Le monitoring socioéconomique 2022 : un bilan mi-figue mi-raisin et une longue salve de recommandations adressées aux différents acteurs
Attendu par tous les observateurs et acteurs de terrain, le monitoring socioéconomique, co-publié par Unia (le service public fédéral indépendant de lutte contre la discrimination et de promotion de l’égalité des chances) et le Service Public Fédéral (SPF) Emploi, travail et concertation sociale, est désormais disponible. Cette édition 2022 est la cinquième du nom, mais aussi la dernière en tant que telle puisque ce monitoring sera intégré à l’avenir dans un rapport plus étendu relatif à la diversité sur le marché du travail. Comme les moutures précédentes parues à cadence régulière depuis 2013, ce document met le focus sur le thème de « Marché du travail et origine »
Difficile de résumer en quelques paragraphes ce dernier monitoring socioéconomique, tant il est volumineux (pas moins de 236 pages) et les informations qu’il contient toutes plus précieuses les unes que les autres. Aussi bien les données qui y sont compilées que l’analyse qui en est faite en font un outil fiable pour faire l’état des lieux du marché du travail belge en fonction de l’origine nationale et de l’historique migratoire des personnes qui y sont actives. Fidèle à sa volonté progressivement affirmée de mettre en valeur de nouvelles facettes du marché du travail, cette cuvée 2022 fait un zoom sur deux thématiques particulières : le retard scolaire et le travail des étudiants, deux phénomènes largement sous-exposés sur le marché du travail, et pas uniquement dans le cadre de l’origine. Cette mouture propose également un chapitre consacré au détachement des travailleurs, concocté en collaboration avec Myria , l’Université d’Anvers et le Bureau fédéral du Plan.
La Belgique à la traîne
Que retenir de ce monitoring 2022 ? Globalement, les grandes lignes des conclusions des quatre éditions précédentes restent valables, même si de nouvelles données et de nouveaux angles d’approche ont permis de les peaufiner. Le principal élément marquant a été la pandémie de coronavirus qui a paralysé le monde à partir de mars 2020. Cet événement sans précédent a eu un impact gigantesque sur l’économie et le marché du travail, empêchant d’analyser les années 2020 et 2021 avec la même exhaustivité et la même minutie que les années précédentes. Reste que le constat établi dès la première édition perdure, à savoir que la Belgique fait particulièrement piètre figure en matière d’intégration des personnes d’origine étrangère sur le marché du travail… et que les progrès enregistrés sont lents et très fragiles.
Sur le plan chiffré, en Belgique, le taux d’emploi des personnes originaires de pays hors UE est le plus faible de l’Union européenne. L’écart avec les personnes de nationalité belge y est plus important que dans tous les autres pays de l’UE, même si les pays classés devant la Belgique ne présentent pas tous de bons résultats, loin s’en faut. La Belgique fait, elle, face à un double problème : le faible taux d’emploi des personnes de nationalité non UE et la grande différence de taux d’emploi entre les personnes de nationalité belge et non UE. Et cette différence n’est pas uniquement quantitative, puisque les personnes d’origine étrangère se retrouvent également plus souvent dans de moins bons emplois et statuts, assortis de rémunérations inférieures et moins adaptés à leurs qualifications.
Une ethnostratification persistante
La situation des personnes d’origine étrangère sur le marché du travail belge s’est cependant améliorée durant la dernière décennie. L’ensemble du marché a progressé, avec des taux d’emploi sans précédent et un taux de chômage qui n’avait plus été aussi bas depuis très longtemps. La position des personnes d’origine étrangère sur le marché du travail s’est aussi améliorée dans un contexte de changement structurel et de désindustrialisation progressive. A contrario, la crise du coronavirus a eu d’abord un impact négatif un peu plus fort sur les personnes d’origine étrangère au début de la crise et a connu une relance qui, dans un premier temps, a principalement profité aux personnes d’origine belge, même si on peut espérer que la phase ultérieure de la reprise offre davantage d’opportunités aux personnes d’origine étrangère.
La lente amélioration de la situation des personnes d’origine étrangère s’accompagne de deux tendances majeures : une amélioration relative de leur position, avec un taux d’emploi croissant et une différence de taux d’emploi décroissante avec les personnes d’origine belge, et une perte de meilleurs emplois touchant principalement les personnes d’origine belge. Les personnes d’origine étrangère sont, elles, surreprésentées dans les segments professionnels et professions de moindre qualité. Il existe une ethnostratification persistante du marché du travail et une inégalité d’accès à l’emploi fortement corrélée avec l’origine nationale, même à diplôme équivalent. Quand les personnes d’origine belge peuvent, par exemple, trouver un emploi bien rémunéré avec n’importe quel diplôme, la situation est plus compliquée pour les personnes d’origine non-UE. Il subsiste, en effet, de toute évidence une discrimination structurelle qui réduit les opportunités d’emploi pour les personnes d’origine étrangère.
