté au public des migrants concernés. Le CAI (Centre d’Action Interculturelle de Namur) et le CRILUX (Centre Régional d’Intégration de la province de Luxembourg) ont récemment remis le couvert sur le sujet, en collaboration avec l’Henallux (Haute École de Namur-Liège-Luxembourg), lors de leur quinzième rencontre FLES (Français Langue Étrangère et Seconde) au cours de laquelle a été abordé un volet spécifique de la thématique, avec un intitulé énoncé sous forme de question : Comment utiliser le bagage linguistique des apprenants comme levier de l’apprentissage ?
S’ils ne proviennent pas du même pays, n’ont pas le même vécu et ne partagent pas la même culture, les apprenants FLES ont pour point commun de pratiquer une ou plusieurs langues en plus du français. Ce bagage linguistique, antérieur à l’apprentissage du français, constitue une ressource précieuse sur laquelle il est possible de s’appuyer pour ancrer davantage leurs compétences langagières en français. Pourquoi et comment exploiter des activités plurilingues qui favorisent l’apprentissage de la langue par les adultes en contexte migratoire ? Telle était la question centrale de la journée partagée entre exposé interactif et ateliers d’échanges. Avec quatre objectifs à la clé : favoriser la rencontre des différents acteurs en FLES, stimuler l’échange de ressources et d’outils en FLES, mettre en place des réseaux de communication entre acteurs en FLES et enfin, échanger, confronter, débattre et partager les pratiques sur les thématiques abordées.
Plurilinguisme et politiques linguistiques
Principale oratrice de la journée, Élodie Oger, docteure en langues et lettres, est enseignante à l’Henallux et à l’UCLouvain. La conférence plénière qu’elle a donnée sur la question du jour s’est d’abord penchée sur la relation entre le plurilinguisme et les politiques linguistiques éducatives. Historiquement, l’idée à l’origine des États-Nations reposait sur un principe simple : un peuple = une nation = une langue. Ce principe a, par exemple, mené en France à l’éradication progressive des patois après la Révolution française. Dans les esprits, le monolinguisme est donc un état de fait. Et c’est une situation qu’il s’agit de conserver. L’idée est qu’une seule langue parlée dans un pays permet de mieux se comprendre et renforce la cohésion sociale.
Pourtant, dans le monde, la plupart des locuteurs sont plurilingues et, dans les faits nous évoluons dans une société plurilingue. Si on s’attarde sur la diversité linguistique, on constate que des pays comme la Papouasie-Nouvelle-Guinée (840), l’Indonésie (712), le Nigéria (522) et l’inde (454) sont ceux où on compte le plus grand nombre de langues vivantes. Plus près de chez nous en France, plus de 75 langues sont présentes sur le territoire. Autre chiffre significatif : à Bruxelles, un élève sur deux parle une autre langue que le français à la maison.
Dès sa constitution, le Conseil de l’Europe a prôné la diversité linguistique et le plurilinguisme. Il reconnaît et s’intéresse à toutes les langues, qu’elles soient nationales et officielles, étrangères, régionales ou minoritaires. Dans ce contexte, il propose des stratégies d’élaboration des politiques pour promouvoir ce plurilinguisme et la diversification linguistique de manière planifiée et cohérente. Le CECR (Cadre Européen Commun de Référence pour les langues) et le Portfolio des langues sont des outils qui participent à cette politique.
Une compétence plurilingue déséquilibrée
Les travaux de psychologie cognitive établissent que la compétence plurilingue est déséquilibrée. On n’atteint pas le même niveau dans chaque langue ni dans chaque secteur (verbal, écrit, etc.) de la langue. Cet état de fait va totalement à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle un.e bilingue parle parfaitement deux langues. Dans la réalité, on constate des usages différents des langues. Par exemple, l’anglais dans le domaine professionnel mais pas pour les sujets familiers. De même, le répertoire est composite et évolutif, et les langues sont connectées.
