Le jihadisme et l’extrême droite : la radicalité comme dénominateur commun
Si tant l’extrême droite que l’islamisme et le jihadisme sont au centre de toutes les attentions dans une année 2024 marquée par deux périodes d’élections, il a rarement été question de les confronter, et encore moins de les comparer. C’est pourtant le pari audacieux qu’ont risqué de concert le CRIC (Centre Régional d’Intégration de Charleroi) et la Ville de Charleroi. La conférence intitulée « Champ politique, champ religieux : les radicalités du jihadisme et de l’extrême droite en question » a permis de recouper différents moments d’histoire pour donner un nouveau sens à des faits qui ne peuvent être appréhendés et compris isolément.
Enseignant à Sciences Po Paris, Damien Saverot est un observateur particulièrement averti de toutes les questions qui touchent à l’islamisme radical et à l’extrême droite. Et son analyse pointue, basée sur une lecture et une mise en perspective de l’histoire à la fois sur le long et le court terme, permet de comprendre les correspondances peu évidentes existant entre le jihadisme et l’extrême droite.
Une volonté commune de « réformer l’islam »
Pour aborder « Les radicalités du jihadisme et de l’extrême droite en question », Damien Saverot part du point de vue sémantique du mot « islamisme ». Ce mot apparu au 17ème siècle désigne d’abord très simplement la religion musulmane. Après le début du 20ème siècle, ce terme d’islamisme commence à être abandonné au profit de celui d’islam pour désigner la religion musulmane et, dès la fin des années 70, des mouvements politiques se réclamant de la religion musulmane émergent progressivement.
Ces nouveaux acteurs, se réclamant de l’islam politique, sont difficiles à nommer parce qu’issus de mouvements politiques et religieux divers (Frères Musulmans en Égypte, Moudjahidines en Afghanistan, Khomeynistes en Iran, etc.). Ils sont alors nommés « islamistes », qu’ils soient violents ou non-violents. Pour Damien Saverot, « l’islamisme peut donc être défini comme un système idéologique, politique et/ou religieux cherchant à appliquer des normes redéfinies de l’islam au sein de l’ensemble de la société ». Pour l’enseignant, il s’agit donc d’une redéfinition de l’islam au sein du champ religieux et d’une exportation de ses normes religieuses vers l’espace profane, avec, à l’origine de cette idéologie, une volonté commune de « réformer l’islam ».
Deux matrices principales
Historiquement, le souhait de réformer l’islam trouve son explication, pour de nombreux penseurs musulmans, dans le fait que les Arabes ont abandonné le véritable islam, subissant une punition divine. La solution à cet état de fait serait, par conséquent, selon eux, un retour à l’islam des origines. Au 18ème siècle, parallèlement à des événements européens comme la Révolution française qui amorce une séparation des pouvoirs ecclésiastiques et temporels, le monde musulman connaît sa révolution des œuvres de Mohammed Ibn Abdel-Wahab qui publie un ouvrage développant l’idée d’un retour à un islam « pur » des origines, celui des « salaf salih » (« pieux prédécesseurs »), compagnons du Prophète. Sa pensée se répandra au départ de l’Arabie Saoudite pour s’étendre au reste du monde arabe, ce sera le salafisme.
Le sentiment du déclin dans le monde musulman se renforce, au début du 20ème siècle, par la perte de territoires (suite aux accords Sykes-Picot du partage du Moyen-Orient par la France et l’Angleterre en 1916) et du Califat (l’abolition du Califat par Mustafa Kemak en 1924). Cette fin du Califat s’accompagne d’un aggiornamento (adaptation à la réalité contemporaine) de la pensée politique de l’islam. Ses fers de lance seront des personnalités comme Hassan al-Banna, fondateur des Frères Musulmans, qui prône l’islamisation de la société « par le bas », via l’action sociale, la prédication et l’entraide communautaire ou Sattid Qutb, deuxième leader des Frères Musulmans, qui provoque une scission avec le groupe, prônant une islamisation plus radicale, notamment par le biais du jihad armé et du renversement des gouvernements arabes jugés « impies ».
L’islamisme possède deux matrices principales. La première est le salafisme qui incarne l’orthodoxie religieuse. Celui-ci affirme l’unicité divine, purifie l’islam de toutes les « innovations blâmables » et veut revenir à un islam des origines, tel que pratiqué par le Prophète et ses compagnons. Il prône l’Allégeance (aux normes les plus rigoristes de l’islam des origines) et le Désaveu (rejet de la mécréance, de l’idolâtrie et de tout ce qui détourne le croyant de la « bonne version » de l’islam). La deuxième matrice est celle des Frères Musulmans qui constitue la doctrine politique. Il s’agit d’islamiser, ou réislamiser, par le bas et par le haut, de mobiliser la communauté musulmane pour en faire un mouvement politique organisé, et de renverser les gouvernements impies n’appliquant pas les normes issues de l’islam, au profit de gouvernants « islamiques ».
Une évolution parallèle
En Europe, le début du 20ème siècle est marqué par des mouvements fascistes. Sur fond de refus du capitalisme et du socialisme, prend corps la recherche d’une « troisième voie » nationaliste, avec un refus de la soumission des nations aux ennemis internationaux, réels ou inventés (Société des Nations, loges maçonniques, etc.). Cette troisième voie met en avant la nécessité d’un mouvement révolutionnaire qui renverserait le système en place (démocratie, république) et s’opposerait à une décadence morale de l’Europe causée par la modernité occidentale. Une part de ce mouvement est portée par le national-socialisme allemand et le revivalisme païen, une autre est orientée vers un catholicisme national.
