Le paysage de l’extrême droite en Belgique : une nébuleuse qu’il convient de prendre en compte comme partout en Europe
La perspective d’échéances électorales a toujours pour effet de mobiliser de nombreux intervenants institutionnels et associatifs, comme les centres régionaux d’intégration, contre les acteurs politiques d’extrême droite. Cette année 2024 et ses deux scrutins successifs n’échappe pas à la règle. À Charleroi, le CRIC (Centre Régional d’Intégration de Charleroi) a récemment tenter d’offrir une approche globalisée de cette extrême droite et de ses différents aspects à travers un exposé de Benjamin Biard, docteur en sciences politiques, chargé de recherches au CRISP (Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques) et chargé de cours à l’UCLouvain. Son titre : « La galaxie de l’extrême droite en Belgique. Contours, enjeux et évolutions. »
Aux yeux de l’intervenant, historiquement, l’extrême droite est déjà présente, à la fin du dix-huitième siècle, lors de la révolution française, puis, au dix-neuvième, dans le Ku Klux Klan, groupe suprémaciste blanc aux États-Unis, duquel découle plus tard le mouvement nativiste Know Nothing, dont l’objectif est de lutter contre les influences étrangères et de promouvoir les méthodes traditionnelles américaines. En Europe, il y a eu plus tard, Action Française à la fin du dix-neuvième siècle, un mouvement politique monarchiste, antiparlementaire, antisémite, prônant le nationalisme radical. En Belgique, l’extrême droite a été surtout présente, dans les années 1930-40, avec le parti Rex de Léon Degrelle, un parti antiparlementaire qui a récolté 21 sièges aux élections de 1936.
Selon Benjamin Biard, l’extrême droite repose sur une idéologie qui prône l’inégalitarisme (avec un attrait pour la hiérarchie), le nationalisme et le radicalisme. Le nationalisme a un objectif d’homogénéisation raciale, ethnique, religieuse, civilisationnelle sur un territoire. De son côté, le radicalisme donne naissance à un programme d’actions identitaire qui met la démocratie sous tension, en n’hésitant, par exemple, pas à prôner la violence et à contourner certains mécanismes juridiques. Elle met également les valeurs démocratiques sous tension, en exerçant notamment une pression sur l’équilibre des pouvoirs (autonomie des juges, des médias, etc.) ou sur les droits des minorités ethniques, religieuses, sexuelles, etc.
Il faut noter que l’extrême droite n’est pas équivalent au populisme. Ce dernier est un style de communication qui oppose un peuple homogène à des élites politiques, économiques, etc. qui ne représenteraient que leurs propres intérêts au détriment du peuple-même. Ce populisme ne concerne, par conséquent, pas que l’extrême droite ; il est également le fait de l’extrême gauche.
Des partis, des mouvements et des organes de presse
L’extrême droite constitue une galaxie dans laquelle on retrouve des partis, des mouvements et des organes de presse. Au niveau des partis, on retrouve Fratelli d’Italia en Italie et son populisme de droite radicale à filiation fasciste, le PVV (Partij voor de Vrijheid) néerlandais de Geert Wilders ou le Vlaams Belang belge. Ces partis respectent le jeu démocratique, mais mettent les valeurs démocratiques sous tension. Il y a aussi eu, en Grèce, le parti néonazi Aube Dorée finalement désigné comme organisation criminelle.
Parmi les partis d’extrême droite au pouvoir, il y a l’UDC en Suisse. C’est un parti qui, au départ, visait la défense de couches de la population comme les paysans et qui s’est radicalisé dans le temps. De la fin des années 80 au début des années 90, il a intensifié sa communication devenue populiste, raciste et sécuritaire, avec des idées maîtresses comme l’arrêt de l’immigration. Passé de résultats électoraux modestes à plus de 22% des voix en 1999, il avoisine aujourd’hui les 25% et occupe deux postes ministériels sur sept en Suisse.
Les mouvements, eux, ne s’inscrivent pas forcément dans la finalité de recherche du pouvoir mais essaient d’influencer la société dans le sens de leurs idées et de diffuser leurs théories. Il s’agit pour eux de mener une bataille culturelle avant la bataille politique. C’est le cas, par exemple, de Génération Identitaire en France, qui mène un militantisme de terrain ou du collectif féministe Nemesis qui sous-tend l’idée que la première menace contre la femme est l’islamisation et, conséquemment, l’immigration qui la porte. Parmi les mouvements complotistes, figure aussi celui qui repose sur la théorie du « grand remplacement », élaborée par le français Renaud Camus, qui prédit le remplacement de la civilisation occidentale par une civilisation non européenne musulmane.
