Les politiques européenne et belge face à la crise afghane : entre urgence et frilosité
Le retour au pouvoir spectaculaire des Talibans en Afghanistan, en août 2021, a constitué une onde de choc d’ampleur dans le champ géopolitique international. Placé sous le signe du spectre d’un retour à la violence généralisée dans le pays, cet événement a précipité le repli des forces étrangères et entraîné un exode massif d’une partie de la population afghane, générant prises de position et mécanismes d’accueil dans le monde. C’est à l’ensemble de ces éléments que le CeRAIC (Centre Régional d’Intégration de la région du Centre) a consacré, il y a peu, un midi-débat intitulé « La politique européenne et belge en Afghanistan ». Avec un exposé qui a largement évoqué les coulisses d’une crise majeure aux conséquences plus larges qu’il n’y paraît.
Clément Valentin est juriste et chargé de plaidoyer au service « Études et Politique » du CIRÉ (Coordination et Initiatives pour Réfugié.e.s et Étranger.e.s). Son analyse reprise sous le titre de « La politique européenne et belge en Afghanistan : faits, politiques d’accueil/d’asile et statistiques migratoires » démarre avec le retrait d’Afghanistan des forces armées internationales en août 2021. Le départ anticipé des Américains initialement prévu pour septembre est provoqué par une rapide détérioration de la situation sur place, matérialisée par la prise de Kaboul par les Talibans le 15 août. Ce changement de pouvoir s’accompagne de la volonté des Talibans d’instaurer un émirat islamique basé sur la charia. Il s’inscrit dans une situation sécuritaire et humanitaire désastreuse avec un pays ravagé par des décennies de guerre, et en proie à la sécheresse, la malnutrition et la pauvreté.
Dans la foulée du chaos qui a marqué ce moment de basculement, le CIRÉ a été interpellé par des Afghan.e.s qui souhaitaient fuir leur pays, se mettre en sécurité, rejoindre leur famille en Belgique ou y obtenir une protection. À l’époque, ces personnes faisaient face à des obstacles de taille comme le manque d’informations, le défaut de voies sûres et légales, la complexité des procédures de séjour peu transparentes et peu adaptées au contexte de crise, et une politique d’asile et de retour incertaine et en suspens.
Une vision basée sur la peur des vagues migratoires
Selon Clément Valentin, la politique de l’Union européenne vis-à-vis de la situation de l’Afghanistan était très fortement conditionnée par la peur de voir des vagues migratoires prendre d’assaut ses frontières. En témoignent les propos d’un haut représentant de l’UE, tenus le 17 août, qui, au-delà d’un soutien formel au peuple afghan ainsi qu’à la démocratie, encourageait plus précisément « ses efforts visant à prévenir et à gérer les risques associés à un Afghanistan instable en conflit perpétuel, source d’instabilité régionale, de trafic de drogue et de migrations irrégulières incontrôlées ». Un discours confirmé, un mois plus tard, par le Conseil de l’UE qui évoquait notamment l’importance de « prévenir la migration irrégulière et l’instrumentalisation éventuelle de celle-ci pour faire peser des menaces hybrides ».
Derrière son affirmation d’un devoir moral d’assistance au peuple afghan et d’aide aux pays limitrophes, l’UE a rapidement suspendu une série d’aides financières (dont certaines visaient au développement du pays) et gelé des avoirs afghans. Ces aides représentaient, avant août 2021, 8,5 milliards d’euros, soit près de 43% du PIB du pays, alors que, selon les estimations, les Talibans ne disposeraient que de 300 millions à 1,5 milliards, c’est-à-dire entre 6 et 28 fois moins que les aides financières. La poursuite des aides humanitaires en 2022 s’élève, de son côté, à 268,3 millions d’euros, dont 186 pour la santé, l’éducation et les moyens de subsistance, mais aussi 79 pour lutter contre les déplacements forcés et la migration en Afghanistan, en Iran, au Pakistan et en Asie centrale.
Des États membres en ordre dispersé
Sur place dans le pays, au-delà des énormes difficultés budgétaires, la sécheresse, la famine et la pandémie de Covid ont engendré une grave crise humanitaire. L’ONU estimait, début 2022, que le nombre de personnes victimes d’insécurité alimentaire aiguë avait augmenté de 9 millions en huit mois, près de 95% de la population étant considérée comme ne mangeant pas assez.
