Le djihadisme en Afrique : une menace pour l’équilibre du continent, un défi pour la communauté internationale
Le djihadisme et ses différentes mouvances sont à l’origine de nombreux faits de violence liés au terrorisme international. Au cours de ces dernières années, attentats et attaques se sont multipliés dans de nombreuses zones du globe. Depuis un certain temps, le regard des observateurs avisés se tourne de manière de plus en plus insistante vers l’Afrique, continent que beaucoup d’analystes commencent à considérer aujourd’hui comme la nouvelle plaque tournante du djihadisme. Le CeRAIC (Centre Régional d’Intégration de la région du Centre) a récemment mis la question au centre d’un de ses mini-débats. Cet exposé intitulé « Expansion des groupes djihadistes en Afrique – Causes, enjeux et conséquences » a mis en lumière l’ampleur d’un phénomène qui s’est installé progressivement, presque à l’insu du monde.
L’expansion perceptible des groupes djihadistes africains est un fait avéré qui pousse différentes populations sur la route de l’exil, que ce soit à l’intérieur de leur propre pays ou vers des contrées lointaines comme l’Europe. Pour Luis Martinez, l’orateur du jour, cette montée en puissance représente un nouveau défi pour la communauté internationale. Ce politiste, spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient, directeur de recherche au CERI (Centre de Recherches Internationales) de Sciences Po Paris, considère qu’il est aujourd’hui urgent de prendre conscience d’un phénomène qui n’en finit pas de s’étendre.
Une émergence en Algérie
D’après le chercheur, au début des années 2000, l’idée que l’Afrique n’était pas une terre de djihadisme dominait. On n’y croyait pas et les regards étaient braqués sur des pays comme le Yémen, par exemple. Historiquement pourtant, le djihadisme s’est développé au début des années 90 en Algérie, avec l’émergence du FIS (Front Islamique du Salut), à l’origine d’une dynamique de violence. Des groupes armés prônant un État islamique y ont sévi pendant une dizaine d’années, faisant 50 000 morts et 1,5 millions de déplacés, jusqu’à leur éradication. Non sans que les survivants ne migrent vers le Sahel, dans le Nord du Mali.
Le deuxième foyer d’installation du djihadisme en Afrique a été la Libye où une insurrection a eu lieu en 1992. Or, l’Algérie et la Libye sont deux pays disposant de longues frontières avec un certain nombre d’états de l’Afrique subsaharienne. Pourtant, à l’époque, aucun observateur n’a imaginé que la violence portée par ces groupes djihadistes allait avoir des conséquences régionales en se répercutant sur ces pays. Le troisième pays concerné par cette contagion progressive a été la Somalie où, dès 2006, des groupes djihadistes ont fait parler d’eux avec des attentats et des conquêtes de territoires visant à créer un État islamique et à instaurer la charia.
Une forme de colonisation idéologique
Le quatrième pays touché a été le Nigéria dans les années 2000. Le groupe Boko Haram y a mis en place une stratégie de terreur, entrant dans une dynamique djihadiste de combat contre l’armée et le pouvoir politique. Cette mouvance a repris la rhétorique algérienne prônant la violence sanguinaire. Elle est restée, dans un premier temps, circonscrite au Nord du Nigéria, mais les événements survenus en 2012 vont changer la donne. Ces événements ont été tout d’abord le déclenchement des révoltes arabes qui se sont succédées en Tunisie, en Égypte, etc. Est intervenue ensuite la décision de l’OTAN de renverser le régime de Kadhafi en Libye, un bouleversement qui a ouvert le champ des possibles aux groupes qui, après la débandade du régime, ont disposé d’armes à profusion.
Des rencontres ont alors été organisées entre les Touaregs qui repartaient de leur pays avec leurs armes et les combattants algériens exilés du leur, tenants d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique), avec, chez ces derniers, la visée de créer une république islamique au Nord du Mali. Après avoir laissé les Touaregs chasser les forces maliennes de la région, les djihadistes ont proclamé l’Émirat islamique. Optant pour la stratégie de ne pas appliquer d’emblée la charia pour ne pas provoquer le rejet de la population, ces derniers ont préféré communiquer sur les valeurs et les bénéfices de l’islam avec, comme objectif sous-jacent, l’idée d’éliminer les injustices envers les musulmans pour installer l’islam. Une opération décrite a posteriori par les observateurs comme une forme de colonisation idéologique du pays.
Le Mali, épicentre du djihadisme africain
À la demande du pouvoir malien, la France est alors intervenue pour mater les groupes djihadistes devenus militairement puissants. En 2013, l’opération militaire française a dispersé ces groupes djihadistes qui ont fui vers le centre du Mali et le Burkina Faso, mettant provisoirement un terme à l’utopie djihadiste. Dans la foulée, la France s’est autoproclamée « gendarme » de la région, combattant les groupes djihadistes, une initiative que les pays avoisinants comme l’Algérie ont soutenu sans se montrer ouvertement. La guerre s’est polarisée progressivement entre les armées étrangères et les groupes djihadistes dans un Mali devenu l’épicentre du djihadisme africain.
