Frontières, papiers, humains ! Derrière l’histoire, un drame et un combat qui ne prennent jamais fin
La politique migratoire européenne, symbolisée par les naufrages de bateaux de migrants dans la Méditerranée, s’est clairement radicalisée au cours des années. Axé sur une forme de violence inavouée, le système mis en place est le fruit de mesures instaurées par les dirigeants d’une Europe qui se revendique terre des Droits de l’Homme. Comment et pourquoi ce glissement s’est-il opéré ? C’est à cette question que Sibylle Gioe, avocate au Barreau de Liège-Huy depuis une dizaine d’années et très engagée dans la défense des étrangers et des Droits de l’Homme, a tenté d’apporter une réponse lors d’une Midi-Conférence du CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège). Un plaidoyer accablant sur une thématique qui reste au cœur de l’actualité internationale.
Auteure d’un ouvrage intitulé « Frontières, papiers, humains ! Banalité du mal et migration », Sibylle Gioe a tout naturellement puisé dans ce dernier les jalons de son exposé qui porte le même nom. Sa vision est essentiellement historique et tente de poser un regard sans complaisance sur l’effarante situation de toutes les personnes victimes de politiques successives qui ont donné lieu à des enchaînements de drames jalonnés de milliers de morts, de milliers d’humains exploités, traqués, séquestrés et torturés. Une analyse qui se veut à la fois un état des lieux de la banalité d’un fléau infligé aux migrants et l’expression du combat mené par des citoyens contre cette politique indigne.
Les « bons » et les « mauvais » étrangers
Le propos de Sibylle Gioe associe un regard historique sur l’évolution des législations en matière de droits humains et une réflexion sur la banalité du non-respect de ces droits humains qui a donné lieu à l’émergence d’une catégorie des « sous-humains » et d’une résistance à un phénomène qu’elle se refuse de considérer comme inéluctable. Selon elle, les migrations ont existé de tout temps, les humains étant des nomades qui se déplacent en fonction d’éléments comme le climat, le commerce, les conflits armés, etc.
En Belgique, lors de la création du pays en 1830, il y a d’abord eu une forme d’ouverture à la migration, mais avec une distinction nette entre les « bons étrangers » (les savants, les industriels, les riches commerçants, etc.) et les « mauvais étrangers » (les saltimbanques, etc.). Au niveau législatif, c’était la Sûreté de l’État qui gérait ces critères et, dès 1835, trois statuts ont été établis : les résidents, les domiciliés (depuis 3 ans) et les « séjournants » (sans droits), la question étant laissée à l’appréciation de l’État. C’est sur base de cette ligne politique que des célébrités comme Victor Hugo (partisan des communards) ou Karl Marx (considéré comme agitateur politique) ont, par exemple, été expulsés du pays.
L’arrivée de la première guerre mondiale a vu le départ sur les routes d’1,5 millions de Belges, migrants forcés vers l’étranger. L’entre-deux-guerres a, lui, été dominé par la crise économique et la montée de l’antisémitisme qui ont donné naissance à des lois dont la configuration apparaît comme très similaire à celle de certaines en vigueur aujourd’hui. On a vu y apparaître un faisceau de facteurs convergents comme une grande immigration économique (houillère, à l’époque), une augmentation du chômage et des premières attaques antisémites, d’abord des catholiques de droite, mais qui se sont étendues ensuite aux autres factions politiques, les défenseurs des Juifs étant qualifiés de « judéo-bolchéviques », une formulation très proche des « islamo-gauchistes » dont on parle aujourd’hui.
Crise économique et antisémitisme
La montée du chômage dans les années 30 a généré un arrêté royal réglant les flux migratoires qui incluait un ensemble de mécanismes destinés à empêcher les étrangers de s’installer en Belgique. On y retrouvait une obligation de demander un droit de séjour, une autorisation pour travailler, etc. Derrière ces mesures, se cachaient un alibi (la crise économique) et une réalité (la montée de l’antisémitisme). Pas suivant sur le chemin de l’horreur, en 1938, une convention a été mise en place pour l’accueil des réfugiés, mais avec une astuce qui était d’ouvrir l’asile aux personnes qui fuyaient l’Allemagne pour raison politique, tout en désignant les Juifs comme poursuivis pour raison religieuse, ce qui leur fermait de facto l’application de cette convention. Sur les près de 10.000 Juifs venus en Belgique, 900 seulement ont été considérés comme entrant dans le cadre légal et 320 d’entre eux à peine se sont vu accorder un droit de séjour, forçant les autres à se débrouiller (travail au noir, etc.), ce qui a renforcé le racisme et les mesures de retour à la frontière. Une réalité fort similaire à la situation actuelle des migrants… Après cela, la Belgique n’a plus accordé que des visas de transit, appliquant ce qu’on a appelé la « politique de la salle d’attente » destinée aux personnes partant vers d’autres pays comme les États-Unis. Parallèlement, les discours politiques ont commencé à assimiler les « israélites » à différents délits (vols, viols, etc.), tandis que des « camps d’internement » (sortes de centres fermés) étaient créés.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale et de son cortège d’horreurs, différentes mesures et instances ont été mises sur pied : notamment la Déclaration universelle des Droits de l’Homme en 1948, la Convention européenne des Droits de l’Homme en 1950 et la Convention de Genève pour les réfugiés en 1951.