Un marché du travail moins accessible qu’ailleurs
Le marché du travail de notre pays est moins facilement accessible que celui des pays voisins. Le passage du chômage et de l’inactivité vers le travail s’y révèle plus restreint qu’ailleurs. Ce phénomène s’explique par des obstacles qui se situent tant du côté de la demande que de celui de l’offre et par une mobilité restreinte, un manque de mouvements ne générant que peu de places pour les nouveaux arrivants. Concomitamment, des services comme ceux de garde d’enfants restent assez accessibles pour les personnes qui ont un emploi stable, mais moins pour celles qui cherchent un emploi ou exercent un travail plus flexible.
Les personnes d’origine étrangère, souvent surreprésentées dans le chômage et l’inactivité, sont aussi plus souvent moins diplômées, ce qui entraîne un salaire potentiel moins élevé et un coût proportionnellement plus important pour aller travailler. Elles disposent aussi d’une moins bonne connaissance de notre système, vu qu’elles vivent dans notre pays depuis moins longtemps, possèdent un réseau moins étoffé et maîtrisent parfois moins bien la langue. Par ailleurs, le coût salarial moyen étant très élevé en Belgique, les employeurs s’y montrent plus « exigeants », pouvant faire preuve de discrimination en n’embauchant pas, tant qu’ils ne sont pas convaincu que la personne sera plus productive que le coût qu’elle représente. C’est une des raisons pour lesquelles le détachement, moins cher qu’un emploi régulier, est un phénomène très populaire en Belgique.
Des discriminations structurelles et institutionnelles
Le monitoring pointe également des discriminations structurelles et institutionnelles comme facteur explicatif des inégalités entre personnes d’origine belge et étrangère. Il y a la discrimination statistique à l’embauche, mais elle n’est pas la seule forme de discrimination directe sur notre marché du travail. Il y a aussi des « préférences » des employeurs (mais aussi collègues ou clients) qui ne veulent pas de collaborateurs d’une certaine origine ou couleur de peau. Des études scientifiques ont mis en évidence ces formes de discrimination : à CV égaux, la préférence est donnée aux personnes dont le nom suggère qu’elles sont d’origine belge. Et dans certains secteurs de services, des clients demandent que les employés d’une certaine origine soient exclus.
Mais, à côté de ces discriminations directes, il existe des variantes indirectes avec des exigences qui paraissent égales mais ont des conséquences discriminatoires, en désavantageant fortement certains groupes. C’est, par exemple, le cas de l’exigence de langue (souvent désavantageuse pour les personnes d’origine étrangère) ou simplement de nationalité, comme c’était d’usage jusqu’il y a peu dans le secteur public où la surreprésentation des personnes d’origine belge reste patente.
La discrimination lors du recrutement ne se limite cependant pas à sa seule partie démontrable. Les expériences de CV fictifs ou d’appels « mystères » prouvent cette discrimination qui représentait environ un quart de l’ensemble des discriminations figurant dans les dossiers d’Unia. Quant à celles sur le lieu de travail même, elles concernaient les licenciements, l’organisation du travail, les relations de travail et les brimades, ainsi que l’accès aux promotions et à la formation… et sont, elles, beaucoup plus difficiles à prouver.
Des objectifs de taux d’emploi ambitieux pour 2030
Comme ses précédentes éditions, le monitoring 2022 est assorti d’une série de recommandations, sept au total, adressées aux différentes autorités et aux partenaires sociaux, complétées par les recommandations adressées à la Belgique par plusieurs instances internationales (Commission européenne, OCDE, FMI, etc.). La première recommandation est le souhait d’un marché du travail mobile et productif. En matière d’emploi, le gouvernement fédéral (avec les Communautés et Régions) s’est fixé pour objectif d’atteindre un taux d’emploi des 20-64 ans de 80% d’ici 2030, avec, parmi les sous-objectifs, l’intention de relever le taux d’emploi des personnes peu qualifiées (de 46,3 à 58,4% en 2030) et des personnes nées hors UE (de 44,2 à 58,3%).
Cet objectif ne peut donc être atteint sans renforcer la position des personnes d’origine étrangère, ce qui implique que cette politique bénéficiera quasi automatiquement aux personnes d’origine étrangère. Plusieurs mécanismes les concernant peuvent être activés : entre autres, renforcer la mobilité sur le marché du travail, encourager la création d’entreprise et l’entrepreneuriat, mener une politique de formation adaptée, faire davantage coïncider offres d’emploi et besoin des entreprises, etc.
À côté de ces mesures plus générales, le monitoring souligne l’importance de ne pas faire payer de manière disproportionnée aux personnes d’origine étrangère l’approche de la problématique du vieillissement par l’allongement de la vie professionnelle et par un taux d’emploi plus élevé dans la tranche des 55-64 ans. Il invite parallèlement à poursuivre les efforts pour cartographier le détachement et à lutter contre les abus du système, ainsi qu’à continuer la coopération internationale dans ce domaine, en y intégrant plus fortement la question des « ressortissants des pays tiers ».
Un politique anti-discrimination vigoureuse
Le rapport invite, dans un deuxième temps, à détricoter la segmentation du marché du travail, en faisant progressivement disparaître la différence entre marchés primaire et secondaire. Cet objectif passe par plusieurs actions : notamment éviter les distinctions inutiles sur base du type de contrat, de la nature de l’employeur, etc. dans la législation du travail, harmoniser autant que possible les droits, renforcer la transparence du marché du travail et des systèmes d’allocations, etc.
