Le racisme, un mal quotidien mais aussi un phénomène permanent au service d’un système de domination
La dénonciation du racisme, qualifié aujourd’hui de toutes parts de « systémique », est un message sans cesse martelé par les opérateurs du secteur concerné. La Ville de Verviers n’a pas échappé à la vague d’indignation et de sensibilisation. La septième édition de son festival Libertad organisée récemment a été une nouvelle occasion pour le collectif composé d’un éventail de partenaires, parmi lesquels figurait le CRVI (Centre Régional Verviétois d’Intégration), d’évoquer la question à travers une conférence intitulée « Racisme systémique : autopsie d’un système de domination ». Une réflexion collective doublée d’un message de solidarité et d’un appel à la tolérance.
L’objectif de la conférence verviétoise était triple. Le premier était d’aborder des questions sensibles en termes de racisme et de lutte contre un système de domination. Le deuxième était d’amener chacun à se questionner sur la fonction sociale, économique et politique du racisme. Et le troisième était d’évoquer les luttes et les courants qui en découlent, autour de concepts clés tels que l’intersectionnalité, l’afroféminisme, ainsi que la blanchité et les privilèges qui en découlent. Conçue sous la forme d’un échange avec quatre intervenantes, deux issues de la sphère des médias français, deux ancrées dans le combat de terrain belge, la séance s’est avérée être une opportunité de croiser les visions et de rappeler la persistance d’un fléau qu’il convient de combattre pied à pied.
Les quatre protagonistes de la soirée avaient toutes des profils engagés. La première, Nesrine Siaoui, est journaliste diplômée de Sciences Po Paris, auteure de deux ouvrages remarqués : « Illégitimes » dans lequel elle raconte sa trajectoire de « transclasse » issue de l’immigration et « Seule » qui dénonce les violences racistes et sexistes vécues par les femmes maghrébines. La deuxième, Rokhaya Diallo, enseigne à la Sorbonne à Paris, est chroniqueuse en radio et en télévision, éditorialiste pour le Washington Post et fondatrice de « Kiffe ta race », premier podcast francophone consacré aux questions raciales. La troisième intervenante, Sarah de Liamchine, est militante féministe intersectionnelle, co-directrice du PAC (Présence et Action Culturelles) et présidente de Solidaris Wallonie. Enfin, la quatrième, Ariane Estenne, est présidente du MOC (Mouvement Ouvrier Chrétien), un collectif d’organisations qui regroupe la CSC, les Mutualités chrétiennes, Vie Féminine, les Équipes populaires et la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne).
La question de la légitimité
Première intervenante à s’exprimer, Nesrine Siaoui a démarré son propos en évoquant le contenu de son premier ouvrage. Parlant de son parcours qui a fait d’elle une transfuge d’un milieu ouvrier racisé à un milieu bourgeois qui n’était pas le sien, elle souligne à quel point une famille racisée est victime d’agressions racistes au quotidien qui constituent ce qu’on appelle le racisme ordinaire. En tant que transfuge, elle a eu un pied dans les deux milieux, populaire et de « l’élite ». C’est cette double appartenance qui lui a fait prendre conscience qu’une maghrébine comme elle ne peut jamais être considérée comme bourgeoise, alors qu’une transfuge blanche peut opérer cette transition.
Cet obstacle se double de la question de la légitimité. En tant que jeune femme racisée sélectionnée par concours pour accéder à une école supérieure, elle a subi la critique d’avoir « pris la place » de quelqu’un d’autre. Son parcours a été analysé sous l’angle des quotas, un élément qui lui fait dire qu’une personne dans sa situation ne sera et ne pourra jamais être légitime. À ce propos, elle rappelle que la légitimité est un pouvoir qui permet de ne jamais être remis en cause dans sa position, ouvrant la porte à la reproduction d’un système de domination. Ce qui lui fait dire que les personnes racisées n’ont pas droit à l’erreur, pas droit à la médiocrité.
Pour elle, sur le plan pratique, tout le monde est racisé ; c’est le racisme sociologique. Il existe des personnes racisées favorablement (essentiellement les blanc.he.s) et d’autres défavorablement (les noir.e.s, les voilées, etc.). Cette identité raciale est sans cesse en mouvement et la racialisation varie suivant le contexte. La position de la personne noire est, par exemple, différente selon qu’elle vive en Europe ou aux États-Unis, et celle de la personne arabe, selon qu’elle se situe en Europe ou à Dubaï.
