L’exploitation du Congo par la colonisation : un type de rapport dans le travail qui a encore des conséquences importantes de nos jours
Les relations très particulières qu’entretiennent la Belgique et le Congo sont essentiellement le fruit d’une histoire commune, au cours de laquelle on retrouve un rapport de domination né de la relation colonisateur-colonisé. La récente quinzaine décoloniale mise sur pied par la plateforme associative « Décolonisation des esprits et de l’espace public » (PADEEP, en abrégé) est revenue sur le cœur névralgique de cette relation, source de traumatisme, à travers l’évocation du « Travail au Congo, entre exploitations et résistances ». Aux commandes de cette conférence, Pierre Tilly, historien, chercheur et enseignant à l’UCLouvain.
La plateforme associative « Décolonisation des esprits et de l’espace public » est un regroupement d’associations montoises, parmi lesquelles figure le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage), dont la visée globale est de lutter contre le racisme à travers la décolonisation afin de reconstruire le faire et le vivre ensemble. Ses objectifs sont d’effectuer un travail de mémoire, de résilience, de transmission et de sensibilisation quant à la colonisation et son impact, de lutter contre le racisme et de mettre ensemble en œuvre des moyens pour y faire face.
C’est dans le cadre de ces objectifs que prend place l’exposé de Pierre Tilly dont la démonstration « rappelle combien la colonisation belge, loin de la mission civilisatrice qu’elle prétendait être, fut avant tout une entreprise visant l’accumulation primitive du capital, au profit de la métropole et principalement de ses classes possédantes ».
Une mémoire qui s’efface progressivement
Le fait est que la mémoire de la colonie, des colons et des colonisés s’efface progressivement avec la disparition des acteurs de cette période. Les controverses et les malaises, eux, par contre, perdurent autour de la domination passée et des crimes perpétrés par les anciens coloniaux, les responsables publics et les militants insurgés. Les débats générés par le mouvement Black Lives Matter et le mouvement woke ont maintenu la question sous les feux de l’actualité, malgré les regrets exprimés par le Roi Philippe et la Commission parlementaire sur la colonisation.
Pierre Tilly s’est penché sur un volet de cette histoire, en observant celle-ci à travers le prisme du travail. Pour ce faire, il s’est appuyé sur les documents issus des archives coloniales belges, sur les travaux d’historiens ayant étudié la question, ainsi que sur des témoignages oraux. Depuis la création de l’EIC (État Indépendant du Congo) en 1885, il y a eu une histoire de travail forcé, de brimades, de discriminations raciales et autres, synonymes de multiples souffrances, dans le quotidien des Congolais au travail. Suite à la Conférence de Berlin, le roi Léopold II a pris, cette année-là, possession du pays dont il a été proclamé roi. Le monarque était bien évidemment attiré par les richesses de ce vaste territoire convoité par les grandes puissances. Cette première phase de la colonisation a été particulièrement sanglante, avec un grand nombre de victimes (certains parlent de dix millions).
Un système fondé sur la « trinité coloniale »
À l’aube du 20ème siècle, des colons belges maltraitaient les populations locales, instaurant la pratique inimaginable des « mains coupées ». Suite aux critiques internationales provoquées par la violence de ce système colonial, Léopold II et l’administration coloniale de ce qui a été rebaptisé « le Congo belge » ont tenté de s’attribuer une « mission civilisatrice », en se reposant sur l’idée raciste que l’Europe plus « civilisée » devait, à ce titre, éduquer les populations africaines, y compris par la force.
Le système du Congo belge était fondé sur une alliance particulière, appelée la « trinité coloniale », composée de l’État protecteur et partenaire (concessions minières, répression, gestion administrative, etc.), des entreprises privées assurant la production et la mise en œuvre coloniale, et de l’Église catholique, actrice centrale de la mission civilisatrice à travers l’évangélisation de la population africaine. Comment fonctionnait l’État colonial ? Dans ce système intrinsèquement raciste et exploiteur, il existait un large éventail d’attitudes et de comportements. Des rapports individuels ont émergé dans cette société fondée sur une différentiation raciste, sans pour autant en atténuer la violence structurelle. Tout n’a pas changé après la reprise du Congo par la Belgique en 1908. Un nouveau cadre légal a vu le jour, mais n’a pas modifié fondamentalement l’exercice du pouvoir. Un écart a subsisté entre les principes et les pratiques et il était révélateur du système. Le travail forcé était, par exemple, aboli au Congo belge, mais hommes, femmes et enfants étaient encore enrôlés de force au service d’entreprises européennes.
Subordination et dépendance
L’histoire du travail en contexte colonial a évolué, au fil des époques. On est passé de la distinction entre travail libre et esclavage, puis travail libre et travail forcé, travail libre et travail décent, pour en arriver à travail libre et travail soutenable, un enjeu contemporain et futur en Europe et ailleurs. Les intentions économiques de la colonisation étaient de capter les ressources existantes sans se préoccuper de les produire, ni moins encore de les reproduire, et sans associer l’ensemble de la population aux bénéfices de la production.
