La crise de l’exil à la lueur de l’analyse et des témoignages de terrain : un recueil redessine la réalité d’une détresse criante
L’exil est une thématique très présente dans l’actualité du moment, que ce soit avec la guerre en Ukraine ou, plus récemment, avec l’embrasement plus lointain autour du conflit israélo-palestinien. En Belgique, l’impact de ce type de conflit sur les acteurs de l’accueil, couplé avec le phénomène migratoire qui a toujours existé pour des raisons diverses (économiques, climatiques, etc.), est loin d’être non négligeable. C’est dans ce contexte qu’est sorti récemment de presse un ouvrage intitulé « De l’exil à l’avenir », sous-titré « Recueil d’expertises et témoignages de terrain ».
Le livre qui ne compte pas moins de 288 pages a été financé par le Fonds Asile, Migration, Intégration (FAMI) du Fonds Social Européen (FSE) qui poursuit quatre objectifs : le renforcement et le développement de tous les aspects d’un régime d’asile commun en Europe, le soutien à la migration légale vers les États membres, la promotion des stratégies de retour équitables et efficaces dans les États membres, et enfin l’accroissement de la solidarité et du partage des responsabilités entre les États membres. Le projet a été conçu sous l’égide de l’Union des Villes et Communes de Wallonie et mené sous la tutelle de la Fédération des CPAS, avec l’appui du CRéSaM (Centre de Référence en Santé Mentale).
Donner des outils
L’ouvrage collectif réunit les contributions de pas moins de 24 auteurs, épaulés par un comité éditorial. Il prend place dans un projet plus vaste initié en 2018. Celui-ci a pour objectif de donner des outils aux travailleur.euse.s sociaux.ales de Wallonie et de Bruxelles en charge de l’accompagnement des personnes primo-arrivantes ou d’origine étrangère en souffrance psychique. Le projet part du constat que la crise de l’accueil, de plus en plus délétère, impacte fortement la santé mentale des individus qui migrent en Belgique. Et cette souffrance se déverse sur le personnel de première ligne. Permettre de mieux comprendre les différents enjeux auxquels ce personnel est confronté est un défi qui devrait aider à améliorer et humaniser l’accompagnement des personnes migrantes.
L’objectif principal de l’ouvrage est donc de soutenir les travailleur.euse.s sociaux.ales « dans leur compréhension des enjeux qui traversent l’accompagnement des personnes fragilisées par l’exil. Et de contribuer à maintenir une pratique où la relation et la rencontre sont au cœur du travail. » Son but est de dresser une image fidèle des défis et des enjeux auxquels se trouve confronté le travail social auprès des migrant.e.s, tout en apportant des pistes de travail concrètes aux acteurs chargés de ce travail social dans un contexte d’une Europe de plus en plus fermée, favorisant la violence sur le chemin de l’exil, avec un durcissement des exigences pour l’obtention du statut de réfugié.e.
Le livre tient compte de cette réalité qui fait que, depuis près de deux ans, des milliers de demandeur.euse.s d’asile arrivé.e.s en Belgique sont laissé.e.s sans accueil et dans un dénuement complet, alors que l’État belge doit légalement leur fournir un hébergement, un accès aux soins et un accompagnement socio-juridique. Le fil du propos alterne des articles scientifiques, inédits pour la plupart, et des témoignages de travailleur.euse.s sociaux.ales qui ont été accompagnés dans un processus d’écriture par Jacinthe Mazzocchetti, anthropologue à l’UCLouvain et autrice.
Quatre axes d’approche
Concrètement, le contenu de l’ouvrage est articulé autour de quatre axes. Le premier axe aborde le contexte migratoire actuel et les politiques d’accueil. Il regroupe neuf contributions. Celles-ci évoquent tour à tour les manquements du gouvernement et la manière dont ceux-ci impactent au quotidien un jeune MENA et la pratique de l’intervenante qui l’accompagne, le contexte sociohistorique de la migration d’hier et d’aujourd’hui, la position de transit de la Belgique et l’attrait migratoire du Royaume-Uni, un tableau des différents vocables de la migration (accompagnés de chiffres), les préjugés conscients et inconscients présents dans un travail social, la question raciale et les représentations mutuelles des travailleur.se.s et usager.ère.s de l’accompagnement social, le sentiment d’injustice face à l’accueil des réfugié.e.s ukrainien.ne.s et enfin, le récit d’expérience d’une assistante sociale face à la réalité de terrain.
Le deuxième axe du livre traite de la question d’exil et santé mentale, à travers cinq interventions. On y retrouve les thèmes de la déconstruction des stéréotypes autour du lien entre exil et souffrance psychique, la présentation d’un outil d’intervention soutenant le développement des ressources disponibles chez les personnes exilées, la reconnaissance de la personne traumatisée et de son traumatisme, le calvaire de l’attente des demandeur.euse.s d’asile confronté.e.s à un avenir incertain. Il se termine par le témoignage d’une assistante sociale accompagnant un jeune exilé en errance.
