L’accompagnement des traumas des migrants : des personnes en souffrance à aider à se reconstruire et à se réhumaniser
Toute migration, quel que soit le contexte dans lequel elle s’enracine et les contours de son parcours, est assortie de ruptures, de déchirements, de chocs, quand ce n’est pas de violence et de traumatisme indélébile. C’est essentiellement sur ce dernier volet de cette douloureuse thématique que le CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) a centré une séance d’information, en posant la question de « Quel accompagnement pour les traumas liés au parcours migratoire ? » Une rencontre en deux temps forts pour cerner une réalité de souffrance dont celles et ceux qui ne l’ont pas vécue mesurent mal la profondeur de l’enracinement et l’importance de la douleur.
Le premier exposé de cette rencontre virtuelle a été celui par lequel la psychologue Masha Khaskelberg, de l’association liégeoise Tabane, s’est exprimée sur « L’accompagnement psychothérapeutique pour les personnes avec des traumas liés à l’exil ». Le dispositif Tabane a pour activité de prendre en charge les migrants de toutes provenances nécessitant des soins de santé mentale. Cet encadrement associe prise en charge des situations psycho-traumatiques et prise en compte des particularités culturelles et des problèmes psychologiques et sociaux liés à l’exil. Cela implique du travail dans des langues étrangères avec interprètes, comprenant des consultations individuelles, familiales et de couple, du travail en groupes ethno-psychiatriques, des activités centrées sur la restauration du lien social, et de la formation et du soutien de deuxième ligne.
Des traumas aux expressions multiples
L’accompagnement psychothérapeutique des migrants s’inscrit dans un cadre de complexité de situations, comprenant des aspects liés aux bénéficiaires : leur histoire (vécu pré-migratoire, pendant le trajet et post-migratoire), la dimension transculturelle et le contexte social et politique (du pays d’origine et du pays d’accueil, la Belgique). Mais il existe, par ailleurs, des aspects liés aux intervenants, à la fois individuels (traumatisation secondaire, contre-transfert culturel) et institutionnels (politique d’accueil générale, politique institutionnelle).
L’état de stress post-traumatique associe un événement traumatique avec des symptômes d’intrusion (souvenirs, rêves, cauchemars, etc.), des symptômes d’évitement (peur de passer un fleuve ou d’aller à la piscine qui rappelle le parcours migratoire, peur de la police, de la foule, etc.), des altérations négatives des cognitions et de l’humeur, des symptômes neurovégétatifs (sursauter, se cacher au passage d’un bus, avoir des troubles du sommeil, etc.) et des troubles dissociatifs (comme une dépersonnalisation, avec l’impression d’être extérieur à soi-même).
Quelles sont les particularités des traumas chez les migrants ? Ils sont d’abord très graves et marqués du sceau de la cruauté extrême. Ils comportent notamment une dimension collective, des traumas répétés et prolongés, sont assortis de pertes et deuils multiples, et marqués par une rupture de liens. S’y ajoutent une perturbation des affects, une altération de l’attention et de l’état de conscience, des somatisations, des modifications du caractère (perception de soi et de l’agresseur) et une altération du système de sens (dont une baisse des croyances).
Une analyse de 181 études menées sur le phénomène auprès de 81000 réfugiés a déterminé que 12,9% d’entre eux sont atteints de trouble de stress post-traumatique (PTSD) contre seulement 1,8% au sein de la population générale. Et il est établi que les migrants ont plus de probabilités de développer un PTSD en fonction de la nature du trauma (viol, torture, blessure, captivité, etc.), du vécu péri-traumatique (dissociation, intensité des émotions), de leur biographie (jeune âge, bas niveau socio-économique, faible éducation, statut de femme, antécédents traumatiques), de l’accumulation des traumas et de la durée d’exposition à ceux-ci.
Des modifications cérébrales
Sur le plan médical, le stress post-traumatique se matérialise par des atteintes au niveau du cerveau. Ce dernier, résultat d’une évolution, se subdivise en un cerveau reptilien (siège des mécanismes de défense primaires, de survie, de réflexe, de respiration, de marche, etc.), un cerveau limbique (sièges des émotions, de la mémoire et de l’analyse du danger) et un néocortex (qui regroupe la capacité d’organisation, d’inhibition, de raisonnement, de compréhension des causes à effet, des conséquences des actes, de stratégie, de coopération, de langage). Dans le cerveau limbique siègent notamment l’amygdale (responsable de la gestion des émotions comme la peur, la détection des dangers, l’anxiété, l’agressivité) et l’hippocampe qui joue un rôle important dans la mémoire (aide à transférer les informations de la mémoire à court terme vers la mémoire à long terme et est impliqué dans l’orientation spatiale, l’estime de soi…). S’y ajoute le thalamus qui traite les informations de nos sens et permet d’agencer ces informations en une histoire cohérente. Ces dernières vont passer dans les lobes préfrontaux (réflexion et analyse) et dans l’amygdale pour vérifier s’il y a un danger en comparant avec le stock de mémoire d’informations dangereuses situées dans l’hippocampe.