Une politique migratoire ambiguë
Dans l’histoire récente, il y a d’abord eu l’accord de Schengen en 1985, entré en vigueur en 1995, qui a établi une distinction entre, d’une part, les nationaux et les Européens qui circulent librement et, d’autre part, les ressortissants des pays tiers parmi lesquels une distinction nette est opérée entre les intra- et les extra-européens. La volonté était donc d’ouvrir les frontières intérieures de l’Europe, tout en fermant et défendant ses frontières extérieures, avec une volonté manifeste d’accorder une liberté d’entrée et de circulation à certains flux migratoires, et de le limiter à d’autres.
La conclusion de la Convention de Dublin en 1990 a accentué ce processus. La volonté manifeste était cette fois de restreindre l’accès des réfugiés aux pays riches, avec l’obligation d’effectuer la demande d’asile dans le pays d’entrée, ce qui a eu pour effet pervers immédiat de mettre sous pression les pays des frontières extérieures de l’Europe déjà confrontés à la pauvreté. Autre moment-clé, 1997, l’année où l’Union européenne se dote de la compétence « migration ». Cette initiative débouche sur la création du statut de « réfugié temporaire », une formule jamais appliquée en raison de la peur des États d’être soumis à des obligations impopulaires auprès de l’électorat de leurs dirigeants.
Les années 2004 à 2014 ont ensuite été marquées par une montée du nombre d’entrées illégales en Europe et par une augmentation concomitante du nombre de morts en Méditerranée, ce qui a donné lieu, en 2015, à un plan européen en matière migratoire dont le but officiel était de sauver des vies, mais a aussi et surtout créé l’agence Frontex chargée, en réalité, de protéger les frontières extérieures de l’Europe. Un deuxième plan européen de gestion de la crise migratoire a succédé aussitôt au premier, avec pour but de traquer les passeurs, mais sans offrir d’autres plans d’accès au territoire.
Réinstallation, relocalisation et « hotspots »
Dans la foulée, quelques mécanismes plus récents ont été instaurés. Il s’agit d’abord de la réinstallation de populations quittant leur pays d’origine pour l’Europe, un mécanisme pas abouti qui a été sous-employé, son objectif de 200.000 personnes n’étant jamais atteint. Il y a aussi eu le principe de relocalisation et de « hotspots », ces lieux d’accueil temporaire précédant l’accès aux États membres européens, points de chute de la relocalisation. Ce dernier système a été boycotté par les États avec un chiffre global de 17% de relocalisation effective (60% pour la Belgique) et des demandeurs d’asile qui s’accumulaient dans les « hotspots », générant un cortège de situations dramatiques (surpeuplement, conditions de vie dégradées, etc.). Pour Sibylle Gioe, cette politique migratoire européenne n’est pas loin de constituer un crime contre l’humanité.
Sur le plan belge, l’intervenante constate avec effarement que le plan des partis d’extrême-droite flamands des années 90, jugé raciste à l’époque, a vu certains de ses points adoptés depuis lors. On peut citer notamment l’enfermement des enfants, le durcissement de l’accès à la nationalité ou la restriction de l’aide sociale pour les étrangers en situation illégale.
Un renversement de la règle
Où en sommes-nous, dès lors, aujourd’hui au niveau des droits humains ? La Constitution garantit la protection de toute personne présente sur le territoire. Ça, c’est la règle de base, mais elle est assortie d’une précision qui stipule « sauf exceptions prévues par la loi ». De nos jours, il y a un renversement de cette règle, avec un principe où ce droit fondamental devient l’exception. Pour Sibylle Gioe, différents exemples témoignent de ce glissement.
Les garanties procédurales sont, par exemple, bafouées. La présomption d’innocence n’est pas respectée, les expulsions ont lieu, les procès ne sont pas équitable, les délais sont courts, il n’y a pas de droit de remise et la défense n’est pas identique à celle des autres personnes. Idem pour le droit à la liberté d’aller et venir. La privation arbitraire de liberté et la détention sont totalement discriminatoires pour les étrangers. La décision de privation de liberté est, par exemple, aujourd’hui du ressort d’un agent, pas d’un juge. Il n’y a pas d’audience de contrôle pour statuer de la légalité de la détention pour l’étranger, pas d’argument de non menace pour la société comme c’est le cas pour un accusé de droit commun. Le juge pénal qui statue sur le sort des criminels de droits communs devient le juge des délits administratifs des étrangers. Les exemples où les garanties en matière de respect des droits sont très limitées pour les étrangers ne manquent pas. La possibilité de regroupement familial a elle aussi été limitée drastiquement. Des conditions financières ont été ajoutées, avec notamment l’exclusion de l’aide sociale, des allocations pour handicapé, etc. pour le conjoint concerné.
Quid, par conséquent, du droit à la dignité humaine ? Pour Sibylle Gioe, les conditions de vie de nombre de personnes concernées sont déplorables et prohibées par la Convention des Droits de l’Homme. C’est le cas en matière d’accès au logement, à la nourriture, à la scolarité, etc. L’absence de titre de séjour voit les droits restreints, voire bafoués. De plus, selon l’intervenante, il existe aujourd’hui des conditions d’émergence de mesures discriminatoires. Celles-ci se retrouvent dans une rhétorique nauséabonde faisant appel à un vocabulaire déshumanisant, dans une question de langage où un terme comme « détention » est remplacé par « maintien dans un lieu déterminé », et dans un double discours avec une propagande offensive pour un retour au pays et des arguments fallacieux évoquant l’immigration comme un coût, un angle de vue qui justifie d’emblée le non-accueil.
Dominique Watrin