Un combat collectif
À la tête d’un MOC qui a fêté ses 100 ans l’an dernier, Ariane Estenne évoque un mouvement majoritairement blanc qui travaille avec des milieux populaires, victimes de discriminations, dépourvus de privilèges mais pas majoritairement racisés. Lors d’une campagne intitulée « Raciste malgré moi ! », son organisation s’est inscrite dans la ligne de mener des actions pour changer le système, en faisant passer la préoccupation de l’individuel au niveau collectif. Selon l’intervenante, il existe des divergences démocratiques autour des luttes communes comme l’antiracisme en Belgique, mais il ne faut pas les condamner car elles sont propres à tout mouvement social. Le mouvement antiraciste est en phase de structuration et les divergences prouvent la fécondité du mouvement qui se construit.
Pour Sarah de Liamchine, co-directrice du PAC, mouvement d’éducation permanente et populaire existant depuis 50 ans, le principe est de travailler avec les citoyen.ne.s qui revendiquent le monde dans lequel ils/elles ont envie de vivre et de relayer leur parole, d’éduquer les gens et de les émanciper. Elle insiste sur l’importance de croiser capitalisme et racisme, et sur la volonté qu’il faut avoir que tout le monde puisse avoir sa place. Le travail du PAC vise à une prise de conscience que tout le monde a une responsabilité dans le système. Et la conscientisation doit amener à agir et, si possible, collectivement.
Des politiques publiques racistes
Sur le plan pratique, une des questions prégnantes actuellement est de savoir si les associations antiracistes historiques vont accepter de partager la parole et les subsides avec d’autres collectifs engagés. Selon Sarah de Liamchine, il faut parfois céder la place aux autres, en tout ou en partie. Les personnes blanches de l’antiracisme doivent ainsi, par exemple, céder une partie du travail, même si elles travaillent sur la question depuis longtemps. Et de rappeler que le racisme doit être vu comme une création du capitalisme pour asseoir une domination économique et que l’antiracisme implique un travail de déconstruction, dont celui au niveau de la colonisation.
Dans ce contexte, le système colonial a nourri et nourrit encore des paroles racistes. Il existe un travail important à fournir à ce niveau, identique à celui effectué autour du génocide juif (travail pédagogique, musée, etc.). Ce qui l’amène à poser la question suivante : pourquoi n’a-t-on pas déjà effectué le même travail avec le colonialisme ? Et de surenchérir en rappelant que les politiques publiques sont traversées par le racisme. L’accueil récent des Ukrainiens (réfugiés de guerre intra-européens), alors que la Belgique est régulièrement condamnée par ne pas donner l’accès à l’accueil aux personnes extra-européennes, est un exemple flagrant de cet état de fait.
Créer une horizontalité
Par son podcast « Kiffe ta race » créé en 2018, Rokhaya Diallo a voulu ouvrir un espace de discussion non anxiogène sur les questions raciales. Au départ, c’était un projet sans autre ambition que de travailler en connectant les vécus au même niveau que les propos des analystes. Il s’agissait de créer une horizontalité avec les personnes qui suivent les podcasts. L’intervenante rappelle qu’il n’existe pas de distinction biologique autour de la race mais qu’il existe un racisme social. Par le colonialisme, les ancêtres des personnes racisées ont connu une domination qui produit encore aujourd’hui des conséquences concrètes.
Il n’y a pas de rationalité qui construit des oppressions et des privilèges, mais un objectif d’oppression. On est racisé dans un contexte précis qui opprime. La racialisation comprend une diversité de traits différents et la discrimination profite aux personnes blanches, la plupart du temps à leur insu, en leur octroyant une situation de privilèges. Dans les années 80, il y avait une vision très morale du racisme qui était le fait du « méchant » et de l’extrême-droite. Il était vu comme circonscrit à quelques individus, alors qu’il était présent dans l’imaginaire populaire qui a imprégné toutes les couches de la population.
Déconstruire, former, agir
La notion de racisme systémique permet de comprendre que le racisme existe dans le tissu de la société et qu’on ne peut pas le démanteler en visant les individus. Le racisme n’est pas un sentiment, mais un produit de l’histoire qui procure un bénéfice à des gens. Pour Sarah de Liamchine, il faut lutter contre le capitalisme car c’est lui qui a créé le racisme et « bétonné » toutes les relations. Il faut donc qu’il y ait une lecture intersectionnelle qui ne scinde pas les choses. Il faut également sortir de la position de l’allié. Il y a un énorme travail à fournir là où l’on se trouve et ce, sans entrer dans le mouvement antiraciste.
Aux yeux de Nesrine Siaoui, il faut lutter contre le racisme structurel de manière active, en découvrant d’abord les faits, c’est-à-dire en comprenant notamment les moyens de lutte décoloniale déployés dans les pays colonisés, ce qui permet d’éduquer. Enfin, de son côté, Ariane Estenne rappelle les trois étapes de la démarche menée sur la question dans son organisation : l’introspection avec déconstruction, la formation et, enfin, l’action afin d’acquérir des droits et de lutter pour plus de justice et moins de discrimination.
Dominique Watrin