Dans les faits, la prise de pouvoir des Talibans a généré une réaction rapide des États membres en termes d’évacuation. Celle-ci visait les ressortissants européens et un certain nombre d’Afghans (les collaborateurs des forces armées et les profils à risque comme les opposants politiques, les militants des droits humains, etc.) évalué à 28.000 individus. En revanche, aucun programme de réinstallation – qui aurait consisté en une interview par le HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) dans le pays de refuge voisin en vue de l’octroi d’une possible protection internationale – n’a été mis en place, faute d’un accord des États membres et de l’instauration d’une clé de répartition entre États. Malgré de nombreux appels, il en est allé de même de la question de la protection temporaire (une formule qui permet de résider, pour une durée de 1 à 3 ans, dans un État membre, en bénéficiant de l’aide sociale, de l’éducation, etc.) qui n’a pas été appliquée.
Concrètement, le taux de protection des ressortissants afghans a été très variable dans les États membres. Sa moyenne s’élevait à 60% en 2020, avec des écarts énormes entre des pays comme l’Italie (93%), la Belgique (35%) et la Bulgarie (1%), chiffres qu’il convient à mettre en perspective avec le volume de demandes enregistrées par chaque pays. De même, les options des politiques d’accueil ont largement varié. La France n’a, par exemple, pas procédé au gel de l’examen des demandes de protection internationale (DPI) des Afghan.e.s et a accordé davantage de reconnaissances du statut de réfugié, mais moins de protection subsidiaire. En revanche, l’Allemagne a suspendu l’examen des DPI jusqu’au 1er décembre 2021, tandis qu’en janvier, près de 99% des DPI y obtenaient une forme de protection. Quant aux Pays-Bas, ils ont procédé à un gel pendant six mois du traitement de l’asile (sans expulsion) et prolongé le délai de prise de décision sur les DPI à un an.
Des évacuations dans l’opacité
Au niveau de la Belgique, la première préoccupation a concerné les opérations d’évacuation. Quelques jours après la prise de pouvoir des Talibans, une opération belge, menée dans la précipitation et dans la confusion générale sur place, a évacué 1430 personnes en une semaine. Elle a été suivie, un mois plus tard, par l’évacuation de 170 personnes, puis de 70 personnes en janvier dernier. Cette évacuation a concerné principalement et prioritairement des Belges et des personnes avec une autorisation ou un droit de séjour en Belgique (et leurs familles), des Afghans ayant collaboré avec la Défense ou des organisations internationales (journalistes, activistes des droits humains, etc.) considérés comme des profils à « haut risque » et « en danger immédiat ». En cas d’absence d’autorisation d’arrivée, un visa de 15 jours a été délivré.
L’accueil et la prise en charge à l’arrivée sur le territoire ont été suivis par une redirection vers une procédure d’asile (avec une DPI traitée en priorité et un droit à l’accueil) ou un regroupement familial traité exceptionnellement depuis la Belgique. Ces opérations d’évacuation ont été marquées par une grande opacité, notamment dans la sélection et le traitement des très nombreuses demandes reçues par les autorités belges. Beaucoup de demandes n’ont pas reçu de réponse ou de suivi rigoureux et individualisé. De surcroît, de nombreuses personnes confrontées à une situation similaires sont restées bloquées en Afghanistan sans aide pour sortir du pays. Les Afghans titulaires d’un visa pour la Belgique ont reçu une assistance (uniquement administrative) pour franchir la frontière terrestre du pays. Les Afghans dépourvus de titre de séjour ou de visa pour la Belgique ne se sont vu offrir aucune assistance.
De multiples obstacles
Les procédures de séjour des Afghan.e.s se sont heurtées à de multiples obstacles, le principal étant que la situation sécuritaire au pays n’entraîne pas une exemption automatique de l’application des procédures normales, selon les règles en vigueur. S’ajoutaient à cela l’absence de poste diplomatique à Kaboul, des postes frontaliers contrôlés, une frontière terrestre dangereuse avec le Pakistan, un faible nombre et un coût prohibitif des vols civils, des administrations et services publics afghans fermés, etc. En Belgique, le visa de regroupement n’a été accompagné d’aucune flexibilité, si ce n’est sur les conditions d’introduction de la demande et sur certains documents requis. Quant au visa humanitaire, la situation sécuritaire et humanitaire n’était pas un critère suffisant. Son octroi est une faveur (et non un droit), sans cadre juridique ni critères d’obtention, sans délai de traitement fixé, avec une procédure aléatoire et coûteuse, et un pouvoir discrétionnaire du Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration pour des « situations exceptionnelles » et « lien avec la Belgique ».