Quand des informations effrayantes arrivent, le thalamus s’arrête de fonctionner pour nous protéger et les lobes préfrontaux ne reçoivent pas d’informations. Conséquence : toute l’information arrive directement dans l’amygdale qui enregistre les informations dans l’hippocampe et prévient le cerveau reptilien du danger, déclenchant chez ce dernier la mobilisation de réflexes de survie. Cette réaction de type primaire peut prendre la forme de la fuite (se cacher, s’agiter…), de l’attaque (frapper, courir, lancer des objets…), etc., tandis que le néocortex se « déconnecte » face à des émotions trop intenses (entraînant une difficulté de réfléchir). Les modifications cérébrales consécutives à un PTSD sont une réduction du volume de l’hippocampe, et une hyperactivation de l’amygdale (en alerte) et du cortex préfrontal.
Faciliter la relation de confiance
En termes de santé mentale, à côté des vécus pré-migratoire, migratoire et post-migratoire, d’autres troubles peuvent exister. Outre le stress post-traumatique, ce sont des psychoses, de la dépression, des addictions, des troubles somatiques et des troubles de conduite. Concrètement, un danger effectif entraîne un sentiment de danger (par exemple, les murs d’un bureau peuvent rappeler ceux d’une prison). Il peut aussi y avoir une fuite, physique ou simplement mentale. Au niveau de la famille, le trauma peut faire l’objet d’une transmission intergénérationnelle, de difficultés de couple, d’un « secret » familial, d’interactions mère-bébé sur base d’un trauma maternel ou de traumatisation secondaire liée à l’écoute des récits traumatiques.
Des pistes de travail pour l’accompagnant sont notamment, après avoir repéré l’existence d’un trauma, d’explorer les représentations des troubles et des soins (Que dirait-on au pays ? Quels traitements ?), de soutenir la position d’expert et d’acteur de la personne accompagnée, de soutenir ce qui l’attache à la vie, de soutenir le retour à la communauté humaine et la création de liens. Pour faciliter l’établissement d’une relation de confiance, l’accompagnant peut explorer les représentations du bénéficiaire sur sa fonction professionnelle, favoriser la rencontre en se présentant dans ses appartenances multiples, d’ouvrir un temps d’écoute empathique et parfois de réaménager le cadre de la rencontre en faisant appel à un interprète, un collègue…
Six types de MENA
Le deuxième volet de la thématique, confiée par le CRIPEL à Anne-Laure Le Cardinal, psychologue au Centre El Paso de Gembloux, concernait les mineurs non accompagnés (MENA, en abrégé), avec une intervention intitulée « MENA, quelle reconstruction en exil ? » Statistiquement, en 2020, ces MENA recelaient 87% de garçons et 71% de 16-18 ans pour 26% de 11-15 ans et 3% de moins de 10 ans. En ce moment, situation géopolitique oblige, on observe au sein de ceux-ci une augmentation significative du nombre d’Afghans et de plus en plus de jeunes ne parlant pas le français, nécessitant une hausse du nombre d’appels à un interprète.
Il existe six types de MENA. Le premier concerne ceux qui fuient la guerre ; ils évoluent dans un contexte de violence, avec une relation générale à l’adulte de violence, à leur famille de danger et une demande qui est celle d’une protection. Le deuxième type concerne ceux qui partent avec une mission. Ils évoluent dans un contexte de vulnérabilité, ont une relation à l’adulte d’aide sociale et à leur propre famille de soutien et de pression, et leur demande porte essentiellement sur l’argent. Le troisième type concerne ceux qui fuient leur famille, évoluant dans un contexte de conflictualité et d’errance, ayant une relation générale à l’adulte d’absence et à leur famille d’absence de lien, et leur demande première porte sur le gîte et le couvert.
Le quatrième type de MENA concerne ceux qui sont victimes de la traite, évoluent dans un contexte d’exploitation, ont une relation à l’adulte de maltraitance et de mensonge, et à leur famille de sentiment d’abandon, et leur demande est celle d’une protection. Le cinquième type concerne ceux qui rejoignent ou s’inscrivent dans le cadre d’un rassemblement, évoluant dan le contexte d’une famille séparée, avec une relation générale à l’adulte dans le cadre d’une diaspora et une relation à leur famille de pression et de soutien ; ils présentant une demande essentiellement de régularisation et de soutien. Enfin, le sixième type concerne ceux qui portent un idéal, dans un contexte de rite de passage, avec une relation générale à l’adulte soit d’idéalisation, soit de dénigrement, et à la famille d’émancipation, avec une demande de droits et de liberté.
Des caractéristiques communes
Les aspects communs à tous ces MENA sont la méfiance à l’égard des adultes, avec une acceptation de l’aide et l’envie de devenir adulte à leur tour. Ils ont également en commun un parcours chaotique qui a fait voler en éclats ce qui structure normalement la vie d’un enfant (famille, école, etc.) et une scolarité morcelée. Ils vivent, par ailleurs, tous un « choc culturel » et n’ont, pour la plupart, pas de personne de référence de leur culture en Belgique pour leur expliquer la culture d’accueil, en termes par exemple de pratique des religions, de rapport aux générations, à la maladie, etc.
