Découvrir les dessous de l’esclavage d’hier pour réactiver les solidarités aujourd’hui
Changer les mentalités en profondeur est une opération qui ne se réalise pas en un jour. C’est la raison pour laquelle s’est créé, dans la région de Mons, une plateforme qui a relevé ce périlleux défi. Cette dernière accueillait récemment la journaliste, chanteuse et écrivaine martiniquaise Imaniyé Dalila Daniel venue évoquer ses deux ouvrages phares « Zaïre et Théophile : pas de pitié pour les nègres » et « Sakré Vakabon : pas de liberté pour les nègres ». À travers un exposé intitulée « Histoires de vie d’esclavagés d’hier, pour mieux comprendre le racisme contemporain », la conférencière s’est attelée à rappeler un cadre historique et à dépoussiérer certaines réalités enfouies dans les caves de l’histoire.
« Décolonisation des esprits et de l’espace public » est un réseau associatif qui réunit une douzaine d’associations montoises parmi lesquelles figure le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage). Son objectif déclaré est de « rappeler l’histoire, non seulement pour effectuer un travail de mémoire au sein de la population mais aussi pour éveiller les consciences de chacun liées à la colonisation et ses méfaits, comprendre l’impact de celle-ci ainsi que les causes du racisme, réfléchir aux moyens qui peuvent être mis en œuvre pour combattre ce phénomène et mieux y faire face ». L’idée est notamment d’organiser un cycle de conférences-formations pour éclairer les enjeux et, derrière ceux-ci les idéologies, qui opèrent. Il s’agit donc d’un travail de transformation des mentalités, mais aussi d’une action de sensibilisation des acteurs politiques. Invitée de cette plateforme, Imaniyé Dalila Daniel a fait siennes toutes ces préoccupations au cours d’un long exposé.
Le rôle des religions et de la culture
La perspective d’emblée affirmée d’Imaniyé Dalila Daniel est la lutte contre le racisme et son modus operandi est d’établir un lien entre les questions du passé et ce qui se passe ici et maintenant. Pour ce faire, elle s’appuie sur la défense du patrimoine culturel à travers, entre autres, l’écriture, le théâtre et la création de hauts-lieux culturels. Et de rappeler que le racisme est un terme qui est entré dans le Larousse en 1932 et qu’il désigne un ensemble de comportements de supériorité de certains hommes sur d’autres en raison de leur origine, de leur couleur de peau, etc. Alors qu’aujourd’hui, on a étendu la notion au racisme au pluriel (anti-jeune, anti-gros, anti-homosexuel, etc.), au cours de l’histoire, plusieurs illustres penseurs ont défendu l’idée d’une race supérieure qui doit apporter la civilisation aux races inférieures. En des termes parfois intolérables à notre époque, comme Voltaire qui écrivait : « Le Blanc est supérieur au nègre comme le nègre est supérieur au singe. »
Comment ce type de pensée s’est-il propagé ? Selon l’intervenante, la religion, catholique mais aussi musulmane ou juive, a joué un rôle non négligeable. Pour le catholicisme de l’époque, les Blancs ont une âme et pas les Noirs qu’il convient donc de coloniser. Étrangement, l’esclavage colonial s’est développé en même temps qu’émergeaient en Europe l’humanisme et la civilisation des Lumières qui auraient dû le combattre. Au contraire, un racisme pédagogique instaurant que l’espèce « nègre » possède un cerveau moins développé que celui des Blancs a été propagé par les dictionnaires et encyclopédies. À la fin du 19ème siècle, l’encyclopédie Hachette affirmait même que le Blanc est fait pour gouverner et le Noir pour servir.
Même diffusion d’idées à travers les contes pour enfants (avec des histoires où les Noirs sont des enfants nés au milieu des animaux) ou un récit dans lequel une princesse perd sa beauté en devenant noire. Message identique dans les publicités avec des promotions de savon mettant en scène une personne qui perd sa couleur noire pour devenir blanc ou des slogans caricaturaux comme le très connu « Y a bon Banania ! » Le zoo humain mettant en scène l’infériorité de l’Africain (à travers la création du « sauvage ») a été l’apogée de l’indicible de la démarche en ce sens. Plus d’un milliard et demi d’Européens, d’Australiens, etc. ont été conviés à visiter ce type de manifestation qui leur faisait croire en leur supériorité sur ces « sauvages ». Enfin, le cinéma aussi a véhiculé ces clichés de racisme, se révélant un moyen puissant pour distiller l’idée de la supériorité du Blanc sur les autres. Comment pouvait-on ne pas être raciste dans ces conditions ?
Avec des émotions
Pourquoi combattre le racisme ? Parce qu’il est à l’origine de l’apartheid, de la shoah des déportations d’esclaves…, martèle Imaniyé Dalila Daniel. Sans oublier les régimes politiques et les associations religieuses qui proclament la supériorité de leur race. Pour appuyer son message, l’auteure évoque le destin tragique des héros d’un de ses livres, inspirés des protagonistes d’un fait divers tragique réel qui s’est passé en 1838 : Zaïre et Théophile, dits « les amants de la rivière salée ». Zaïre, 37 ans, et Théophile, 30 ans, esclaves sur une exploitation se suicident, choisissant de sortir ensemble de l’inhumanité de leur vie.
