Le conflit en Ukraine : un moment marquant pour la destinée de l’Europe et un tournant pour les enjeux sociopolitiques mondiaux
L’année 2022 restera à tout jamais irrémédiablement marquée dans les mémoires par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et par le conflit qui en a découlé. Pour les analystes qui se sont d’emblée penchés sur le dossier, il convient désormais de cerner au plus près les causes et conséquences de cette guerre a priori inattendue et d’en faire part. C’est à l’un d’entre eux que la Commission Tournai le monde a donné récemment la parole lors de sa traditionnelle semaine de la solidarité internationale. Poussée par les 21 associations locales qui la composent, avec l’appui de partenaires extérieurs tels que le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage), cette commission a, en effet, convié François Gemenne, politologue et enseignant en Sciences politiques aux universités de Liège et de Sciences-po Paris, à s’exprimer sur sa vision sur « Les conséquences de la guerre d’Ukraine en Belgique ». Un point de vue qui épingle quelques lueurs d’espoir au milieu d’un flot de franches interrogations.
Pour François Gemenne, la guerre en Ukraine peut d’ores et déjà être considérée comme un événement marquant dans l’histoire de l’Europe. C’est, selon lui, un tournant, comportant des aspects tragiques, qui va faire bouger beaucoup de choses, tant sur le plan de la défense européenne que sur celui de l’élargissement européen à brève échéance. S’y ajoutent un changement des lignes en matière d’énergies fossiles, ainsi qu’une mutation en matière d’asile, avec une accélération concrétisée par l’afflux d’un nombre de réfugiés en Europe occidentale deux fois supérieur à celui de Syriens arrivés entre 2014 et 2016.
Une question de volonté politique, pas de capacité
Aux yeux du politologue, l’enseignement principal de l’accueil des réfugiés ukrainiens en Europe est que l’accueil est une question de volonté politique, pas de capacité. Le discours tenu, lors de l’arrivée précédente de réfugiés syriens, était celui d’une Europe au bord de l’explosion, avec une cohésion sociale et politique en péril, vision couronnée par l’accord scellé avec la Turquie pour la mise en place sur son territoire de « hotspots » destinés à contenir l’afflux de personnes. Cette mesure était à l’époque présentée comme consécutive au submergement de la capacité d’accueil de l’Europe. Aujourd’hui, l’Europe a accueilli plus du double d’Ukrainiens en deux mois (4 millions) que de Syriens en deux ans (1,5 millions).
Mieux, maintenant, l’accueil s’organise, les pays européens font preuve d’une solidarité spontanée et des actions se mettent en place, alors que, lors de l’accueil des Syriens, il fallait obliger et menacer les États pour qu’ils agissent. En France, par exemple, il existe une plateforme officielle coordonnant l’hébergement des Ukrainiens, alors que des militants hébergeurs avaient été poursuivis en justice pour avoir offert un toit à des Syriens. Dans le même registre, en Europe de l’Est, les pays ont procédé d’emblée à une ouverture des frontières, avec octroi d’un statut diplomatique, accès au marché du travail, etc.
Un droit fondamental
François Gemenne tient à le souligner : l’accueil est un acte qui n’est pas anodin. C’est un acte de générosité et d’hospitalité, mais aussi une initiative qui comble une carence de l’État dont c’est le devoir d’héberger ces personnes et dont les capacités d’hébergement ont été drastiquement diminuées. Cette dégradation des conditions d’accueil avait, à l’époque, fait suite à, une volonté affichée d’éviter un « appel d’air », une idée véhiculée par l’extrême droite et qui ne repose sur aucune étude. Le politologue précise au passage que l’accueil des réfugiés ne relève pas de la charité, mais qu’il s’agit d’un droit fondamental garanti au niveau international, notamment par la Convention de Genève.
La différence de traitement des Ukrainiens par rapport aux Syriens provient d’abord, selon l’expert, de l’opinion publique des électeurs qui s’y est montrée favorable. Sans opposition ouverte à cet accueil, les dirigeants ont été forcés de suivre. Mais il existe d’autres causes expliquant la différence de réaction. Pour François Gemenne, la première d’entre elles est la proximité géographique et culturelle avec les Ukrainiens qui sont des Européens. La deuxième est que la guerre russo-ukrainienne est facile à comprendre : elle met schématiquement aux prises un agresseur et un agressé. En Syrie, il s’agissait d’une guerre civile plus compliquée à comprendre. La troisième cause est le comportement ressenti comme héroïque de la résistance ukrainienne qui a généré la sympathie, avec des familles envoyées à l’abri pendant que les hommes restaient sur place pour combattre. En Syrie, le schéma était moins classique, avec des hommes envoyés en exil pour ouvrir la voie aux familles qui les suivaient. Enfin, la quatrième cause, éminemment plus critiquable, est la question de la couleur de peau et de la religion. Les Ukrainiens ont été perçus comme des gens « comme nous », tandis que les Syriens ont été vus comme des gens « différents », et donc comme menaçants si on en accueille trop. L’orateur tient, sur ce plan, à marteler l’universalité du droit d’asile qui doit s’appliquer à tout le monde de la même manière.
La possibilité de « faire société »
François Gemenne estime que l’accueil des réfugiés ukrainiens a été globalement à la hauteur de l’idéal européen. Il juge cependant que le combat politique qui en découle désormais est celui d’étendre ce comportement à toutes les populations, sur base de l’idée qu’il ne s’agit pas d’un problème de capacité mais de volonté. Selon lui, tous les accueillants reconnaissent à quel point l’expérience qu’ils ont vécue les a transformés et enrichis. Cette expérience transformatrice a donné lieu au développement de réseaux d’accueil, sans clivage politique, prouvant la possibilité de « faire société ».