Toutes les idées d’extrême droite sont véhiculées par des médias et réseaux sociaux : en France, ce sont le journal Rivarol et, plus anecdotiquement, le site web de rencontre Droite au Cœur. Des artistes comme des rappeurs répandent aussi ces idées. Il y a enfin l’action des auteurs de tueries de masse comme le terroriste norvégien d’extrême droite, Anders Breivik, auteur de l’attaque criminelle menée sur l’île d’Utoya, ou le néozélandais Brenton Tarrant, à l’origine d’attaques terroristes racistes d’extrême droite perpétrées contre des mosquées dans la ville de Christchurch.
Un focus sur Schild en Vrienden
Pour illustrer les facettes de l’extrême droite, Benjamin Biard tient à faire un focus sur le mouvement Schild en Vrienden, (« Bouclier et Amis ») actif en Flandre. À l’origine, ce mouvement de jeunesse nationaliste dont le nom fait allusion à la bataille des Éperons d’or, fondatrice de l’identité flamande, était une communauté en ligne, avec un groupe Facebook qui comptait plus de 37 000 followers. Celui-ci s’érige d’abord en « service d’ordre » de Theo Francken, membre du parti nationaliste flamand N-VA, devenu ministre.
Officiellement fondé en mai 2017, Schild en Vrienden s’adonne à un activisme de terrain et procède à diverses actions coups de poing spectaculaires et controversées, destinées à marquer l’opinion publique. Ces actions médiatiques (arrachages de pancartes, décrochage d’un drapeau syndical, organisation d’un cours de boxe, etc.) contribuent à rallier à lui une jeunesse séduite par son fondateur Dries Van Langenhove. En 2018, un reportage, diffusé sur la VRT et relayé sur la RTBF, met en lumière les idées racistes, sexistes, homophobes et fascistes d’un mouvement dont le visage « underground » glorifie la violence et les idées nazies. Cette mouvance identitaire repose sur les idées de penseurs ayant une proximité idéologique avec le Vlaams Belang, parti au sein duquel son leader, Dries Van Langenhove, a été élu lors des élections fédérales de 2019. Accusé de négationnisme, il a été condamné en mars dernier, en première instance, à un an de prison ferme et dix ans de déchéance de ses droits civils et politiques.
Un développement en quatre phases
Le développement de l’extrême droite en Europe depuis la seconde guerre mondiale s’est effectué en quatre phases. La première de ces phases se situe juste après la guerre. Il s’agit de l’émergence d’une extrême droite néofasciste qui n’arrive pas à se développer, avec des partis comme le MSI en Italie ou le Parti Socialiste du Reich en Allemagne. La deuxième phase s’étend des années 50 au début des années 70. Durant cette période, l’extrême droite délaisse les éléments néofascistes pour des combats comme la protection des petits indépendants. Elle rencontre un succès éphémère, avec des partis comme celui de Pierre Poujade en France.
La troisième phase court du début des années 70 à la fin des années 90. Elle est celle du développement et de l’enracinement de l’extrême droite. C’est le cas du Front National en France ou, dans notre pays, du Vlaams Blok, né de la Volksunie, en Flandre. Le but poursuivi au cours de cette période est la dédiabolisation. Enfin, la quatrième phase qui démarre à la fin des années 90 et court jusqu’à aujourd’hui est celle de rapprochement du pouvoir, voire de l’accès au pouvoir. Cette phase peut être incarnée par le FPO en Autriche.
Une présence marquée en Flandre
En Belgique, l’extrême droite est présente depuis longtemps du côté néerlandophone, d’abord sous l’impulsion du Vlaams Blok, ensuite sous celle du Vlaams Belang qui lui a succédé. L’ascension du parti a été spectaculaire à partir de 1991, année où il est passé de 3% à plus de 10% (obtenant 12 sièges sur 212). Après un tassement et l’émergence du Vlaams Belang, ce dernier est revenu en force. En 2018, sous l’impulsion de son président Tom Van Grieken, il a raflé 13% des voix et est passé de 3 à 18 sièges. Aujourd’hui, les sondages lui attribuent 27,4% d’intentions de vote au scrutin de 2024.