Acquérir une langue de plus, c’est augmenter sa capacité de comprendre, de communiquer, de manipuler la langue, et d’appréhender l’arbitraire du signe, à savoir le fait qu’il n’y a pas de lien direct entre le mot et l’objet qu’il désigne. Sur un plan humain, le plurilinguisme favorise l’estime de soi, la confiance en soi et l’empathie pour l’autre. Au niveau concret, on apprend toujours une langue en se référant à sa langue maternelle (celle qui vient de la famille), à ne pas confondre avec la langue de référence (celle dans laquelle on développe les fonctions de langage).
L’interdépendance des langues
En ce qui concerne le plurilinguisme et l’apprentissage du français, Élodie Oger tient à évoquer le professeur Jim Cummins qui a établi, en 2000, l’hypothèse de l’interdépendance des langues. Elle rappelle ses théories de la « double échelle » et du « double iceberg ». La première dresse le constat selon lequel la bonne maîtrise de la langue d’origine permet une maîtrise facilitée de la langue d’accueil, en l’occurrence le français. La deuxième définit que, comme l’iceberg, les langues possèdent une partie émergente spécifique, les compétences linguistiques (alphabet, grammaire, prononciation, etc.), et une partie immergée commune à travers les langues et composée des compétences cognitivo-langagières, (stratégies de lecture, etc.), postulant de ce fait que l’apprentissage d’une langue facilitera celui de l’autre.
Ce bilinguisme additif (c’est-à-dire qui favorise l’apprentissage d’une seconde langue sans effet néfaste sur l’acquisition et le maintien de la langue première) nécessite une bonne estime de sa langue maternelle. La condition de base pour que cet apprentissage se produise est de se l’autoriser. Dans certains cas, les langues se font concurrence (par exemple, l’anglais, langue valorisée, au détriment des dialectes dévalorisés) et le bilinguisme se fait alors soustractif, avec un apprentissage de la langue seconde qui se fait au détriment du développement de la langue maternelle, allant parfois jusqu’à l’effacer.
Le procédé de l’anthropologie langagière
Comment partir du plurilinguisme du public apprenant comme levier pour apprendre le français ? Un procédé est l’autobiographie langagière qui est un moyen d’explorer le répertoire linguistique de chacun.e. Il s’agit d’un récit où l’auteur.e se raconte à travers les langues qui constituent son répertoire linguistique. Cet exercice permet deux choses. D’abord, d’identifier les langues constitutives de son répertoire linguistique, le contexte de leur acquisition et de leur utilisation. Ensuite, d’exprimer les émotions, les sentiments qu’inspirent ces langues.
L’autobiographie langagière est instructive à la fois pour l’apprenant, pour l’enseignant et pour le chercheur. Elle révèle différents éléments essentiels : les représentations que l’individu se fait des langues, la manière dont il se les est appropriées, le statut qu’ont ces langues au sein du répertoire linguistique ainsi que leur contexte d’utilisation, les différentes reconfigurations du répertoire, ainsi que les émotions et sentiments (parfois ambivalents) que ces langues suscitent.
Plus spécifiquement, l’apprenant.e devient expert.e de sa propre langue. Sa démarche est active au niveau du processus d’apprentissage et renforce ses capacités d’observation, d’analyse, de mise en relation des langues. Elle permet un travail sur les similitudes et les différences, sans faire intervenir le métalangage et elle ne désavantage pas l’apprenant.e faiblement scolarisé.e. De plus, elle désacralise le français, en en relativisant l’importance et la difficulté. De son côté, la personne enseignante devient apprenante. Elle laisse l’expertise aux apprenant.e.s et prend conscience que ces apprenant.e.s possèdent des connaissances et des compétences utiles qui peuvent être mobilisées. Son nouveau rôle devient d’aider ces apprenant.e.s à organiser leurs connaissances.
Sur un plan plus technique, l’autobiographie langagière permet de comparer des éléments comme l’alphabet, la prononciation, le genre des mots, la structure de la phrase, la place des mots, l’intonation, etc. mais aussi des actes de paroles (remercier, poser des questions, etc.), des genres de discours (lettre, cv, recette de cuisine, etc.), des gestes ou des faits culturels.
Dominique Watrin