Pour les Afghan.e.s déjà présent.e.s en Belgique, mais sans autorisation de séjour (comme les déboutée.e.s de l’asile ou les personnes arrivées récemment), leur demande de protection internationale est examinée sous deux angles. Le premier est celui du statut de réfugié (crainte fondée de persécution en cas de retour, en raison de la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social ou les opinions politiques). Le second est celui du statut de protection subsidiaire nécessité par un risque réel d’atteinte grave en cas de retour au pays (peine de mort, torture et traitement inhumain et dégradant, ou violence aveugle dans le cadre d’un conflit armé).
La première nationalité des demandes de protection internationale
La nationalité afghane figure au premier rang des demandes de protection internationale enregistrées au cours de ces dernières années. Elle concernait 3.104 personnes en 2020, tandis que 6.506 demandes ont été introduites en 2021. Cette forte augmentation des DPI déposées par des Afghan.e.s a également concerné les MENA (Mineurs Étrangers Non Accompagnés), avec 76,3 % des 3219 personnes se déclarant MENA qui étaient des (garçons) Afghans.
Selon les chiffres du CGRA (Commissariat Général aux Réfugiés et Apatrides), le taux de protection enregistré en Belgique était de 32,9% (60,7% pour les décisions de fond) en 2020 et de 46,3% (75,8% pour les décisions de fond) en 2021. Le CGRA a procédé à un gel des demandes dès le 16 août 2021, mesure qui a été prolongée à plusieurs reprises jusqu’à fin février 2022. Il est à noter que le CGRA ne considère pas la prise de pouvoir des Talibans comme un « nouvel élément » l’obligeant à examiner une nouvelle demande d’asile d’une personne déjà déboutée.
Sur le fond du dossier, il est évident que le statut de réfugié est désormais la voie principale pour obtenir la protection internationale. Elle concerne les profils à risque identifiés par le CGRA, c’est-à-dire ceux déjà cités plus haut auxquels s’ajoutent les personnes LGBTQI+ et autres personnes qui vont à l’encontre des normes et valeurs conservatrices et religieuses, les MENA, les femmes ne disposant pas d’un réseau familial et social, ainsi que les membres de la famille de certains profils à risque. En revanche, la reconnaissance du statut de protection subsidiaire est désormais très rare. Elle ne concerne que le risque de mort ou d’exécution (rarement reconnu à l’avenir), le risque de torture et/ou de traitements inhumains et dégradants (également rarement reconnu à l’avenir) et le risque de menaces graves et individuelles en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international (complètement écarté).
Cinq mesures appelées par le CIRÉ
D’après les chiffres du CGRA, sur 205 décisions finales prises depuis début 2022 à propos de ressortissants afghans, 171 ont obtenu la reconnaissance du statut de réfugié, 2 le statut de protection internationale et 32 ont fait l’objet d’une décision négative. Au niveau de l’accueil, parmi les personnes arrivées dans des centres en février 2022, 26,4% étaient des Afghans, soit plus d’une personne sur quatre, le chiffre de loin le plus élevé.
La politique de retour menée par la Belgique a été adaptée sans être aujourd’hui particulièrement sécurisante. Il n’y a plus de retours volontaires mis en œuvre depuis mi-août 2021 et plus de retours forcés. Il n’y a plus non plus de maintien d’Afghan.e.s en centre fermé (sauf quelques cas « Dublin »), même si le taux de détention et d’expulsion concernant les Afghan.e.s était faible précédemment (110 en 2018, 54 en 2019).
Face à cette situation générale, le CIRÉ demande à la Belgique de mettre en place cinq mesures. La première est de jouer un rôle clé au niveau européen pour faciliter l’accès à des voies sûres et légales. La deuxième est de fournir une information claire, complète et accessible. La troisième est d’assouplir les procédures de visas de regroupement familial, ainsi que de clarifier et d’objectiver la procédure et les critères de visa humanitaire. La quatrième est d’adopter une politique d’asile la plus protectrice possible en déclarant recevables les DPI ultérieures, en octroyant l’aide matérielle en cas de DPI ultérieure et en accordant un statut de réfugié à un maximum de profils à risque. Enfin, la cinquième est de mettre en place un véritable moratoire sur les expulsions vers l’Afghanistan.
Dominique Watrin