La langue du pays d’accueil, facteur-clé de l’insertion professionnelle : une recherche-action menée par l’IRFAM confirme l’hypothèse
La problématique est déjà criante dans notre pays lorsqu’elle concerne un public belgo-belge, mais elle prend une importance accrue quand elle implique des personnes migrantes. L’importance de l’usage de la langue dans la mise à l’emploi et la vie professionnelle de la population est une question qui interroge en permanence les chercheurs. Lors d’un récent webinaire organisé par l’Institut universitaire québécois SHERPA, centré sur les thématiques d’immigration, de diversité et de santé, Altay Manço, directeur scientifique de l’IRFAM (Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations), a fait état d’une recherche-action menée auprès de « personnes peu qualifiées et faiblement francisées dans le secteur hospitalier wallon », posant une interrogation cruciale : « La langue, indispensable pour l’emploi des migrants ? »
L’intitulé exact de l’exposé délivré dans le cadre du webinaire canadien était : « Insertion accélérée de personnes migrantes peu qualifiées, faiblement francisées : une expérience durant la pandémie, dans le secteur hospitalier wallon en pénurie de main-d’œuvre ». Il fixe les contours de l’intervention d’Altay Manço qui y a relaté la mise en œuvre et l’évaluation d’une initiative axée sur les liens entre langue et emploi, en corollaire avec les manquements de l’offre d’insertion en Wallonie. L’idée sous-jacente de cette intervention est d’émettre des recommandations en matière de formation en langue et d’insertion professionnelle pour migrants.
Un appareil d’apprentissage diffus en Wallonie
La recherche-action dont il est question a été co-signée par Altay Manço et Charlotte Poisson de l’IRFAM, ainsi que par Cossi Noudofinin du centre de formation liégeois « Le Monde des Possibles ». Le point de départ de l’exposé est le fait que les recherches démontrent une corrélation entre la compétence des migrants dans la langue de leur pays d’adoption et le niveau de leurs revenus professionnels. Même si cette corrélation fluctue suivant la profession, le secteur professionnel, etc., sans oublier les méthodes d’évaluation de ces connaissances, deux constats sont établis. Le premier est que les effets de la maîtrise linguistique sont supérieurs si le choix de l’apprentissage linguistique provient de la personne elle-même et est antérieur à l’immigration. Le deuxième est que l’offre de cours est plus motivante et efficace si elle est concomitante avec une activité professionnelle. Plus globalement, les formations linguistiques en contexte professionnel semblent aider les apprenants à se trouver un emploi, à s’y maintenir voire à augmenter leurs revenus.
Sur le même plan, ces expériences montrent aussi que ces apprenants sont plus assidus et plus motivés par l’apprentissage lorsque celui-ci intervient en contexte professionnel. Ces cours font aussi davantage sens chez les personnes qui doivent travailler pour subvenir aux besoins de leurs familles, même s’il ne faut pas perdre de vue l’effet « bloquant » de ces cours qui mobilisent du temps pouvant être consacré, par exemple, à d’autres tâches comme la recherche d’emploi ou le perfectionnement dans le secteur professionnel.
En ce qui concerne la Belgique, Altay Manço décrit l’appareil d’apprentissage linguistique comme structuré dans la partie néerlandophone du pays et diffus dans la partie francophone. En Wallonie, des cours gratuits de FLE (français langue étrangère) sont proposés aux migrants adultes dans un cadre associatif, avec des modules de formation qui ne correspondent pas forcément à leurs besoins. Les dispositifs wallons sont décrits, par leurs évaluations, comme nombreux et coûteux, avec une cohérence interne, et une pertinence par rapport aux besoins du marché et des chercheurs d’emploi, jugées faibles. Il existe de surcroît en Wallonie une vision, au sein des structures, qui consolide un système tendant à exclure plutôt qu’à inclure.