Pour écrire cet ouvrage au succès mondial retentissant, l’écrivaine a effectué une recherche approfondie sur ce qu’était la vie en Martinique en 1838 dans une habitation esclavagiste. Et, de son propre aveu, elle découvre des choses qui dépassent l’entendement et dont elle estime qu’il faut que les Martiniquais « sachent ça ». Elle s’aperçoit d’abord qu’à la veille de l’abolition de l’esclavagisme, les instances esclavagistes se réunissent pour savoir que faire des 77.000 « nègres » esclavagisés. Ils se disent que s’ils les relâchent et qu’ils veulent se venger, ils vont être massacrés. Et ils en arrivent à l’idée que, s’il y a abolition, il ne faut pas qu’il y ait libération. Et ils opèrent de la sorte.
En découvrant ce volet de l’histoire, Imaniyé Dalila Daniel a une révélation. Elle qui déplore que ses semblables sont trop passifs, trop dociles, comprend que son peuple ne peut pas être autrement, qu’ils ont été formatés comme ça, il y a des décennies, par ceux qui on exécuté ce plan sans état d’âme sur ce que les descendants de ces gens pourraient vivre aujourd’hui. La publication de « Zaïre et Théophile » qui recèle ces éléments est un succès et permet à son auteure de rencontrer le grand historien martiniquais Armand Nicolas qui lui dit : « Ton livre, c’est ce que j’ai écrit, mais avec des émotions. » L’écrivaine a donc publié un roman historique, qui est, de surcroît, le premier livre de la littérature qui parle de l’esclavage vu du point de vue des femmes.
La compassion en héritage
La poursuite de son analyse fait comprendre à Imaniyé Dalila Daniel que, face à leur situation, les esclaves ont élaboré une stratégie de l’empathie et de la solidarité qui a perduré jusqu’à nos jours. Il y a, chez eux, une tradition de faire les travaux aux habitations ensemble, les cultures ensemble, des plats mangés ensemble sur une feuille de banane, des épargnes ensemble via les tontines, etc. Selon elle, cette empathie et cette solidarité développées en 400 ans sont devenues épigénétiques. Dès qu’une catastrophe naturelle comme un tremblement de terre survient, un sentiment de solidarité se réveille spontanément, avec l’idée du « on est ensemble » qui fait que celui qui a besoin d’aide en reçoit de tout le monde. Et ce sentiment peut se réveiller à tout moment, car « les gens ont la compassion en héritage ».
« Zaïre et Théophile » est devenu un vrai phénomène de société. Le livre et les recherches d’Imaniyé Dalila Daniel ont permis de retrouver des documents reprenant des éléments comme la description du prix de l’esclave, du fait que ceux-ci n’avaient plus de dents, qu’ils souffraient de tuberculose endémique, mais aussi de prendre conscience que c’étaient des personnes avec des sentiments et des souffrances, et de redonner la fierté de ces ancêtres, de leur courage et de leur résistance à leurs descendants.
Pour l’auteure, l’abolition (sur papier) de l’esclavage en 1848 a été une des plus grandes fumisteries de l’histoire de France. Car plusieurs articles de cet acte prévoyaient des mesures allant dans un seul sens, celui des esclavagistes. L’un d’eux prévoyait ainsi que l’Assemblée Nationale allait analyser les modalités d’indemnisation, celle-ci étant le prix de la « liberté » des esclaves payé aux esclavagistes. Et, derrière ce décret, s’en cachaient en réalité onze, les dix autres étant devenus introuvables parce, selon les dires de l’écrivaine, leurs auteurs étaient trop honteux de ce qu’ils avaient produit. Ces dix autres actes étaient destinés à réglementer la vie de tous ces nouveaux citoyens ex-esclaves, mais leur rendaient, dans les faits, impossible de réorganiser leur vie.
Les esclaves se retrouvaient, en effet, sans argent, passaient de la propriété du maître à celle de l’État, les vieillards et les infirmes devaient travailler gratuitement pour payer leurs frais d’entretien, etc. Un délit de mendicité et de vagabondage avait même été instauré à l’intention des personnes chassées de leur logement faute d’argent. Les mesures discriminatoires ne se comptaient plus. Elles généraient même un nouvel esclavage, puisque, dans l’incapacité de payer leur dette, les personnes condamnées pour vagabondage étaient contraintes de travailler pour apurer ladite dette.
Défendre la mémoire des ancêtres
Comment la connaissance de tous ces éléments peut-elle aider à lutter contre le racisme ? Selon l’auteure, il importe avant tout de lutter contre l’oubli. L’histoire est fondatrice, c’est un droit. Elle proscrit donc le droit à l’oubli du passé. Pour elle, enseigner celui-ci est même un devoir, celui de défendre la mémoire des ancêtres. Le pire crime de l’esclavage est, à ses yeux, d’avoir inculqué chez ces personnes, et, en aval, leurs ancêtres, la honte de soi-même qui transparaît aujourd’hui encore à travers des pratiques comme le blanchissement de la peau ou le défrisage des cheveux. L’histoire doit, selon elle, renverser ce manque d’estime de soi-même.
Pour Imaniyé Dalila Daniel, le défi pour ces descendants est d’éviter, dans le même temps, de renverser le racisme en retour. Ces personnes doivent retrouver foi en l’humanité, s’élever et non s’abaisser. Ils ont la preuve que, dans les pires conditions, leurs ancêtres ont pu survivre et résister. L’histoire doit donc leur donner l’envie de se battre pour « plus jamais ça ». Car l’esclavage n’est pas aboli ; les migrants en sont, par exemple, encore actuellement victimes dans des pays comme la Libye. Les idéologies discriminatoires existent encore. Il faut donc trouver des solutions mondiales pour les Noirs et pour tous les citoyens. Il faut réactiver les solidarités.
Dominique Watrin