L’extrême droite en Belgique et en Europe : une menace permanente qu’il ne faut pas sous-estimer
À l’aube d’une année 2024 riche en scrutins, le phénomène de l’extrême droite concentre plus que jamais l’attention des analystes et des observateurs de la vie politique. Notre pays n’échappe pas à la préoccupation et, au sein de celui-ci, les centres régionaux d’intégration s’érigent en première ligne des acteurs sociaux vigilants. C’est dans ce contexte que le CeRAIC (Centre Régional d’Intégration de la région du Centre) a récemment mis sur pied un colloque intitulé « Montée de l’extrême droite en Europe et en Belgique, les digues vont-elles céder ? » Un événement en guise de piqûre de rappel historique des pages sombres vécues depuis le milieu du siècle dernier, mais aussi une invitation à une vigilance de tous les instants face à des formations et mouvements politiques qui s’affichent plus vivants que jamais, tant en Belgique qu’en Europe.
La thématique du colloque alliant un exposé en séance plénière et des ateliers sur plusieurs de ses aspects plus précis partait du constat que toute une série de pays d’immigration virent à droite en Europe. Cet état de fait inquiétant a amené tout naturellement l’équipe du CeRAIC à se poser une question cruciale : quels pourraient être les risques d’un basculement politique vers l’extrême droite et quel pourrait en être l’impact sur la politique d’intégration ? Pour circonscrire la question, appel avait été fait à un spécialiste à l’attention particulièrement aiguisée sur la thématique, en la personne de Benjamin Biard, docteur en sciences politiques, chargé de recherches au CRISP (Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques) et chargé de cours à l’UCLouvain. Et le moins qu’on puisse écrire, c’est que son tour d’horizon ne rassure pas, voire fait carrément froid dans le dos.
Une histoire contemporaine en quatre phases
Pour Benjamin Biard, définir l’extrême droite est une tâche malaisée. Selon lui, il s’agit d’une idéologie qui prône l’inégalitarisme et le nationalisme. Ce nationalisme présente deux faces. La première est la visée de l’autonomie d’une région et la deuxième est la poursuite de l’homogénéité d’un territoire. Son programme d’actions qui en découle est un programme identitaire qui met la démocratie sous tension : mise en danger de la sécurité de l’État, pression sur le pilier libéral et l’ensemble de ses valeurs (État de droit, droits des minorités, liberté de la presse, etc.). L’extrême droite constitue une galaxie dans laquelle on retrouve des mouvements, des partis et des organes de presse. Celle-ci ne s’inscrit pas forcément dans la finalité de recherche du pouvoir mais elle essaie d’influencer la société dans le sens de ses idées et de diffuser ses théories, comme celle du grand remplacement. Ses composantes visent une guerre culturelle, avant une guerre politique.
Le développement de l’extrême droite en Europe depuis la seconde guerre mondiale s’est effectué en quatre phases, auxquelles certains experts en ajoutent une cinquième. La première de ces phases se situe juste après la guerre. Il s’agit de l’émergence d’une extrême droite néofasciste qui n’arrive pas à se développer, avec des partis comme le MSI en Italie ou le Parti Socialiste du Reich en Allemagne. La deuxième phase s’étend des années 50 au début des années 70. Durant cette période, l’extrême droite rencontre un succès éphémère. Avec des partis comme celui de Pierre Poujade en France, elle délaisse les éléments néofascistes pour des combats comme, dans ce cas précis, l’antifiscalisme ou la protection des artisans et des petits indépendants.
La troisième phase court du début des années 70 à la fin des années 90. Elle est celle du développement et de l’enracinement de l’extrême droite. C’est le cas du Front National en France ou, dans notre pays, du Vlaams Blok, né de la Volksunie, en Flandre. Le but poursuivi au cours de cette période est la dédiabolisation. Enfin, la quatrième phase qui démarre à la fin des années 90 est celle de rapprochement du pouvoir, voire de l’accès au pouvoir. Cette phase peut être incarnée par le FPO en Autriche. Certains observateurs ajoutent une cinquième phase ultérieure aux quatre précédentes. Celle-ci serait celle de l’exercice du pouvoir, menant à une contamination du pouvoir par ses idées.
Une situation contrastée en Belgique
Sur le plan géographique, Benjamin Biard observe trois types d’extrême droite en Europe : l’extrême droite au pouvoir, en soutien du pouvoir ou dans l’opposition. Parmi les partis au pouvoir, il y a, par exemple, l’UDC en Suisse. C’est un parti qui, au départ, visait la défense de couches de la population comme les paysans et qui s’est radicalisé dans le temps. De la fin des années 80 au début des années 90, il a intensifié sa communication devenue populiste, souverainiste, raciste et sécuritaire, avec des idées maîtresses comme l’arrêt de l’immigration ou le rétablissement de la peine de mort. Passé de résultats électoraux modestes à plus de 22% des voix en 1999, il avoisine aujourd’hui les 25% et occupe deux postes ministériels sur sept en Suisse. Dans le même ordre d’idées, on retrouve des formations à la trajectoire similaire dans plusieurs pays : Lega et Fratelli d’Italia au pouvoir en Italie, le FPO au pouvoir en Autriche au début des années 2000, le SNS parti nationaliste au gouvernement depuis octobre en Slovaquie, le Parti du Progrès qui a rejoint le gouvernement en Norvège ou le parti populaire en Estonie. Tous ces partis ont pour cible une minorité. C’est, par exemple, la minorité hongroise pour le SNS slovaque ou la minorité russe pour le parti populaire estonien.