Sur le plan politique, cet événement a été marqué par une unanimité entre les 27 États de l’Union européenne, alors que, lors de la crise migratoire précédente, ceux-ci avaient connus des divergences incessantes. Un indicateur : la directive de 2001 sur l’accueil temporaire, jamais appliquée jusqu’alors, a été une question résolue sur-le-champ à propos de cette crise ukrainienne. Cette unanimité offre aujourd’hui l’opportunité d’avoir une meilleure politique d’accueil et d’immigration. Il s’agit, pour François Gemenne, d’une « leçon formidable à retirer de cette crise ». « Le regard sur l’autre doit changer, estime-t-il. Le discours d’extrême droite consiste à toujours parler d’immigration en termes de crise, mais tout détestable soit-il, le projet de l’extrême droite est le seul qui présente une vue cohérente sur la question. L’opportunité aujourd’hui est celle de ne plus percevoir l’accueil comme un problème et un danger. »
Des politiques climatiques à lier avec des politiques sociales
Sur un plan plus précis, le conflit ukrainien a rappelé la dépendance européenne aux hydrocarbures russes, tant au niveau du chauffage et du transport qu’à celui de l’industrie. Cette guerre a clairement mis en lumière l’absence de stratégies européennes de développement d’énergies renouvelables. Avec, de pays à pays, des différences de dépendance à la Russie ou d’évolution vers ces énergies alternatives. Avec aussi l’absence de capacité de maîtrise sur les prix des énergies fossiles, sur leur flambée et sur ce marché de spéculation, alors que ces énergies ont une importance fondamentale dans le budget des ménages.
Cette crise a aussi mis en exergue une dépendance vis-à-vis des pouvoirs autoritaires en possession de ces énergies. Pour François Gemenne, les pays occidentaux n’ont pas réagi aux différentes invasions russes précédentes (Géorgie, Crimée, etc.) pour ne pas « fâcher » Vladimir Poutine. D’après le politologue, fort de ce constat, ce dernier s’est senti la liberté d’envahir l’Ukraine, en pensant qu’on le « laisserait faire » sans réagir. Et de rappeler que les achats de produits pétroliers rapportent 750 millions d’euros par jour à la Russie.
Inévitablement, pour François Gemenne, on va devoir réduire notre consommation d’énergie fossile. « Il faut savoir que seulement 18% des personnes ont déjà pris l’avion dans le monde, note-t-il. Pour des raisons de justice internationale vis-à-vis notamment des habitants des pays en développement, il faut réduire la consommation énergétique et mettre en place des politiques climatiques plus ambitieuses, à lier avec des politiques sociales. Les 10% d’habitants le plus riches de la planète sont responsables de 50% des émissions de gaz à effet de serre, tandis que les 50% les plus pauvres sont responsables de seulement 10% de ces émissions. » Et d’en conclure : « Le changement climatique creuse les inégalités, avec des pauvres, plus impactés par ce changement, qui habitent dans les zones les plus touchées et vivent dans des sociétés plus inégalitaires. »
Un risque de division du monde
Au niveau politique, François Gemenne estime que des sanctions à l’égard de la Russie, lorsqu’elles s’installent dans un temps long comme cela en prend la tournure, non seulement pénalisent surtout la population, mais permettent à ses dirigeants d’instiller dans son esprit que son ennemi est extérieur. Le politologue tient, en outre, à alerter sur un risque de recul de 30 à 40 ans en arrière en Russie et d’une « soviétisation » de celle-ci. Le pays est, selon lui, occupé à se dépeupler de ses forces vives, avec une fuite de ses cerveaux et de ses acteurs plus progressistes. Mais il incite cependant à éviter de croire que la Russie est isolée. Pour lui, il s’agit là d’une vision européenne. Des pays comme la Chine, l’Iran, l’Inde, le Pakistan ou le Venezuela n’ont pas voté contre la Russie à l’Assemblée générale de l’ONU. On s’achemine donc vers une division du monde entre des régimes démocratiques en transition énergétique et des régimes autoritaires, producteurs d’énergies fossiles, qui se lient avec des pays en développement. Le conflit ukrainien a aussi mis en évidence la faiblesse diplomatique de l’Europe face à la Russie, aux États-Unis, etc. Pour François Gemenne, les Européens ont donc un besoin urgent d’une Europe forte et unie.
Dans un registre plus conceptuel, le politologue tient à épingler quelques leviers d’action possibles en aval du conflit ukrainien. Le premier est, à ses yeux, d’avoir une confiance en nous-mêmes en tant que société et en notre capacité d’accomplir de grandes choses ensemble. Ce potentiel a été démontré à l’occasion de la crise du Covid, du conflit en Ukraine ou, plus près en Belgique, lors des grosses inondations de 2021. Il existe une capacité de s’entraider et de faire société ensemble. Le second levier est d’agir chacun à son niveau, avec l’idée qu’une action qu’on ne pose pas correspond à des souffrances pour des personnes. Enfin, le troisième levier est celui de l’épargne individuelle. Celle-ci, qui est colossale en Belgique, n’est non seulement pas utilisée pour faire tourner le pays, mais est parfois utilisée à l’insu des épargnants à des fins qu’ils ne souhaitent pas. Agir sur ce point pourrait avoir un impact énorme.
Dominique Watrin