La troisième recommandation réclame plus d’égalité des chances et de diversité sur le marché du travail. Face à la nature structurelle de la discrimination mise en exergue, le monitoring plaide pour une politique anti-discrimination vigoureuse, complétée par une politique de diversité. À l’opposé de ses observations qui convergent vers l’image d’un marché dans lequel les personnes d’origine étrangère n’ont pas les mêmes chances et où la diversité (qui est pourtant un atout économique) est trop faible, le rapport formule une dizaine de propositions.
Parmi celles-ci, il propose, entre autres, d’axer davantage le marché du travail sur les compétences et moins sur les diplômes, de promouvoir activement des instruments comme les plans d’action positive, de sensibiliser à la diversité existante dans les secteurs et entreprises, d’amener les entreprises à gérer la diversité de manière inclusive, de miser sur une plus grande diversité dans les secteurs en pénurie par des mesures de sensibilisation, de veiller à ce que les groupes défavorisés (dont les personnes d’origine étrangère) soient surreprésentés dans toutes les mesures et les formations afin de résorber le retard, de faciliter la valorisation des diplômes, formations et compétences acquises à l’étranger, et d’éliminer les restrictions légales existantes tout en s’attaquant aux restrictions réelles (valorisation difficile de l’expérience acquise ailleurs, etc.).
Un enseignement solide qui donne des chances à tous
La quatrième recommandation est de lutter de manière adéquate contre la discrimination. Comment ? En poursuivant les tests de situation comme les « appels mystères », avec une attention particulière pour les discriminations qui sont les plus difficiles à détecter, mais pas uniquement. Le monitoring propose aussi d’identifier et combattre plus efficacement la discrimination à l’embauche, d’utiliser les techniques de « data mining » (recherche automatique de grandes quantités de données) et l’intelligence artificielle pour détecter d’éventuels cas de discrimination, d’éviter les discriminations statistiques grâce à des campagnes de sensibilisation, de développer des politiques anti-discrimination appropriées dans les entreprises et enfin, de renforcer les contrôles ciblés sur les conditions de travail et de vie des « ressortissants de pays tiers » qui viennent en Belgique par le biais du détachement.
La cinquième recommandation est celle d’un enseignement solide qui donne des chances à tous. Pour atteindre cet objectif, le document suggère en vrac d’améliorer les services de garde d’enfants, de rendre l’enseignement plus inclusif (notamment sur le facteur de l’origine), de rendre la profession d’enseignant plus attrayante, de réduire le système de la cascade et la pratique du redoublement, de revaloriser l’enseignement technique et professionnel, d’éviter les stéréotypes et l’orientation précoce, de renforcer la formation des enseignants qui doit les préparer à la diversité et à l’inclusion, de faciliter le passage de l’école au travail, de réexaminer le rôle du travail étudiant dans le financement des études, d’accélérer la reconnaissance des diplômes étrangers et de la rendre gratuite pour tous, de promouvoir la combinaison du travail et de la formation dans la politique de formation des services publics et enfin, de faire coïncider davantage les choix d’études et le marché du travail.
Une politique de migration et d’intégration adaptée
La sixième recommandation du dossier est celle d’une politique de migration et d’intégration adaptée, sur base de l’idée que l’intégration des personnes d’origine étrangère sur le marché du travail ne peut être envisagée indépendamment d’une politique plus large. Dans cette optique, le monitoring demande de maximiser l’intégration sur le marché du travail des migrants gravitant autour des migrants travailleurs (membres de la famille), d’accompagner ceux d’entre qui sont inactifs vers le marché du travail, de mener une politique à l’égard des nouveaux arrivants avec un suivi durable, d’associer les autorités locales et régionales à une politique d’intégration forte et enfin, de créer un espace (en particulier, au niveau local) pour des mesures pilotes et des expériences impliquant tous les acteurs.
La septième et dernière recommandation insiste sur la mise en place d’un appareil statistique renforcé. Un tel système est jugé nécessaire pour que le monitoring et d’autres publications similaires, ainsi que la recherche universitaire sur la diversité, restent possibles à l’avenir. Les différents sous-objectifs pour mener à cette mise en place sont, entre autres, d’augmenter la capacité du Data Warehouse (base de données relationnelle hébergée sur un serveur) relatif au marché du travail et à la protection sociale, de rétablir l’accès aux données à des fins de traitement au sein de sa propre institution, de clarifier les règles relatives à la protection et à la confidentialité des données, de réduire le temps de traitement des sources de données, et de finaliser l’intégration des données des institutions internationales (en particulier, européennes).
Dominique Watrin
Le Monitoring socioéconomique : Marché du travail et origine 2022 peut être consulté et téléchargé via le lien suivant : https://www.unia.be/files/Documenten/Publicaties_docs/Monitoring_socio%C3%A9conomique_2022.pdf?fbclid=IwAR3brrkel5Jl5CdeKIhDhjmDpc_4WTYlJzqKzamXhOMfKMQiGXmk1ypbCN4