Parmi les partis en soutien à un gouvernement minoritaire, on peut citer le Partij voor de Vrijheid (PVV) de Geert Wilders aux Pays-Bas, le Dansk Folkenparti (DF) au Danemark ou le Sverige Demokraterna (SD) en Suède, passé de moins de 3% en 2006 à plus de 20% en 2022. Enfin, parmi les partis dans l’opposition, on ne peut pas ne pas citer le Rassemblement National (ex-Front National) français qui est toujours dans sa phase de dédiabolisation. Un travail qui porte partiellement ses fruits puisque les indicateurs de la perception du danger représenté par le RN affichaient près de 75% des personnes estimant qu’il représentait un danger au milieu des années 90 pour seulement 46% fin 2022.
En Belgique, l’extrême droite connaît une situation contrastée. Plusieurs facteurs expliquent cet état de fait. Il y a d’abord les divisions internes et l’absence de leader charismatique de l’extrême droite côté francophone. Il y a ensuite le rôle de la société civile dont certains acteurs décortiquent le discours en amont et d’autres comme les groupes antifascistes impactent les décisions en aval. Il y a également le cordon sanitaire médiatique, présent surtout en Wallonie, qui présente l’extrême droite comme pas respectable. Il y a enfin la confrontation du nationalisme avec la faiblesse du sentiment d’identité nationale.
Des indicateurs pas très encourageants tant en Flandre qu’en Wallonie
La question cruciale se pose alors : la situation est-elle immuable ? Non, affirme sans hésitation Benjamin Biard. Et selon lui, il y a trois raisons à cela. La première est qu’il y a plusieurs cas à l’étranger où on a cru que l’extrême droite ne reviendrait plus. Notamment en Allemagne et en Espagne où elle a doublé en quatre ans son nombre d’élus et a accédé au pouvoir cette année. La deuxième raison est qu’il existe une offre électorale. En Belgique francophone, il y a le parti Nation et le parti Chez Nous qui a émergé en 2021 et qui est soutenu par le Vlaams Belang.
Enfin, la troisième raison est qu’il y a une demande électorale. Et les clichés sur l’immigration, partagés dans les deux parties du pays, le prouvent. Dans une recherche intitulée « Pourquoi l’immigration ? 21 questions que se posent les Belges sur les migrations », un item comme « Les immigrés accentuent les problèmes de criminalité au niveau national » recueillent, par exemple, 66% de oui en Wallonie pour 67 en Flandre et 58 à Bruxelles. Et les scores d’adhésion à d’autres items concernant l’occupation des emplois au détriment des natifs ou l’appauvrissement de la vie culturelle par les immigrés ne sont pas beaucoup plus rassurants.
Côté néerlandophone, les indicateurs ne sont pas encourageants et ce, depuis longtemps. Le programme en 70 points relatif à l’immigration du Vlaams Blok, ancêtre du Vlaams Belang, sorti en 1992, est glaçant. Il affichait déjà des propositions nauséabondes en lien avec le souhait d’un référendum sur les problèmes causés par l’immigration. Citons, pour rappel, des idées comme la sauvegarde de la spécificité de notre peuple, l’application du principe de « notre peuple d’abord ! », l’instauration d’un arrêt effectif de l’immigration, l’accélération des retours au pays, la mise en œuvre d’une politique de découragement de l’immigration, l’organisation des retours, etc. Avec des propositions concrètes comme la dissolution d’Unia, l’annulation de la reconnaissance de l’Islam comme religion par l’État, l’exigence de posséder la nationalité belge pour bénéficier de certains services (aides sociales, logements sociaux, emploi…), le durcissement des conditions d’accès à la nationalité, etc. Le mouvement nationaliste Schild en Vrienden va dans le même sens en évoquant une Flandre menacée, des flux migratoires incontrôlés, des groupes de personnes d’origine étrangère s’excluant de la société, etc.
Du côté francophone, le message général de Chez Nous n’est guère différent. Il revendique refuser l’immigration massive et combattre l’islamisation qui transforme notre pays, avec des messages sans équivoque (« Réservons les aides sociales aux Belges », « Supprimons le regroupement familial », « Non au droit de vote des étrangers ») et des slogans chiffrés erronés sortis de nulle part comme « 20% de la population belge est d’origine étrangère (hors UE) ».
Dominique Watrin