Les femmes racisées au travail : un chemin de prise de conscience et de lutte contre les stéréotypes et les discriminations
Les discriminations, quelles qu’elles soient, font partie des fléaux en ligne de mire de nombreux acteurs du monde associatif. La plateforme associative « Décolonisation des esprits et de l’espace public » (PADEEP, en abrégé) n’échappe pas à la règle. Ce regroupement d’associations montoises, parmi lesquelles figure le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage) vise statutairement à lutter contre le racisme à travers la décolonisation, afin de reconstruire le faire et le vivre ensemble. C’est dans ce contexte de « décolonisation » que la plateforme a récemment présenté une conférence sur le féminisme décolonial. Au centre des attentions : les discriminations de toutes formes dont les femmes font l’objet dans le monde du travail.
L’oratrice du jour était Carmen Diop, journaliste et chercheuse, psychologue du travail de formation. Son exposé portait précisément sur un thème aux contours multiples : « Femmes racisées au travail : éternelles subalternes ? » Le point de départ de son propos est le fait qu’il existe une conviction fortement ancrée dans les esprits selon laquelle certaines tâches, et conséquemment certaines professions, concernent spécifiquement les femmes. Il s’agit essentiellement des tâches qui relèvent des soins aux personnes et des activités domestiques, comme si les femmes avaient des aptitudes innées, des compétences pré-acquises pour remplir les fonctions incluant ces tâches. Cela induit que le sexe serait un critère de division du travail : d’un côté, les femmes dévolues à des fonctions comme aide-soignante ou femme de ménage et, de l’autre, les hommes appelés à exercer d’autres fonctions comme celle de vigile, parce que faisant appel à d’autres spécificités comme, dans ce cas, la force.
La naturalisation des compétences
Pour Carmen Diop, ce tableau met en évidence qu’il y aurait des qualités innées ou dévolues par éducation, débouchant sur des compétences pour certaines tâches. Cette manière de naturaliser les compétences est, en fait, un construit social qui est mué en élément naturel. Dans ce schéma, les femmes sont invisibilisées, mais il existe aussi une « couleur » des compétences. Car, sur cette idée préconçue, vient se greffer une forme de discrimination positive à l’embauche des personnes de couleur qui les limite à être recrutées et à n’exercer que des professions relevant de la sphère domestique, c’est-à-dire, pour faire court, aux soins aux personnes et à l’entretien. Autrement dit, le principe est qu’on a tendance à recruter des personnes racisées en fonction de présomptions de compétences.
Sur ce cliché général, vient se greffer la notion d’intersectionnalité. De quoi s’agit-il ? Derrière ce concept se cache l’idée qu’une personne incarne plusieurs caractéristiques. On est, par exemple, une femme à laquelle s’adjoignent d’autres critères spécifiques comme noire, mariée, mère de famille, âgée, handicapée, etc. Toutes ces caractéristiques génèrent des oppressions liées à chacune d’entre elles : racisme, sexisme, âgisme, validisme, etc. Le concept ainsi mis en exergue peut devenir à la fois un outil d’analyse sociologique et un outil de lutte.
Pour le volet d’analyse, un concept prôné aujourd’hui est celui de « point de vue situé ». Ce dernier signifie que ce que la personne perçoit du rapport d’oppression est plus important que les études faites sur le sujet. En développant, on en arrive à s’apercevoir que ce qu’on ressent est également ressenti par d’autres personnes. Cela induit un partage d’expériences entre gens vivant la même situation, ce qui entraîne parfois des réactions négatives dans le sens où la non mixité de race (par exemple, des femmes noires qui partagent leur expérience similaire) sont jugées racialistes. Or, ce processus permet justement de libérer la parole, d’exprimer des émotions et d’élaborer éventuellement des stratégies de lutte entre gens au vécu identique.
Présomption de compétence et d’incompétence
Carmen Diop souligne que chaque oppression se superpose aux autres et que l’essentiel est que le rapport d’oppression (par exemple, dans le domaine du travail) soit vu par les personnes qui le vivent. Dans cette optique, les témoignages analysent, sans le savoir, les rapports sociaux. Cette prise de conscience, quand elle a lieu, se heurte à un autre processus : le pacte narcissique de blanchité. Il s’agit, pour faire court, d’une entente tacite pour empêcher les personnes noires d’accéder aux postes « supérieurs », entente derrière laquelle on retrouve l’idée préconçue selon laquelle « une femme noire n’est pas censée diriger ».
Aux discriminations individuelles s’adjoignent donc des discriminations institutionnelles qui peuvent se matérialiser par des agressions verbales, des sabotages et amener à ce que les personnes racisées soient déqualifiées, délégitimées. Tout est mis, dans ce cas, en œuvre pour que les personnes racisées ne puissent pas travailler ou accéder à un statut dévolu prétendument aux Blancs.
À l’opposé de ce premier volet relevant de la présomption de compétence, prend place son opposé, la présomption d’incompétence. Les représentations influencent les actes de recrutement et les comportements. Ce phénomène induit, pour les individus concernés, la nécessité de prouver ses compétences. La racisation non seulement pèse sur la personne, mais elle cristallise aussi la présomption d’incompétence.
Universalisme contre intersectionnalisme
Face à cet état des lieux général, Carmen Diop promeut l’option militante. En France, il existe une opposition tranchée entre deux courants : l’universalisme et l’intersectionnalisme, plus inclusif. Le premier juge le patriarcat comme le plus important à combattre et estime que s’attaquer aux autres discriminations équivaut à dévaluer ce combat ou, à tout le moins, à le faire passer au second plan. De leur côté, les tenants de l’intersectionnalisme jugent que la lutte contre le patriarcat n’est pas plus importante que les autres luttes.
Les afroféministes qui ont émergé dans cette opposition mettent en exergue la volonté de parler et de lutter pour elles-mêmes, au lieu de voir des personnes non directement concernées (par exemple, blanches) parler en leur nom, tout en prenant conscience de la force de l’action collective. C’est dans ce contexte que s’est enraciné le concept intersectionnel de « blancariat », conçu pour s’opposer au féminisme blanc, un concept dans lequel on retrouve la notion de lutte contre la blanchité, contre le patriarcat et contre l’oppression capitaliste. Cela amène à une convergence de luttes face auxquelles se dresse une double opposition : celle des tenants du « grand remplacement » et celle des antiracistes blancs vexés de ne pouvoir participer au mouvement.
L’importance de la colère
Les femmes noires doivent, de surcroît, faire face à une misogynie noire, un phénomène qui croise les éléments de race et de sexe. C’est une forme de violence sur base d’un paternalisme sexiste qui se traduit par un comportement dévalorisant mis en place autour de stéréotypes de la femme africaine. S’y retrouvent des clichés comme ceux de la « mama noire », de la « salope noire » ou de la « femme africaine en colère », jugée hystérique. Or, selon Carmen Diop, la colère est une notion importante pour lutter et faire changer les choses.
En sens contraire, le risque de la sororité unilatérale est bien présent. Cette notion correspond à l’idée du risque d’exonérer les femmes blanches de partager la lutte des femmes noires. Certaines mobilisations de femmes noires ont lieu sans recueillir beaucoup de soutien, récoltant même le rejet conjoint des femmes blanches et des hommes noirs.
Dominique Watrin