L’accueil des exilé.e.s ukrainien.ne.s en Europe et en Belgique : une étude de l’IRFAM met en lumière l’aspect restrictif et sélectif des politiques migratoires
La question de l’accueil des exilé.e.s ukrainien.ne.s suite à l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, intervenue il y a un peu plus d’un an, s’est posée de manière instantanée. La décision prise, à l’époque, dans l’urgence par les États européens d’activer la directive de la protection internationale a entraîné des mesures révélant une différence de traitement entre exilé.e.s d’Ukraine et d’ailleurs. Deux chercheuses de l’IRFAM (Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations) se sont penchées récemment sur cette iniquité de fait qui a engendré un puissant sentiment de frustration et d’injustice chez certains candidats à l’accueil provenant d’autres régions du monde. Leur étude intitulée « Le poids des mesures : accueillir les personnes exilées, d’Ukraine et d’ailleurs » analyse les contours et l’impact de ce cas isolé sur l’avenir de l’accueil chez nous.
Charlotte Poisson, sociologue, est chargée de projet à l’IRFAM et Sylia Dospra, diplômée en Études européennes et internationales, a collaboré à l’IRFAM. Le document de 29 pages qu’elles publient aujourd’hui compte huit chapitres évoquant tour à tour sept volets de la thématique, clôturés par des conclusion et recommandations. Ils abordent d’abord, la protection temporaire, une protection d’exception. Ensuite, l’activation de la protection temporaire : un traitement différencié de l’asile. Pour suivre, ils traitent de l’« autre circuit » de l’accueil des réfugié.e.s ukrainien.ne.s, avant d’enchaîner avec les sentiments d’injustice dans le secteur associatif, l’épuisement d’un secteur qui « fait ce qu’il peut », la « souffrance éthique » des travailleuses et travailleurs sociaux, et les problèmes de logement, évolution vers un nouveau modèle d’accueil des réfugiés.
Un traitement différencié
Que retenir du développement de l’analyse des deux chercheuses ? Le constat essentiel et premier est que « l’activation de la directive sur la protection temporaire a établi un cadre politique, juridique et administratif général de traitement différencié à l’égard des réfugiées ukrainiennes (femmes et hommes) par rapport aux autres nationalités ». Cet état de fait a mis en lumière le caractère restrictif et sélectif des politiques migratoires européennes. Dans les faits, la protection temporaire a ouvert des droits spécifiques aux Ukrainien.ne.s dont celui au revenu d’intégration sociale du CPAS qui a engendré un accès rapide aux formations et au marché de l’emploi, les propulsant dans le parcours de l’« intégration ». En Belgique, cet accueil a été principalement pris en charge par les entités fédérées et les pouvoirs locaux qui ont géré et organisé leur accueil et leur hébergement, épaulés par les bénévoles et hébergeurs issus de la société civile.
De leur côté, les professionnel.le.s du travail social chargé.e.s de l’accompagnement, de la formation et de l’orientation des réfugié.e.s ont dû adapter et revoir leurs missions et pratiques, en se conformant à des directives différentes selon que le ou la réfugié.e était ukrainien.ne ou non. Mal à l’aise par rapport à cette inégalité de traitement, la plupart des intervenant.e.s du secteur social ont eu le sentiment d’être réduit.e.s à un rôle d’exécutant. Les chercheuses plaident, à ce niveau, pour la mise en place d’un cadre de fonctionnement plus souple permettant d’adapter les pratiques aux situations individuelles et aux contextes d’exception. Ils prônent également que les interventions sociales sortant du cadre strict mais ayant un effet bénéfique sur l’intégration sociale puissent être valorisées et reconnues.
Une mise en concurrence des populations étrangères
Comme pour tous les exilé.e.s, la question centrale de l’accueil des Ukrainien.ne.s a été l’insertion sociale et professionnelle. L’aide à accéder à des emplois est passée par des cours de langue, des formations et des stages, et le niveau d’insertion s’est avéré en lien avec le degré d’intégration des enfants dans le système d’éducation et d‘accueil de la petite enfance. Malheureusement, alors que cet accueil inédit était mis en place pour les réfugié.e.s ukrainien.ne.s, l’État belge a continué à être condamné, à de multiples reprises, pour non-respect de ses engagements envers des demandeurs d’asile d’autres nationalités.