Le programme en 70 points relatif à l’immigration du Vlaams Blok, ancêtre du Vlaams Belang, sorti en 1992, est glaçant. Il affichait des propositions nauséabondes en lien avec le souhait d’un référendum sur les problèmes causés par l’immigration. Citons, pour rappel, des idées comme la sauvegarde de la spécificité de notre peuple, l’application du principe de « notre peuple d’abord ! », l’instauration d’un arrêt effectif de l’immigration, l’accélération des retours au pays, la mise en œuvre d’une politique de découragement de l’immigration, l’organisation des retours, etc. Avec des propositions concrètes comme la dissolution d’Unia, l’annulation de la reconnaissance de l’Islam comme religion par l’État, le durcissement des conditions d’accès à la nationalité, etc.
La mise en place de cordons sanitaires
Face à cette menace d’extrême droite, apparaît un cordon sanitaire dont le protocole a été signé en Flandre en 1989, entre les partis traditionnels (CVP, PVV, VU et AGALEV). Dans celui-ci, les signataires s’engagent notamment à ne pas conclure d’accords et à ne pas prendre d’engagements avec le Vlaams Blok, que ce soit dans le cadre d’assemblées à tous les niveaux ou d’élections. Selon Benjamin Biard, ce cordon a néanmoins du plomb dans l’aile comme le prouvent les épisodes de tension qui ont eu lieu autour des élections communales à Ninove en 2018 ou à Grimbergen en 2018 et 2022. Un cordon sanitaire a également été conclu en 1993 en Wallonie ; celui-ci prescrivait les comportements à adopter vis-à-vis de l’extrême droite, comme ne pas avoir d’actions communes, de débats en commun, de partage de contenu sur les réseaux sociaux, etc.
L’extrême droite connaît cependant une situation différente du côté francophone. Il y a plusieurs facteurs explicatifs à cela. Il y a d’abord les divisions internes et l’absence de leader charismatique de l’extrême droite francophone. Il y a ensuite le rôle de la société civile dont certains acteurs décryptent son discours, l’analysent et informent à son sujet, ou celui des groupes antifascistes qui empêchent physiquement la tenue de meetings. Il y a également le cordon sanitaire médiatique qui présente l’extrême droite comme pas respectable. Il y a enfin l’absence de nationalisme et la faiblesse du sentiment d’identité nationale en Wallonie.
La rencontre entre une offre et une demande électorales
La situation d’une extrême droite rendue marginale est-elle immuable ? Non, affirme sans hésitation Benjamin Biard. Et selon lui, il y a trois raisons à cela. La première est qu’il y a plusieurs cas à l’étranger où on a cru que l’extrême droite ne reviendrait plus. Notamment en Allemagne et en Espagne où le parti Vox, qui stagnait à 0,2% aux élections de 2016, est passé à 10,3% en 2019 pour arriver à 12,4% en 2023. Ou plus récemment au Portugal où le parti Chega insignifiant avec 1,5% en 2019, est passé à 7,2% aux élections de 2022, avant de s’envoler tout récemment avec un score de 18,1% au scrutin de 2024. La deuxième raison est qu’il existe une offre électorale. En Belgique francophone, il y a eu des partis comme le FN (Front National), PP (Parti Populaire), le PNE (Parti National Européen), Agir ou Nation, mais ils ont connu de nombreuses dissensions, scissions et disparitions.
Enfin, la troisième raison est qu’il y a une demande électorale. Les clichés sur l’immigration, répertoriés dans une étude réalisée en 2017, le prouvent. Dans cette recherche intitulée « Pourquoi l’immigration ? 21 questions que se posent les Belges sur les migrations », un item comme « Les immigrés accentuent les problèmes de criminalité au niveau national » recueillent, par exemple, 66% de oui en Wallonie pour 67 en Flandre et 58 à Bruxelles. Et les scores d’adhésion à d’autres items concernant l’occupation des emplois au détriment des natifs ou l’appauvrissement de la vie culturelle par les immigrés ne sont pas beaucoup plus rassurants.
Du côté francophone, la nouvelle offre électorale de l’extrême droite provient du parti Chez Nous. Ce parti qui s’affirme « patriote » dit refuser l’immigration massive et combattre l’islamisation du pays, avec des messages sans équivoque (« Supprimons le regroupement familial », « Rien ne vous oblige à subir une immigration qui transforme notre pays ») et des slogans chiffrés erronés comme « 20% de la population belge est d’origine étrangère (hors UE) ». Les forces de Chez Nous sont de bénéficier du soutien du Vlaams Belang et du Rassemblement National français, d’avoir une capacité de rassemblement et de contourner partiellement le cordon médiatique.
Dominique Watrin