Dès ce moment, islamisme et extrême droite connaissent une évolution parallèle. L’œuvre d’Oswald Spengler, auteur d’un livre sur le déclin de l’Occident et admirateur de Mussolini, reçoit, par exemple, un accueil favorable chez les intellectuels islamistes. Sur un autre plan, Himmler rencontre le Mufti de Jérusalem, admirateur de l’Allemagne nazie, désireux de se débarrasser du joug colonial britannique en Palestine mandataire.
Une exportation du jihad global
L’islamisme violent moderne naît en 1979 et se prolonge jusqu’à aujourd’hui. C’est cette année-là qu’a lieu l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, venue soutenir le gouvernement communiste de Kaboul contre l’opposition islamiste. Durant dix ans, la lutte armée et le jihad contre cette invasion font rage. C’est pendant cette période, qu’Abdallah Azzam théorise la matrice contemporaine du jihad. Les termes de celle-ci sont que le jihad armé devient une obligation individuelle pour tout musulman, que ce jihad peut être décrété sans l’accord d’un « gouverneur » et qu’il faut abattre « l’ennemi proche ». Il s’agit d’un salafo-jihadisme, synthèse entre le dogme religieux salafiste et la doctrine politique des Frères Musulmans les plus radicaux. Une « iconologie » est alors créée au service de la propagande jihadiste, avec différentes images (photos de moudjahidines portant des étendards de guerre, de combattants surarmés, montages photographiques de martyrs au jardin d’Eden, etc.).
La fin de la guerre d’Afghanistan, avec le départ des troupes russes, qui prend place au même moment que la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, est étiqueté, dans le grand récit jihadiste, comme une victoire sur la deuxième plus grande puissance du monde, attestant le bien-fondé de l’idéologie jihadiste. Le retour au pays des « volontaires arabes », rentrant d’Afghanistan après la fin du conflit, donne lieu à une exportation du jihad global, à partir de 1990. En Algérie, par exemple, le retour de ceux qu’on surnomme « les Afghans » et qui bénéficient de beaucoup de sympathies populaires marque le début de la « décennie noire », avec le FIS (Front Islamique du Salut) et le GIA (Groupe Islamique Armé) qui en découlent. Dans les faits, la guerre civile algérienne a des répercussions en France où le fondateur du FIS est assassiné après avoir condamné la perpétration d’attentats sur le sol français par le GIA.
Un focus sur l’ennemi lointain
Après l’échec des islamistes en Algérie qu’il attribue au soutien américain aux régimes arabes « impies », mais aussi en Égypte, Bosnie, etc., le chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, formalise le jihad contre l’Occident. Il préconise, de ce fait, plusieurs choses. D’abord, la focalisation sur l’ennemi lointain, principalement la puissance américaine. Ensuite, la mise en place d’une structure pyramidale, très hiérarchisée, pour mener des actions terroristes de grande envergure. Enfin, l’utilisation de la propagande par l’image pour attirer le focus médiatique, notamment par la chaîne Al-Jazeera. C’est l’ère des attentats contre le destroyer USS Cole en 2000 et contre les tours du World Trade Center l’année suivante.
Dans le même temps, le jihadisme arrive également en Europe. Durant les années 1990-2000, des prêcheurs-recruteurs opèrent, au départ notamment de réseaux souvent proches d’Al-Qaïda implantés à Londres, dans ce qu’on a appelé « Londonistan ». Dans la foulée, au milieu des années 2000, apparaît la nouvelle ligne de l’extrême droite européenne, la mouvance identitaire, principalement en réaction à l’immigration et au « grand remplacement ».
Ce mouvement politique et culturel vise à infuser dans le champ électoral. Sa particularité par rapport au nationalisme qui le précède est de ne pas baser son combat contre la modernité occidentale. Conservateur mais divisé sur le plan économique, avec une tendance libérale et une tendance étatiste, il représente la ligne majoritaire de l’extrême droite contemporaine (Rassemblement National, Génération Identitaire, etc.).
Islamisme violent et réaction nationaliste
En France, des émeutes survenues dans des banlieues en 2005, en réaction à la mort de deux jeunes, provoquent un émoi national aux conséquences nombreuses, comme la naissance du blog d’extrême droite « Fdesouche » ou la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy sur fond sécuritaire (la fameuse thématique du Kärcher). Les populations issues de l’immigration postcoloniale qui connaissent des discriminations importantes sur le marché de l’emploi et du logement deviennent la cible principale de l’extrême droite. Et les militants islamistes, demeurés marginaux, voient dans ces populations un groupe à exploiter.
Plus tard, en 2015, prend place le début de la période des attentats (Charlie Hebdo, entre autres), avec une conjugaison de manifestations de l’islamisme violent et de réaction nationaliste. En France, les élections présidentielles de 2017 ne consacrent toutefois pas la victoire de Marine Le Pen. Et en 2022, la candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle, sous l’étiquette du parti Reconquête, s’appuie sur une campagne axée sur l’identité, l’immigration, l’insécurité et l’assimilation culturelle. La question « identitaire » devient alors le cœur du combat culturel et électoral mené par l’ensemble du champ politique de droite.
Dominique Watrin