Une expérience pilote avec 76 stagiaires
Face à ce contexte, l’idée maîtresse est de mobiliser les entreprises et de diminuer l’écart entre l’offre et la demande de compétences par le biais d’un acteur « intermédiaire » dont la tâche pourrait se décliner en quatre points. Le premier point serait de sonder les besoins en matière de savoir-être et de savoir-faire technique et linguistique des entreprises. Le deuxième serait d’identifier les travailleurs migrants dont le profil s’en approche. Le troisième serait de mobiliser les structures locales de formation et d’accompagnement afin d’amener ces travailleurs vers les entreprises en manque de main-d’œuvre. Et le quatrième serait de superviser cette démarche pour l’évaluer, en prévenir les difficultés et mener à la satisfaction de l’ensemble des parties.
La recherche-action baptisée « Hospi’Jobs » a visé à tenter de répondre à cette quadruple mission. Lancée en janvier 2020 à Liège, elle s’adressait aux demandeurs d’emploi originaires de pays hors Union européenne, ayant accès à l’emploi, et s’est implantée dans le secteurs hospitalier qui était en pénurie de main-d’œuvre et soumis, à son démarrage, à la pandémie de Covid 19. Elle proposait une formation et un stage, sur une durée de douze semaines, mis en place en collaboration avec trois grands hôpitaux de la région liégeoise.
La méthodologie de la formation comprenait un volet FLE orienté vers le métier, un volet communication interculturelle et un volet visites et rencontres permettant de découvrir les métiers. L’immersion en emploi s’étalait, elle, sur une période d’un mois et prenait place sous la supervision d‘un tuteur en entreprise et d’un médiateur de l’équipe de formation. Un total de 76 personnes ont participé à cette expérience qui a pris fin en juin 2023. Le groupe comportait 51 femmes, avec une moyenne d’âge de 37 ans à la fin du cycle. La durée moyenne de présence en Belgique des stagiaires était de sept ans. Ces participant.e.s provenaient de 35 pays, dont 16 issus du continent africain. Les niveaux d’études étaient répartis comme suit : primaire (24 personnes), secondaire (31) et supérieur (21). Sur le plan linguistique, les participant.e.s se répartissaient par niveaux : débutant (14 personnes), pré-basique (19), basique (27) et moyen à supérieur (16).
Une progression plus marquée pour le français oral
Que retenir de cette expérience sur le plan de l’acquis linguistique ? Au niveau du français oral, entre le début et la fin de l’expérience, le nombre de personnes relevant des niveaux débutant et pré-basique a diminué de 33 à 22 en chiffre cumulé, le groupe débutant voyant même son nombre passer de 14 à 5, soit 9 personnes de moins. Le niveau constaté par les formateurs s’était amélioré pour 11 personnes. Ce chiffre est conforté par les responsables hospitaliers qui estimaient que le niveau de compréhension des consignes était passé à faible pour 12 personnes, moyen pour 13, satisfaisant pour 19 et bon pour 32.
L’évaluation du niveau de français écrit a enregistré une progression globalement moins marquée. Seulement 7 personnes ont connu une amélioration de leur niveau, la majorité (4) appartenant à la catégorie des débutants. Cette différence de résultats s’explique par le fait que l’initiative a privilégié l’apprentissage du français oral afin de rendre les participants plus opérationnels sur le plan des tâches de nettoyage et de manutention. Plus généralement, les chercheurs ont analysé que les personnes maîtrisant le mieux le français avant le stage ont de meilleures probabilités d’améliorer leur capacité en langues.
Une évaluation subjective positive
L’étude analyse également l’évaluation subjective des compétences en français, vue du côté des participants. Celle-ci s’appuie sur un questionnaire prenant en compte trois items en début et fin de stage : le fait d’arriver à parler facilement aux collègues hospitaliers, de se sentir à l’aise pour travailler en français, et de comprendre facilement les questions et consignes en français. Ces indicateurs sont évalués selon une échelle de fréquence : jamais, parfois, souvent, toujours.
Sur le fait d’arriver à parler facilement aux collègues, la différence essentielle concerne les personnes correspondant au niveau « parfois » dont le nombre diminue de 21 à 4 (-17) et celles du niveau « toujours » qui, lui, augmente de 32 à 54 (+22). Les deux autres niveaux varient peu : le niveau « jamais » passe de 1 à 0 et le niveau « souvent » chute de 22 à 17. Sur le fait de se sentir à l’aise à travailler en français, trois des quatre niveaux diminuent pour gonfler le quatrième, le niveau « toujours » qui passe de 13 à 44 (+31). Enfin, même constat à propos du troisième item, la compréhension des questions et consignes, dont le niveau « toujours » passe de 17 à 45 (+28), les trois autres diminuant tous.