Les autres aspects communs ont trait au manque d’appartenance. Ces jeunes portent néanmoins en eux une loyauté invisible qui les relie à leur famille et à leur culture, ce qui leur permet de vivre une certaine continuité dans ce qu’ils sont. Leur manque d’appartenance les oblige cependant à apprendre à se construire hors du groupe culturel qui définissait leur identité, d’où l’importance pour eux du réseau qui les fait se sentir appartenir, nourrit leur identité, leur crée des images identificatoires, leur apporte un soutien et une continuité après le passage dans un centre, etc.
Ces jeunes connaissent également des troubles de l’attachement caractérisés par un changement d’attitude en fonction des adultes, une hypervigilance et une insécurité, une fusion-test avec les personnes, un trouble de la mémoire (du à un encodage « relationnel ») et un trouble dans la lecture mentale de la réalité psychique d’autrui et dans les différents niveaux d’empathie (cognitive, directe, réciproque, etc.).
Un mécanisme de survie sain
Le syndrome de stress post-traumatique (PTSD) de ces jeunes se caractérise par un traumatisme tantôt simple, tantôt complexe, par de l’hypervigilance et de l’évitement, par de la réminiscence (flash, cauchemar, hallucination sensorielle), par un trouble du sommeil (endormissement, réveil précoce…), par un trouble de la mémoire, etc. Chez l’autre, ce traumatisme provoque une peur, une sidération parce qu’il est mortifère, portant les stigmates d’un passé. Il est perçu comme une entrée dans la folie, alors que c’est un mécanisme de survie sain. Quelqu’un vivant cette situation de survie est figé, en état d’alerte. Si on le force à avancer, il va se raidir. Quelqu’un de traumatisé est quelqu’un de cassé.
Leur rapport au corps est généralement caractérisé par une déconnexion. Les capacités d’encaisser sont débordées, le corps est objectivé, maltraité, le schéma corporel est perturbé, un émoussement émotionnel se manifeste et des sensations physiques apparaissent. Dans ce contexte interviennent fréquemment la scarification, l’assuétude et l’agressivité qui expriment une reprise de contrôle sur son corps, une reconnexion à son corps, une démonstration de la souffrance interne, une colère autodirigée, une culpabilité vis-à-vis de la famille qui souffre, un déplacement de l’agressivité intériorisée (pour ne pas faire mal aux autres), une manière acceptable d’exprimer sa tristesse (particulièrement chez le garçon), constituant un remplacement du langage.
Face à ce rapport perturbé, les besoins sont ceux d’être réhumanisé (avec des relations authentiques, engagées), d’être reconnecté à son corps (par des massages, un toucher thérapeutique…), d’êtres soigné, choyé, apaisé (appel exprimé à travers des plaintes psychosomatiques multiples), de reprendre le contrôle en retrouvant une place d’acteur dans des projets et d’être reconnu dans ses forces et ses vulnérabilités (pour quelqu’un qui a une certaine maturité, mais est encore un enfant).
Une gestion complexe de la vérité et du mensonge
Les récits de vie de ces jeunes oscillent entre mémoire et loyauté. La loyauté familiale vient, en effet, brouiller les pistes avec des conseils multiples et/ou contradictoires reçus, un manque de recul par rapport aux parents et proches, la volonté de sauvegarder l’image parentale et/ou de protéger un statut déjà obtenu par un parent en Belgique. Cela entraîne chez eux une gestion complexe de la vérité et du mensonge, avec notamment un maniement culturellement différent de la langue, une difficulté de percevoir le cadre du secret professionnel et ses limites, et une difficulté à mobiliser ses souvenirs. Pour le professionnel, il s’agit, en conséquence, de créer de la confiance (dire ce que l’on fait, faire ce que l’on dit), de donner une place au secret du secret et de procéder à un travail non linéaire, avec parfois l’implication d’un ou une psy extérieur(e).
La procédure juridico-administrative a également un impact sur les MENA, avec essentiellement une situation d’attente perpétuelle qui induit une notion de temps figé et une impossibilité de se projeter, ainsi qu’un sentiment d’arbitraire qui jette un discrédit sur les adultes, la loi, les conseils, etc. Travailler avec les MENA, c’est donc globalement travailler avec les secrets, les non-dits, les non-dicibles, en verbalisant la manière dont on passe au-dessus de ses soupçons à leur égard pour les inviter à passer au-delà des leurs. C’est également travailler avec des jeunes méfiants à l’égard des adultes, en trouvant des stratégies tournées vers l’avenir pour donner envie de devenir adulte et de demander de l’aide aux adultes. C’est aussi se donner les moyens de reconnaître et apprécier les caractéristiques variées de ces jeunes en construction, en tant qu’adulte avec des représentations différentes. C’est ensuite créer des lieux d’échanges et, face à l’urgence, l’instabilité et l’insécurité, créer des rituels et un cadre de travail qui extraient des contraintes extérieures. C’est enfin, face au deuil et au traumatisme, travailler son processus de deuil d’une toute-puissance et verbaliser ses émotions à ce sujet pour accompagner le jeune dans son deuil d’un scénario idéal.
Dominique Watrin