Les chercheuses estiment que cette mise en concurrence des populations étrangères tend davantage à poursuivre l’érosion des droits fondamentaux du plus grand nombre. Ce qui les amène à établir des recommandations basées sur l’importance des liens sociaux et des réseaux de citoyens actifs au niveau de l’accueil et de l’insertion. Elles affirment aussi la nécessité de favoriser un modèle de gestion de « crise » axé sur la consultation des intervenant.e.s concerné.e.s par ces problématiques pour s’appuyer sur leurs expériences et pour promouvoir des actions concertées et cohérentes.
Appuyer les décisions politiques et les mobilisations collectives
Lors de cette crise ukrainienne, la gigantesque mobilisation citoyenne a permis aux pouvoirs publics de proposer un grand nombre de places d’accueil dans un court laps de temps. Charlotte Poisson et Sylia Dospra invitent à s’appuyer sur ce précédent pour soutenir et encourager les mobilisations et solidarités vis-à-vis de tous les migrants, pratiques qui renforceraient un modèle d’accueil favorable à l’intégration sociale et professionnelle des migrants. La directive sur la protection temporaire rend possibles les mobilités internes à l’espace Schengen pour les Ukrainien.ne.s, ce qui leur offre la liberté de s’établir dans la région de leur choix en fonction de leurs connexions sociales, facilitant leurs démarches d’insertion.
Les solidarités citoyennes ne doivent néanmoins pas exonérer l’État (ni, dans une plus large mesure, l’Europe) de ses responsabilités en termes d’accueil et d’hébergement des migrants. De même, l’aide citoyenne doit rester complémentaire à l’accompagnement effectué par les professionnel.le.s de l’action sociale et ne pas le remplacer. De leur côté, au-delà de leurs actions, ces professionnel.le.s peuvent relayer les besoins qu’ils observent et les constats qu’ils font afin d’appuyer les décisions politiques et les mobilisations collectives.
Accentuer les concertations entre acteurs publics et privés
Pour Charlotte Poisson et Sylia Dospra, les situations de crise comme celles liées à l’Ukraine doivent amener à s’interroger sur les modalités de gestion des situations critiques. Dans ce contexte, les professionnel.le.s des secteurs concernés ont une expertise à faire valoir et ce serait l’occasion de leur offrir une reconnaissance, ainsi qu’à leurs secteurs qui en manquent cruellement. Il serait également judicieux de puiser dans les expériences acquises en matière de gestion de crise de quoi optimaliser les réactions aux futures situations similaires. Au niveau des enjeux en lien avec l’accueil et l’hébergement des migrants, les chercheuses invitent à « se demander quelle est la plus-value socio-économique de déléguer la gestion à des sociétés privées dont le champ d’expertise n’est pas lié aux flux migratoires ».
Pour elles, « les initiatives à destination des personnes migrantes qui atteignent des résultats appréciables sont celles qui répondent à des besoins et des préoccupations exprimés par les premières citées ». Dans le cas de l’Ukraine spécifiquement, par exemple, elle se demandent pourquoi ne pas appliquer la réactivité dont ont bénéficié ses exilés à d’autres ressortissants qui vivent des situations d’urgence similaires ? Même recommandation en ce qui concerne les commodités linguistiques ou administratives. Pour ne pas créer des inégalités entre réfugiés qui génèrent des sentiments d’iniquité, l’idée serait de reproduire les « bonnes pratiques » et les mesures favorables à tous.
Enfin, il conviendrait d’accentuer les concertations entre les différents acteurs publics (provinces, villes, communes et CPAS) et privés (associations, collectifs de citoyens, voire entreprises de services) au niveau de l’accueil des réfugiés, surtout dans des situations d’urgence. Des collaborations pourraient garantir une action cohérente et de meilleures orientations, au plus près des besoins des publics, rapportés par les acteurs qui accompagnent ceux-ci. Ces partenariats, à la fois, permettraient des économies d’échelle et rendraient possible l’anticipation d’actions.
Dominique Watrin
L’étude complète peut être consultée et téléchargée via le lien suivant : https://www.irfam.org/le-poids-des-mesures-accueillir-les-personnes-exilees-dukraine-et-dailleurs/