Sur le plan de la satisfaction subjective des participants, les formations ont recueilli le suffrage de la majorité des participants, à la fois au niveau de l’articulation avec le terrain et au niveau de la confiance en leur capacité d’acquisition de nouvelles compétences en contexte d’emploi, même si cette confiance est moins présente chez les femmes. La motivation et l’assiduité des participants sont aussi à noter. De l’avis unanime, l’initiative a également permis aux stagiaires de faire croître leur capital social (tissage de liens avec le personnel des hôpitaux, bonne ambiance de travail, etc.).
Des attentes parfois exagérées
Plusieurs points négatifs ont également été relevés au terme de la formation. Les difficultés en français ont été source de stress pour les participants. De même, l’existence du programme de formation, ainsi que son contenu, n’ont pas toujours été relayés sur le terrain. Le fait notamment que les stagiaires n’ont pas toujours été identifiés comme tels semble avoir généré des attentes indues à leur égard, tant sur le plan de la maîtrise du français que sur le plan technique et ce, tout particulièrement, en période de pression où ils ont parfois été considérés comme une main-d’œuvre à part entière, avec des attentes en termes d’autonomie et des exigences trop élevées.
Les interviews d’évaluation auprès des stagiaires montrent néanmoins que les compétences techniques sont un aspect ayant particulièrement progressé suite au programme. Une mise à l’emploi a même été possible pour certain.e.s participant.e.s à qui les responsables des ressources humaines ont proposé des contrats temporaires. Pour les autres, la démarche aura permis de clarifier un projet professionnel en se confrontant à la réalité de terrain, ou, parfois, de se définir une nouvelle trajectoire professionnelle, un constat valable aussi bien dans les secteurs du nettoyage que de la logistique.
Les indicateurs d’insertion pointent, par ailleurs, que la quasi-totalité des personnes ayant abandonné le stage sont des femmes, tandis que les hommes sont surreprésentés parmi les 26 personnes qui ont reçu une proposition d’emploi à l’issue du stage. Néanmoins, un an après le stage, 52% des hommes et 37% des femmes étaient en emploi, ce chiffre passant à 60 et 51% six mois plus tard.
Combiner l’enseignement linguistique et l’insertion professionnelle
Cette expérience indique que, si l’insertion professionnelle des travailleurs immigrés dépend de leur niveau d’éducation et de compétences techniques, elle est surtout liée à leur capacité à communiquer dans la langue du pays. Les connaissances linguistiques sont donc capitales pour un accès durable à l’emploi, même si l’observation montre que les cours généralistes ne confèrent pas suffisamment et assez rapidement les capacités linguistiques utiles pour réussir dans le monde du travail. L’idée serait donc de combiner l’enseignement de la langue du pays d’accueil prodigué à des migrants adultes avec des finalités sociales concrètes et immédiates comme l’insertion à l’emploi. Sur ce plan, la piste la plus intéressante semble donc d’articuler la formation linguistique avec l’acquisition de compétences professionnelles.
La stratégie d’Hospi’Jobs de promouvoir l’apprentissage du français en contexte d’emploi reste encore peu usitée en Wallonie. L’action menée en réseau est basée sur la convergence d’intérêts entre partenaires formateurs et hospitaliers, avec, pour résultat, la mise en œuvre du dispositif dont le taux d’insertion à moyen terme est de plus de 50%. L’accompagnement personnalisé du public migrant concerné apparaît primordial dans ce contexte. L’expérience correspond à un nouveau paradigme en matière d’insertion, au bénéfice d’un public qui représente des ressources et d’un secteur en demande de talents, dont l’articulation s’avère complexe. La dimension tutorat en entreprise apparaît comme une des facettes qui doit être poursuivie en urgence.
Dominique Watrin