La guerre en Ukraine sous la loupe de trois experts : un conflit noyé sous les multiples enjeux dans lequel il n’y a, pour l’instant, que des perdants
La guerre en Ukraine, entamée depuis le 24 février dernier, est un conflit qui a de nombreuses facettes : guerre de territoire, guerre de communication, guerre d’enjeux géopolitiques plus ou moins cachés, etc. Les informations qui circulent à son propos nécessitent une analyse doublée d’une mise en perspective, seule clé pour dénouer l’écheveau qui entremêle vérités et contre-vérités. C’est la délicate mission que s’est fixé le CeRAIC (Centre Régional d’Intégration de la région du Centre) à travers sa conférence « Analyser la guerre en Ukraine : enjeux historiques, juridiques, géopolitiques et sociologiques », sorte de récapitulatif de cette drôle de guerre à travers trois points de vue complémentaires : historique, géopolitique et juridique.
Les enjeux du conflit en Ukraine sont multiples et dépassent largement les frontières du pays : enjeux climatiques et environnementaux, crise énergétique, explosion du prix de certaines denrées alimentaires de base, tout converge pour que cette guerre ait un impact considérable aux quatre coins de la planète. Sans compter le drame humain qui a coûté de nombreuses vies humaines dans les deux camps belligérants et poussé à l’exil près de sept millions d’Ukrainiens. Il est, dès lors, impératif de faire le point sur cette guerre qui engendre un bouleversement politique, économique et humanitaire au niveau mondial, mais a aussi un impact direct sur notre vie privée et professionnelle.
Un ressenti colonial
C’est Aude Merlin, chargée de cours à l’ULB et spécialiste de la Russie, qui a ouvert la série de trois exposés en s’attachant à « Analyser la guerre en Ukraine, enjeux historiques, juridiques, géopolitiques et sociologiques ». Son « balayage historique » est, avant tout, au départ, une histoire d’empire, avec des conquêtes qui ont forgé l’URSS. Après l’implosion de cette dernière bâtie progressivement sur l’enjeu communiste, des mobilisations nationales ont émergé, s’interrogeant sur l’identité pendant que l’enjeu communiste s’effritait. Autrement dit, la question nationale a pris le pas sur l’enjeu communiste, à savoir sortir de l’URSS pour créer un État. L’idée est alors devenue celle de la transition démocratique (la construction d’une démocratie) sur base d’un héritage soviétique. Il s’est avéré alors que le pouvoir soviétique était perçu par beaucoup comme une colonisation. Cette prégnance d’un ressenti colonial se portait particulièrement sur un colonialisme culturel qui a émergé lorsque la communauté internationale a reconnu 15 États issus de l’URSS.
Pour ces États, l’enjeu est devenu celui de la nation avec la construction de toutes leurs institutions, de leurs structures, de leur armée, etc., à laquelle s’ajoute la création de l’articulation avec la société nationale, la création du rapport entre société et État. L’implosion de l’URSS a été globalement pacifique mais l’invasion de l’Ukraine démontre un sursaut de divergences socio-politiques, avec une prégnance de la répétition de la pulsion impériale du Kremlin et un aller et retour entre « impérialiser » et « désimpérialiser ». La pulsion impériale se caractérise par une crispation autoritaire d’un régime qui se durcit et se referme, avec une accélération du retour à l’autoritarisme.
Le refus d’un détachement
Historiquement, après la deuxième guerre de Tchétchénie, il y a eu un renforcement de l’interaction entre l’élite économique (qui visait l’accaparement des richesses) et l’élite politique (qui durcissait la législation pour renforcer son pouvoir). L’indépendance de l’Ukraine a donné lieu à toute une série de problèmes : l’émergence de richesses oligarchiques, une montée supplémentaire de la corruption, l’instauration d’un système démocratique d’un État provenant de l’URSS, la nécessité d’une construction nationale et d’un positionnement sur la scène internationale. Ce bouleversement a été marqué par deux épisodes de révolution de la rue : le premier, la « révolution orange » de 2004, portait sur la contestation de fraudes électorales et le deuxième, la « révolution EuroMaïdan » de 2013-2014, visait à protester contre la corruption.
