Le racisme structurel, une discrimination qui enferme les personnes dans des traumatismes sans fin
Comment le racisme structurel enferme les corps et les esprits ? Tels étaient l’intitulé et le thème central d’une conférence récemment mise sur pied dans le cadre de la série des « Rendez-vous décoloniaux » proposés à Mons par la plateforme associative « Décolonisation des esprits et de l’espace public ». Proposé en marge d’une exposition sur « Les 30 ans des centres fermés », l’initiative a donné la parole au sociologue français Saïd Bouamama dont le propos a brassé quantité d’idées fortes relatives au racisme systémique.
La plateforme associative « Décolonisation des esprits et de l’espace public » regroupe une série d’associations montoises dont le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage). Ses objectifs sont « d’effectuer un travail de mémoire, de transmission, de sensibilisation quant à la colonisation et son impact, de lutter contre le racisme et de mettre ensemble en œuvre des moyens pour y faire face ». Saïd Bouamama, l’invité du collectif montois, est spécialiste des questions de discrimination et des processus de domination. Il est l’auteur d’un certain nombre d’études concernant l’immigration, les milieux populaires et la jeunesse, trois thèmes qui ont jalonné son intervention encadrée par la plateforme et centrée sur l’enfermement au regard du racisme structurel.
Un rapport social daté historiquement
D’emblée, le sociologue installe les fondements de son propos en affirmant que l’Europe et le monde ont vécu, d’abord après la deuxième guerre mondiale, ensuite après la décolonisation, une période d’espoir erroné que le racisme recule. En fait, il s’avère que le racisme n’a pas disparu mais s’est adapté pour mieux se perpétuer. Il a muté dans de nouvelles formes, protégé involontairement par l’erreur fondamentale d’avoir pensé éradiquer un résultat sans en éradiquer les causes. Il y a eu, en réalité, une sous-estimation de l’impact du racisme sur les vies quotidiennes de ses victimes et, surtout, sur le poids du racisme institutionnel qui établit une inégalité de traitement en fonction de l’origine. Avec un constat de base tranchant qui traverse toute la démonstration de l’intervenant : c’est le lien entre le racisme et le pouvoir qui définit le racisme structurel.
Selon Saïd Bouamama, la confrontation avec le racisme structurel est une expérience totale qui l’amène à déclarer qu’il y a une « carrière de discriminé », que ce n’est pas une expérience isolée. L’état du savoir sur le racisme le conduit à définir celui-ci comme un rapport social daté historiquement qui n’existait pas avant le capitalisme. Auparavant, il y avait d’autres formes de rejets comme la xénophobie. Pour le sociologue français, le racisme est donc un long processus historique dont il établit l’origine à 1492, date de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique. Il s’agissait, à l’époque, de justifier les conquêtes et le traitement inégalitaire infligé aux populations locales. Successivement, le racisme s’est appuyé sur des considérations biologiques (avec l’idée que, par exemple, « les Noirs ont moins de capacités que les Blancs »), qui ont muté en une vision culturaliste (une différentiation en raison de la culture) pour ouvrir aujourd’hui à un argument civilisationnel, avec un rejet des civilisations arabo-musulmane (islamophobie) et noire (« barbarie noire »).
Un racisme d’inclusion
Le racisme structurel s’établit à trois niveaux. Le niveau idéologique (qui n’est pas le plus destructeur), le niveau des représentations (qui empêche de voir l’autre comme égal) et le niveau du traitement inégalitaire concret qui se reproduit, faute de décolonisation des esprits. Un individu acteur de l’antiracisme peut infliger lui-même inconsciemment à l’autre une différentiation de traitement. Le problème de base pour Saïd Bouamama, c’est que, dans l’ordre des priorités de l’antiracisme, on agit de haut en bas, à savoir de l’idéologie vers le traitement inégalitaire, alors qu’on devrait fonctionner en sens inverse, en s’attaquant à l’inégalité de traitement pour remonter vers l’idéologie.