Le système s’appuyait sur l’impôt et la contrainte avec des résultats divers. En matière de gestion de la main-d’œuvre, le fonctionnement s’évertuait à l’attirer vers les pôles de mise en valeur, comme le Katanga. Dans les années 1910-1920, de nouvelles formes de travail, comme le travail intérimaire, ont été instaurées. De son côté, le travail forcé a été une réponse à la pénurie de main-d’œuvre indigène qui a frappé de nombreuses colonies africaines jusqu’à la seconde guerre mondiale.
Dans le même temps, une forme de duplicité a pris place au cœur du système. Les relations de travail en cours dans les plantations ont, par exemple, été marquées par le passage d’une simple relation de maître à esclave à un fonctionnement beaucoup plus complexe de subordination et dépendance. La valeur dite « libératrice » du travail et sa « vertu éducative » ont été érigées comme la base du succès de l’entreprise coloniale, justifiant la pratique du travail forcé.
Selon Pierre Tilly, il a existé des continuités entre le paternalisme bourgeois de « classe » en vigueur dans la métropole et celui de « race » dans la colonie. La race a segmenté la société coloniale, avec un régime légal, doublé d’un régime de contraintes disciplinaires et d’un traitement judiciaire différencié. Au fil de l’avancée dans le 20ème siècle, le décalage entre l’extension des droits démocratiques en Europe et leur négation persistante dans la colonie s’est faite de plus en plus criante. La violence, le racisme et la prédation des ressources naturelles et économiques sont restées les lignes de force du système colonial.
La participation active des colonisés
La période post-coloniale a été un contre-exemple des bienfaits de la colonisation et ce, dans tous les domaines que sont la santé, les écoles, les réseaux et les transports. L’État post-colonial aurait été marqué par la violence, la corruption et la dictature. En fait, il y a eu des continuités entre une colonisation qui se voulait « modèle » et une indépendance jugée « défaillante ». Par exemple, la corruption « endémique » des régimes post-coloniaux a repris le fonctionnement des dessous de table des entreprises durant la période coloniale. En revanche, la « colour bar », discrimination raciale appliquée dans les colonies, entre les colonisateurs et les colonisés, n’existait pas réellement au Congo. Il est généralement admis que les Belges du Congo n’ont jamais tracé une barrière limitant les possibilités de développement et d’ascension des Noirs, comme en Afrique du Sud.
Dès l’origine, les sociétés coloniales n’ont pu fonctionner dans la durée qu’avec la participation active, mais forcée et contradictoire, des colonisés. Ainsi, au Congo, une partie des élites traditionnelles locales a instrumentalisé la domination étrangère et s’est occidentalisée pour asseoir son propre pouvoir. Mais il y a eu des résistances, quelles soient anonymes ou plus spectaculaires. Confrontés à la radicalisation des méthodes (réquisitions forcées, prises d’otage pour non-paiement de dettes, etc.), les Africains ont manifesté des réactions de résistance en sens divers. Au quotidien mais aussi socialement, avec des manifestations de masse (par exemple, autour du kimbanguisme dans les années 30), des grèves (pendant la seconde guerre mondiale), des émeutes (en janvier 1959 à Léopoldville), la naissance des syndicats, etc. Elle s’est aussi concrétisée en musique et en culture, avec des parodies des Blancs qui sont moqués et ridiculisés.
Aller vers la compréhension et l’analyse critique
Selon Pierre Tilly, il est essentiel de prendre en compte les liens entre les réalités anciennes du monde du travail et les réalités actuelles, que ce soient les permanences, les basculements, les ruptures, pour comprendre les évolutions sur le long terme. En restant attentif bien sûr au fait que les discriminations du passé ne peuvent, à elles seules, expliquer les discriminations présentes. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les traits spécifiques de l’histoire de l’Afrique et des Africains, définis par des facteurs locaux, constituent une donnée déterminante, comme, par exemple, les pouvoirs coutumiers ou certaines formes de résistance culturelle. Enfin, il convient de garder en mémoire qu’en milieu colonial, la pratique précède et s’impose souvent face au droit, comme, par exemple, au niveau de l’hétérogénéité et du poids des acteurs.
Ceci étant dit, l’historien réaffirme que la colonisation belge du Congo a été un vecteur d’exactions et de mauvais traitements à l’égard de la population locale. À la veille de l’indépendance, le Congo était l’une des (si pas la) premières puissances économiques d’Afrique, ce qui n’occulte pas et n’excuse pas les mauvais traitements infligés par les colons aux populations locales. Au-delà des discours humanistes et de la propagande sur les progrès en matière de bien-être des colonisés, Pierre Tilly voit la nécessité d’une réappropriation des réalités profondes de la colonisation pour dépasser le symbole (comme les statues de Léopold II), et aller vers la compréhension et l’analyse critique.
Dominique Watrin