Pour la Russie, cette prise de parole en tant que citoyen était inaudible. Son but a d’emblée été de garder le contrôle sur ce qui se passait en Ukraine, avec un refus catégorique de voir celle-ci se détacher d’elle et s’accrocher à l’Europe. La rhétorique du Kremlin s’est alors axée autour d’une stigmatisation du régime ukrainien comme nazi, en s’appuyant sur ce faible contingent de personnes qui ne sont pas majoritaires (environ 4000 pour plusieurs millions de non nazis) et ne sont pas au pouvoir. L’idée du pouvoir russe était de décrédibiliser les révolutions qui étaient des mouvements citoyens pour plus de droits et de libertés, et moins de corruption, alors que la construction de l’identité ukrainienne tenait à s’opérer en se distinguant des identités russe et polonaise.
Le bilan de ce conflit, qui plonge ses racines bien avant la date fatidique du 24 février 2022, est lourd. On parle de plus de 14.000 morts entre 2014 et le 14 février 2022 dont 3000 civils, 4000 soldats ukrainiens et plus de 6000 combattants « séparatistes », sans oublier les 20.000 blessés et 1,5 millions de déplacés. Les chiffres portant sur la période depuis le 24 février, évoquent 7000 civils ukrainiens tués, 13.000 soldats ukrainiens tués, 20.000 blessés, avec 7 millions de déplacés intérieurs et 7 millions de déplacés extérieurs. Du côté russe, on parle d’environ 20.000 à 70.000 soldats tués, mais les sources divergent, certaines évoquant entre 80.000 et 100.000 pertes. Quoi qu’il en soit, tous ces chiffres sont considérés comme largement sous-estimés.
Aucune négociation en cours
Le deuxième intervenant, Nicolas Gosset, chercheur à l’IRSD (Institut Royal Supérieur de Défense), s’est, lui, attelé à faire un état des lieux du conflit et à présenter des hypothèses de scénario sur son issue. Et d’emblée, il pose un constat abrupt : « Il n’y a pas de négociation en cours, scande-t-il, hormis l’accord sur le blé et l’échange de prisonniers. Les Russes ne veulent pas négocier parce que leurs objectifs ne sont pas atteints. Et les Ukrainiens non plus parce qu’ils refusent de figer la situation actuelle. » Et de rappeler qu’une guerre est toujours un choc entre deux volontés et que, dans le cas de ce conflit, les sacrifices concédés sont inférieurs aux résultats, même symboliques, obtenus. L’arrêt de la guerre ne peut intervenir que si un des deux camps estime qu’il n’y a plus d’espoir ; c’est la capitulation. Autrement dit, vaincre équivaut à détruire tous les scénarios de victoire possible chez l’ennemi.
Pour le chercheur, la guerre a réellement démarré en 2004. Et la nouveauté est qu’elle est aujourd’hui entrée dans le quotidien des Russes. Il y a les privations, les destructions et surtout la mobilisation. Selon Nicolas Gosset, celle-ci n’est pas partielle comme l’affirme le Kremlin ; elle est totale. Elle concerne 150.000 hommes dont 87.000 en phase combattante et 150.000 hommes en formation. C’est à la fois beaucoup et peu au regard des 143 millions d’habitants que compte la Russie. L’inutilité de la poursuite de la guerre intervient si chacun a atteint une partie de ses objectifs, ce qui n’est pas le cas. L’Ukraine a toujours environ 15% de son territoire qui est occupé, alors qu’elle vise la libération intégrale du pays, et la Russie n’a atteint aucun de ses objectifs.