Le troisième axe développé dans le recueil est l’accompagnement. Il comprend sept textes qui se penchent successivement sur les thèmes de la question des résonances lors d’une intervention avec un bénéficiaire d’accompagnement social, de l’intérêt de la démarche interculturelle dans les échanges entre professionnels et bénéficiaires, du croisement entre l’expertise de la santé mentale et le champ de l’interculturalité, des interactions possibles dans l’espace collectif du Dispositif Tabane, de l’expérience institutionnelle développée avec des jeunes en situation d’errance au sein de l’asbl Macadam, du bilan de l’insertion professionnelle en Belgique et de ses freins, et enfin, du témoignage d’une travailleuse sociale sur l’accompagnement psychosocial dans un CPAS.
Et, pour terminer, le quatrième axe évoque les différentes pistes de soutien aux professionnel.le.s. Les cinq articles qui y prennent place s’attardent sur autant de thématiques : le décentrement et le contre-transfert culturel, les conditions d’accueil des demandeur.euse.s de protection internationale et leur accompagnement psychosocial, les postures à prendre au cours d’un suivi, la mise au centre de la relation, avant la clôture du chapitre par le récit, couché sur papier par une travailleuse d’un CPAS, d’une femme qui souhaitait une vie heureuse.
Une démarche interculturelle en trois mouvements
Du côté du DisCRI et des Centres régionaux d’Intégration (CRI), la contribution à ce recueil s’est concentrée dans un article (p. 161) sur « l’approche interculturelle au service de l’accompagnement des personnes étrangères » et, plus précisément, sur ce que cette approche « peut apporter de bénéfique dans les échanges entre les professionnel.le.s en milieu culturel et leur public ». Cet exposé explique combien la démarche interculturelle est utile dans toute interaction humaine et, au-delà, dans le travail social. S’inspirant du travail de la Docteure en psychologie Margalit Cohen-Emerique, chercheuse experte en relations et communication interculturelles, le texte énonce que cette démarche interculturelle se déploie en trois mouvements.
Le premier de ces mouvements est la décentration. Il consiste à prendre conscience et à se questionner sur son propre cadre de référence, avec ses valeurs et ses croyances afin de prendre distance par rapport à ses référents culturels. Le deuxième mouvement est la compréhension du système de l’autre. Il consiste à découvrir son cadre de référence tel qu’il le raconte et le vit afin d’éviter les a priori et les interprétations erronées. Et le troisième et dernier mouvement est la médiation ou négociation. C’est le moment de la recherche de solutions pour fonctionner ensemble, en dialoguant et « négociant » pour créer ensemble les conditions d’un mieux vivre ensemble individuel et collectif, en tenant compte des différences et ressemblances identifiées.
Pour permettre d’acquérir ces compétences interculturelles, Margalit Cohen-Emerique a développé la méthode des incidents critiques par laquelle il s’agit d’apprendre à analyser et dépasser ces incidents qui sont liés à des chocs culturels (sentiment de gêne, de malaise, d’incompréhension, d’anxiété voire de rejet ou de révolte) pour rechercher des dispositions communes. Les « zones sensibles » ainsi détectées relèvent de quatre catégories : les images-guides (prescriptions de comportements ou attitudes apprises conservées dans la mémoire), archaïsmes (modèles de conduites anciennes que l’on a plus ou moins réussi à dépasser), les refoulements (faits douloureux vécus dans son histoire et gardés dans son inconscient) et le contentieux historique (faits sociaux conflictuels qui se sont déroulés dans le temps).
S’inscrire dans une certaine vision du processus d’intégration
Pour les professionnel.le.s en milieu multiculturel, cette approche interculturelle permet de prendre du recul par rapport à ce que l’on vit dans sa pratique, en ayant conscience de son propre cadre de référence et en se décentrant en conséquence. Cela permet à la fois, d’une part, de s’apaiser et de nouer le dialogue et, d’autre part, d’éviter d’interpréter certains propos ou comportements de l’autre de manière erronée. Cela permet aussi de trouver un fonctionnement commun, respectueux de chacun.e, pour poursuivre ensemble les objectifs fixés et ce, dans une relation plus égalitaire avec les bénéficiaires.
L’un des atouts de cette démarche est d’être adaptée pour répondre aux enjeux et spécificités des personnes s’inscrivant dans un processus d’intégration. Pour ces personnes, l’approche interculturelle offre l’occasion d’identifier des éléments de continuité entre leur passé et leur présent, entre l’« ici » et le « là-bas ». Plus globalement, cette approche s’inscrit dans une certaine vision du processus d’intégration conçue comme « un processus dynamique à double sens d’acceptation mutuelle » afin de co-construire un vivre ensemble solidaire au sein d’une société plurielle, tout cela dans le respect des diversités individuelles et collectives.
Dominique Watrin
L’ouvrage De l’exil à l’avenir – Recueil d’expertises et témoignages de terrain existe en format papier mais est également consultable et téléchargeable via le lien suivant :