Dans ce contexte, l’intervenant tient à souligner que, s’il existe un racisme d’exclusion (comme celui véhiculé par le nazisme), il convient de prendre en compte qu’il en existe également un autre d’inclusion. Pour combattre ce dernier, il importe d’inclure l’individu tel qu’il est, sans lui prescrire ce qu’il doit faire et ce qui est bon pour lui. Le racisme inclusif présente trois caractéristiques concomitantes : l’exigence d’invisibilité imposée à la personne, l’exigence d’apolitisme (ne pas s’engager politiquement) et l’exigence de politesse (« dire merci »).
La transmission transgénérationnelle
Qu’est-ce que l’expérience du racisme structurel ? Les membres des groupes racisés (c’est-à-dire « regardés comme d’une autre race ») rencontrent le racisme une multitude de fois avant de l’appeler « racisme ». Pendant toute une période, ils relativisent, ils ne le nomment pas. Et, à un moment, ils prennent conscience qu’ils ne vont pas avoir le même traitement que les autres, que ce soit en matière d’orientation scolaire, d’emploi, de logement… soit tous les ingrédients qui constituent la « carrière de racisme ».
À cet état de fait s’ajoute la transmission transgénérationnelle du traumatisme collectif. En fait, le traumatisme, lié par exemple au colonialisme, qui tend à s’atténuer au fil du temps et devrait disparaître se heurte au présent inégalitaire, lié à l’origine, qui rappelle le trauma originel et le réveille. Cela débouche sur un effet de déni : l’épreuve difficile se double d’une difficulté d’en parler avec d’autres et donc, d’être reconnu, y compris parmi les siens. Et le déni est pire lorsqu’il est le fait de proches. L’individu se trouve alors face à une négation de la discrimination à laquelle s’ajoute une négation de la négation de la discrimination.
Trois étapes d’émancipation
Le processus d’émancipation du dominé suit trois étapes. La première est la croyance au discours du dominant. Le deuxième est l’inversion du rapport. Pour survivre à la domination (par exemple, du Noir par le Blanc), la personne inverse (pour suivre le même exemple, en affirmant la supériorité du Noir sur le Blanc), une position qui est bien souvent perçue comme de la provocation. Enfin, la troisième étape est celle de la conscientisation politique. Sur ce processus se greffe la « loi du stigmate », principe selon lequel un individu finit par adopter le comportement qu’on lui attribue. Un exemple flagrant de cette loi cité par Saïd Bouamama est celui du foulard porté par les femmes en réaction à la stigmatisation.
Quelles sont les attitudes possibles face au racisme structurel ? Le sociologue en énumère huit. La première est la restriction du champ des possibles. La personne s’interdit des emplois, etc. et se rabat sur certaines assignations. La deuxième est la restriction du champ géographique pour ne plus être confronté aux stigmates. La troisième est le qui-vive permanent. Cette attitude amène, par exemple, un individu noir à avoir un discours différent avec les Blancs et avec les Noirs. La quatrième attitude est la restriction du champ des relations sociales. Cette restriction est guidée par une peur des micro-agressions qui conduit à rester avec les siens.
La cinquième attitude est le déni, phénomène au cours duquel la personne refuse de voir la discrimination qui la touche. Ce phénomène crée des conséquences telles que le stress et des troubles de santé et/ou de santé mentale. La sixième attitude qui s’applique aux personnes ayant connu une promotion sociale, une réussite sociale est de se considérer comme supérieurs aux autres. La septième attitude est la victimisation, soit voir de la discrimination partout. Enfin, la huitième attitude est la cessation qui conduit à une attirance pour les discours nihilistes. Ça a été le cas de nombreux jeunes partis combattre en Syrie.
Pour Saïd Bouamama, la particularité de l’époque récente est que, pour la première fois, l’enfant étranger ou d’origine étrangère reste regardé comme un étranger. Les enfants italiens ou d’origine italienne, qui ont pourtant été lourdement discriminés il y a quelques décennies, sont considérés aujourd’hui comme des Belges. Les enfants d’origine africaine ou arabe restent, eux, vus comme des étrangers.
Dominique Watrin