Une guerre extrêmement coûteuse en vies humaines
Dans chaque camp, analyse l’expert, l’optique reste de se donner les moyens d’avancer. « On alterne, développe-t-il, entre phases de mouvements et phases de positionnement. Actuellement, dans le Donbass, on assiste à une véritable guerre de tranchée du type de celle qui s’est déroulée en 14-18 à Verdun et des centaines de personnes meurent, chaque jour, engluées dans la boue. Le conflit ukrainien est une guerre extrêmement coûteuse en vies humaines, y compris en vies civiles. » Et de poursuivre en développant un point de vue particulier. « Le but russe, explique-t-il, était, à l’origine, de dupliquer le scénario de l’intervention soviétique en Afghanistan. Des groupes des forces spéciales étaient intervenues à l’époque sur l’aéroport de Kaboul, avaient enlevé puis supprimé le président afghan, tandis que des troupes intervenaient par le Turkménistan. Ici, l’idée était d’entrer dans Kiev, de supprimer le président Zelensky et son entourage, puis de « rekremliniser » l’Ukraine. Ce scénario a totalement échoué suite à l’interception des communications russes par l’Ukraine qui a donc anticipé les plans des Russes en attendant ces derniers sur place. »
Les Russes qui pensaient que l’intervention serait très rapide se sont dès lors retrouvés englués dans une guerre mal préparée, avec des hommes peu formés et du matériel majoritairement obsolètes. Selon l’intervenant, du côté russe, la fixation de l’acquis minimal de cette guerre est l’achèvement de la conquête du Donbass. Ce qui compte pour eux, c’est d’établir le continuum reliant la Russie, la Crimée et le Donbass, et de dégager ainsi une zone tampon qui isolerait la Russie de l’Europe et, plus généralement, du monde de l’OTAN. La Russie pourrait instaurer, dans la foulée, une logique de guerre froide, telle qu’elle a existé précédemment. Pour l’heure, aux dires de Nicolas Gosset, le modèle économique russe est fragilisé, mais cela ne va pas faire tomber le régime.
Une agression suivant les termes des Nations Unies
Dernier intervenant à s’exprimer, Éric David, professeur émérite de droit international public à l’ULB, a tenté, pour sa part, de recontextualiser le conflit dans le cadre du droit international, en évoquant trois volets de cette thématique : l’invasion au regard du droit international, les règles applicables à ce conflit et les recours juridictionnels possibles face à la situation en cours. Le fait juridique de base du dossier est que l’éclatement de l’URSS avait donné naissance à 15 États indépendants avec « reconnaissance réciproque et respect de la souveraineté et de l’égalité souveraine, droit inaliénable à l’autodétermination, égalité en droit et non-ingérence dans les affaires intérieures, non-recours à la menace ou à l’usage de la force, refus des pressions économiques et autres, règlement pacifique des désaccords ». C’est la déclaration d’Alma-Ata de 1991.
Dans ce contexte, selon le professeur David, l’invasion russe est clairement une agression. L’agression se définit, selon les Nations Unies, comme « l’emploi de la force par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État ». Il s’agit même, aux yeux de l’intervenant, d’une violation fondamentale du droit international, doublée d’un crime de droit international qui engage directement la responsabilité individuelle des personnes qui ont décidé et mené cette agression.
Ce point de vue a été explicitement exprimé par la résolution des Nations Unies du 2 mars dernier qui, notamment, « réaffirme son attachement à la souveraineté, à l’indépendance, à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues », « exige que la Fédération de Russie cesse immédiatement d’employer la force contre l’Ukraine » et « exige également que la Fédération de Russie retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays ».
Plusieurs recours internationaux possibles
De son côté, le droit international humanitaire stipule que « le seul but légitime que les États doivent se proposer, durant la guerre, est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi », interdisant, entre autres, de « soumettre la population civile ou des personnes civiles à une attaque », de « lancer une attaque sans discrimination atteignant la population civile ou des biens à caractère civil » ou de « lancer une attaque contre des ouvrages ou installations contenant des forces dangereuses en sachant que cette attaque causera des pertes en vies humaines ».
Que peut-on, dès lors, poser comme recours juridictionnels face à l’invasion russe ? La première voie est de saisir la Cour internationale de Justice de La Haye. Le texte stipule que « La compétence de la Cour s’étend à toutes les affaires que les parties lui soumettront, ainsi qu’à tous les cas spécialement prévus dans la Charte des Nations Unies ou dans les traités et conventions en vigueur. » La Cour européenne des droits de l’homme peut également être saisie, de même que la Cour pénale internationale « si l’un des États suivants ou les deux sont Parties au présent statut ou ont accepté la compétence de la Cour » ou « si l’acceptation de la compétence de la Cour par un État qui n’est pas Partie au présent Statut est nécessaire ». Ni la Russie, ni l’Ukraine ne font partie des statuts, mais l’Ukraine a reconnu les compétences de la Cour en 2014.
Dominique Watrin