Les groupes actifs ont émergé par la suite sur l’axe du patriotisme, mobilisant les populations contre le pouvoir et contre la France, présentée comme une puissance coloniale. Ces groupes ont opté pour une stratégie de harcèlement et de guérilla, étendant le front du conflit à d’autres pays comme le Niger, le Tchad, le Togo, etc. Au Niger, ces groupes ont pris de l’extension, tandis qu’au Tchad, s’affirmait la double influence de Boko Haram et de l’État islamique qui en a profité pour communiquer abondamment sur ses succès en Afrique. L’installation aujourd’hui de l’EI dans une zone comme celle de l’Ituri au Congo, avec l’appui de musulmans venus de l’extérieur (d’Ouganda, notamment) risque, selon l’intervenant, de déboucher, dans vingt ans, sur un épisode inattendu, similaire à celui qui s’est déroulé au Mali.
Les djihadistes, nouveaux opérateurs économiques
Le constat de Luis Martinez sur la situation actuelle est que l’Afrique a pris l’ascendant sur le Moyen-Orient au niveau du djihadisme. Plusieurs facteurs sont, selon lui, déterminants dans ce succès. Il y voit tout d’abord le fait que les djihadistes investissent des régions défavorisées, délaissées par les autorités publiques (absence de routes, d’hôpitaux, etc.). S’y ajoute le fait qu’il s’agit de régions marquées par un déficit d’éducation (seulement 2 à 3% des jeunes y ont accès) et par un sous-investissement chronique concrétisé par une mortalité infantile énorme.
En outre, les djihadistes procèdent à des opérations marquantes comme la rétrocession à la population des mines et des parcs naturels (avec incitation à en disposer à leur guise, en autorisant la chasse des espèces protégées, l’abattage d’arbres, etc.). Enfin, ils formulent un discours de déconstruction de celui des autorités locales. C’est ainsi, par exemple, qu’ils interdisent le versement d’une dot supérieure à un montant symbolique, ouvrant de nouvelles perspectives pour la population pauvre.
Devenus les opérateurs économiques de ces régions délaissées, les djihadistes y bouleversent aussi le paysage social. Dans ces sociétés très hiérarchisées, ils représentent une opportunité, pour les personnes issues des classes inférieures qui rejoignent leurs rangs, de ne plus se soumettre aux personnes des couches supérieures, renversant l’échelle hiérarchique en devenant les chefs des chefs traditionnels.
Une nouvelle offre idéologique
D’autres variables interviennent également pour expliquer la prégnance du djihadisme. Il y a celle de la recherche d’une protection matérielle (être avec les djihadistes pour protéger son troupeau, son village, etc.), de l’incapacité du pouvoir à répondre à certains défis (comme celui d’une démographie considérable qui atteint parfois 8%), de l’absence de protection sociale de la part d’états qui n’ont aucune politique sociale (avec des salaires moyens avoisinant les 50 euros par mois et un PIB national n’excédant parfois pas le budget de la mairie de Paris). Sans oublier les migrations locales qui concernent près de 90% de l’ensemble des migrants. Ces derniers restent sur place, sans que les états n’aient les ressources pour les accueillir.
Sur un plan moins matériel, le succès du djihadisme est à chercher dans le fait qu’il apporte une nouvelle offre idéologique ; le salafo-djihadisme. Ce dernier se propose de purifier l’ordre sociétal en vivant comme au temps du prophète. L’islam des confréries est interdit au profit d’un islam régi par un seul maître : Dieu. Dans ce contexte, il est interdit de vénérer des mausolées, d’effectuer des pèlerinages ; des mausolées sont détruits, des membres de confréries assassinés. Pour ce djihadisme, l’État n’existe pas, la patrie et la nation n’existent pas. Seule, compte la communauté de religion.
Un terrain d’enjeu économique
Les conséquences politico-économiques de cette expansion djihadiste en Afrique sont nombreuses. Le continent reste une région très attractive sur le plan économique. Le premier investisseur y est la Chine et les ennemis désignés dans ces régions sous emprise djihadiste sont la France et les États-Unis. Par cet état de fait, l’Afrique devient un terrain d’enjeu économique pour des puissances économiques moyennes comme la Turquie ou la République arabe unie. L’Union européenne demeure néanmoins un grand partenaire de l’Afrique, disposant de moyens financiers importants, mais elle est limitée par sa division entre ses pays membres qui font primer leurs intérêts individuels au détriment de l’intérêt commun.
De surcroît, trois facteurs pénalisent la position de l’Union européenne. D’abord, son obsession sécuritaire migratoire qui favorise la Turquie et la Chine. Ensuite, la nature de son accompagnement économique qui favorise les relations commerciales au détriment des investissements. Enfin, son absence de vision stratégique face à un continent qui, d’après les estimations, hébergera un tiers de la jeunesse mondiale d’ici la fin du siècle.
Partant de ces constats, Luis Martinez délivre trois recommandations circonstanciées à l’adresse de l’Union européenne. La première est d’être plus attentif à ce que le continent dit avant de fournir des réponses qui sont actuellement guidées par ses propres intérêts. Autrement dit, avant de penser à ses intérêts stratégiques, elle doit penser à ceux de la région, et davantage échanger et dialoguer. La deuxième recommandation est d’utiliser les structures africaines pour combattre le djihadisme, plutôt que de créer des structures parallèles. Enfin, la troisième recommandation est de tenir compte du fait que les pays africains ont des choses à dire sur le djihadisme. Il faut laisser ces derniers discuter avec les djihadistes africains (maliens, etc.) et, pourquoi pas, également discuter avec eux. Et ne pas oublier l’énorme asymétrie qui existe entre les deux continents, plus de la moitié des finances des états africains dépendant de l’extérieur.
Dominique Watrin