Jacinthe Mazzocchetti publie un roman du ressenti qui met à mal la gestion de la migration en Europe et en Belgique
Quels que soient ses contours, la migration peut être vue comme un objet de recherche, mais aussi comme une aventure humaine bouleversante. Docteure en anthropologie, professeure à l’UCLouvain et chercheuse, Jacinthe Mazzocchetti a fait une escale dans son parcours scientifique et académique pour rédiger un roman qu’elle a intitulé « Là où le soleil ne brûle pas ». Invitée à s’exprimer dans un webinaire organisé par le CRIC (Centre Régional d’Intégration de Charleroi), celle qui est désormais également écrivaine, s’y est exprimée avec un regard pluriel sur la délicate question de « La gestion des migrants en transit ».
Spécialiste et active autour de la question des migrations, au départ à partir de l’Afrique de l’Ouest, Jacinthe Mazzocchetti a vécu l’urgence de cette écriture de fiction en découvrant, à Malte, l’arrivée par le naufrage de migrants embarqués dans leur parcours jalonné de périls. La double volonté, d’une part, plus politique de traiter des questions migratoires autrement à partir du récit, et, d’autre part, plus humain de dévoiler un ressenti plus intime, l’a tout naturellement guidée vers la narration romancée. « La où le soleil ne brûle pas » incarne le lieu d’arrivée, le lieu rêvé, le lieu de la sécurité, mais c’est aussi, comme le suggère elle-même l’auteure, « de manière beaucoup plus symbolique, l’endroit des possibles, l’endroit des rêves ».
La violence autour des frontières
Le livre aborde quatre destins cabossés, quatre personnages, deux jeunes femmes et deux jeunes hommes, tous originaires d’Afrique de l’Ouest. Tous ont des histoires différentes et se mettent en route avec des impulsions différentes : le rêve, la violence politique, le combat politique, la pauvreté, etc. Et ils se rencontrent par le biais de la violence autour des frontières qui leur donne un destin commun. Sur base de ce tissu de violence, ces quatre personnages partagent une soif de vivre. « De vivre, pas de survivre, insiste Jacinthe Mazzocchetti. Une volonté de se mettre en route pour trouver des possibles, pour trouver de la fierté et de la dignité et parfois de la sécurité en fonction des trajectoires. Ce qui les rejoint, c’est à la fois toute cette dynamique d’espoir et le fait d’être confrontés à cette violence politique située à la fois dans le pays d’origine et dans les politiques migratoires des pays européens. »
Ce livre est une fiction, ses personnages n’ont pas existé. Pour l’auteure, il s’agissait d’être au plus près non de la vérité, mais de la vraisemblance. Derrière ces quatre personnages se cachent des réalités puisées dans le vécu de centaines de personnes rencontrées et de centaines de récits recueillis au cours de recherches. La volonté de la narratrice est que tout ce qui est raconté dans ce roman corresponde à des réalités, mais avec la volonté « d’être davantage dans le sensible, dans l’émotion, de réfléchir autrement les enjeux éthiques, d’aller parfois au-delà des témoignages ».
La volonté de Jacinthe Mazzocchetti était qu’on s‘attache à ses personnages, qu’on soit pris par leur histoire, que le personnage emmène le lecteur ou la lectrice dans sa quête… sans tomber dans le larmoyant. Pour l’auteure, son écriture « est une écriture plutôt cinématographique, plutôt visuelle, mais qui ne dit pas au lecteur ou à la lectrice ce qu’ils doivent penser de ce qui est en train de se passer. Je veux les laisser libres. Mais je veux aussi qu’ils soient confrontés à la violence du monde politique, notamment migratoire, mais aussi plus généralement des politiques néolibérales, des inégalités Nord-Sud, des violences politiques dans les pays d’origine… »
Passer la main
« Je ne voulais pas dire ce qu’il faut penser, dévoile l’auteure. Je voulais passer la main. » Mais comment contribuer à changer cette réalité ? « Je ne voulais pas provoquer un sentiment d’impuissance, ajoute-t-elle. Il faut aller plus loin et ça se joue à deux niveaux. Politique, les politiques publiques, au niveau de l’Europe, mais aussi de chaque pays. Et puis, il y a aussi quelque chose à changer au niveau économique notamment, nos rapports de commerce, etc. entre autres avec le continent africain. » Et d’asséner : « Et puis, il y a quelque chose à faire de beaucoup plus petit : dénoncer, contester, pallier, faire pression, accueillir quand nos États n’accueillent pas, soutenir les personnes qui font du sauvetage en Méditerranée quand nos États ne le font pas… » Une vision qui se résume en une phrase que Jacinthe Mazzocchetti martèle : « Être dans la tristesse de ce qui leur arrive ne suffit pas. »
Pour l’auteure, « On a un nœud complexe qui ne peut se résoudre que par un changement fondamental de politique de gestion des frontières. Tant qu’il n’y aura pas des voies régulières pour arriver jusqu’en Europe, les drames migratoires, notamment en Méditerranée, ne vont pas cesser. Que du contraire ! Il est donc important, à un moment donné, de prendre conscience qu’on s’enfonce dans une politique qui ne résout rien. Et pourtant, c’est la politique qui perdure, notamment dans des financements toujours plus conséquents de l’agence Frontex, garde-frontière des pays européens. »
Et en Belgique ? « Au niveau national, on voit aussi que les politiques d’accueil ne sont pas non plus des politiques d’ouverture qui montreraient une ambition d’aller dans une autre direction. On continue à avoir une vision très très restrictive des questions migratoires. Il est de plus en plus difficile d’arriver de manière régulière dans notre pays, et une fois qu’on y est arrivé, d’obtenir des droits. Mais on a des marges de manœuvre. Des marges de manœuvre par rapport à notre politique de protection internationale, des marges de manœuvre par rapport à notre politique de regroupement familial, par rapport aux questions d’obtention de nationalité, par rapport aux régularisations des sans-papiers, par rapport à la question du travail… Et donc, reporter la faute uniquement sur l’Europe, c’est un peu aussi se cacher derrière la grande institution qui ne nous autorise pas à… » Et d’asséner avec conviction : « Il y a des perspectives dans un autre type de regard qui serait porté. »
Dominique Watrin
Là où le soleil ne brûle pas, Jacinthe Mazzocchetti, 138pp., Éditions Academia L’Harmattan, 2019.