Les racines du conflit en Ukraine : le fruit de mutations territoriales historiques et de transformations géopolitiques récentes
Le conflit russo-ukrainien qui enflamme l’Est de l’Europe depuis le mois de février constitue, pour beaucoup, un concentré d’incompréhensions et d’interrogations. Passé l’heure de la sidération, le moment est venu aujourd’hui pour les observateurs plus ou moins lointains du cette guerre de s’interroger sur ses tenants et aboutissants, tout autant voire bien plus que sur son déroulé militaire. C’est à ce volet complexe du dossier que le CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) a consacré récemment une visioconférence intitulée « La géopolitique en Ukraine et en Russie ». L’opportunité pour Laetitia Spetschinsky, l’intervenante du jour, d’exposer son point de vue circonstancié sur les origines d’une guerre dont la complexité est immense.
Chargée de cours à l’UCLouvain et éditrice du site Europe.Russie.Débats, Laetitia Spetschinsky est soucieuse de préciser d’emblée que, si elle est issue d’une famille d’origine polonaise, celle-ci est installée en Belgique depuis un siècle et qu’elle n’est donc, en aucun cas, partie prenante ou partisane dans le conflit russo-ukrainien. Il n’en demeure pas moins qu’elle est une analyste avisée de tout ce qui concerne, entre autres, l’histoire de la géopolitique en Russie et dans l’Est de l’Europe.
Son descriptif de départ de l’Ukraine évoque un pays de 44 millions de citoyen.ne.s parmi lesquels figurent une majorité d’Ukrainien.ne.s, mais aussi différentes minorités composées de Russes, Biélorusses, Moldaves, Tatars de Crimée, Bulgares, Hongrois, Roumains, Polonais et Juifs (l’identité juive étant considérée là-bas comme une nationalité). Selon elle, l’entremêlement de cet éventail d’identités culturelles devenues linguistiques engendre une difficulté de définir une identité spécifique au détriment d’une autre, ainsi qu’une lutte ancestrale autour du statut de la langue. De même, il est important de relever l’intensité d’un ressentiment national autour de cette Ukraine, berceau de la Russie depuis le premier millénaire, époque à laquelle les principautés russes se sont développées autour des axes fluviaux.
Une coupure au sein de l’Europe
La contextualisation historique établie par Laetitia Spetschinsky démarre avec l’expansion du grand-duché de Lituanie entre les 13ème et 15ème siècles. Celui-ci s’étend globalement de la mer Baltique à la mer Noire. Durant la même période surviennent l’invasion et l’occupation par les hordes mongoles qui génèrent des zones contrôlées par des autocrates asiatiques, coupant celles-ci des évolutions occidentales. Il s’agit des prémices de la coupure entre, d’une part, la partie de l’Europe qui abrite l’Ukraine et la Russie, avec l’union Pologne-Lituanie, et, d’autre part, l’autre partie de l’Europe catholique.
Au 17ème siècle intervient le Traité de Pereiaslav (1654), suivi de la Paix d’Androussovo (1667). Selon la version russe, les Cosaques zaporogues vivant dans la région historique de l’Ukraine se placent alors sous la protection du Tsar de Russie pour lutter contre la menace polonaise. Selon la version polonaise et ukrainienne, la Russie annexe le territoire zaporogue. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une russification de la rive gauche du Dniepr et d’une extension de l’influence orthodoxe par rapport à son homologue catholique. Avec une charge symbolique qui alourdira ce passif 300 ans plus tard en 1954, lorsque Nikita Khrouchtchev, alors à la tête de l’URSS, célèbre le tricentenaire de l’événement en « offrant » la Crimée à l’Ukraine. Un fait sur lequel s’appuiera Vladimir Poutine pour investir la Crimée en 2014. Selon ses propos exprimés dans un discours en février 2022, l’Ukraine a été créée, « par la Russie bolchévique, communiste » qui peut, en conséquence, la faire et la défaire.
Les racines de ressentiments
Du côté de la Pologne, le ressentiment vis-à-vis de la Russie fait suite à la période courant de 1772 à 1795 qui voit le partage du pays entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Il s’agit d’un souvenir traumatique pour la Pologne et de la mise en place d’un face-à-face direct entre Russie, Prusse et Autriche. Cet événement est à la base d’un sentiment encore présent aujourd’hui de menace de disparition, sentiment qui s’est développé de façon analogue dans les pays baltes. De la même manière, les guerres russo-turques intervenant elles aussi durant la deuxième partie du 18ème siècle ont débouché sur l’annexion par la Russie d’une zone allant de la Moldavie à la Crimée, baptisée Novorossiya (Nouvelle Russie). Aujourd’hui, il existe une suspicion de projet de reconstitution de ce territoire par Vladimir Poutine, en joignant la Crimée à la Transnistrie russophone. Avec le spectre d’une perspective de voir la région vidée de ses habitants, chassés de force et remplacés par des Russes.
Plus d’un siècle plus tard, après la révolution russe de 1917, l’empire russe atteint son expansion maximale. Dans les deux décennies qui suivront la zone englobant la Pologne, l’Ukraine et les pays baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) est prise en tenaille entre les massacres perpétrés à l’Ouest par les Allemands et les massacres soviétiques à l’Est. Dans les années 1932-33, la famine ukrainienne, générée par une collectivisation forcée, fait près de 5 millions de victimes. Ce drame a lui aussi engendré un ressentiment très vif des Ukrainiens à l’égard des Russes, faisant l’objet de commémorations. Détail de l’histoire : la fuite vers l’Ouest et la Pologne, lors de cette famine, a emprunté les mêmes routes que celles prises récemment par les populations après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Plus tard, en 1944, près de 200.000 Tatars de Crimée sont, eux, victimes d’une opération de nettoyage ethnique et déportés vers l’Asie centrale, accusés de collaborer avec les nazis.
Un contentieux politique et territorial croissant
Sur un plan plus récent, pour Laetitia Spetschinsky, la naissance d’une crise politique pointe le nez lors de la révolution orange de décembre 2004 qui aboutit à l’arrivée au pouvoir de Viktor Iouchtchenko et Ioulia Tymochenko, respectivement président (au détriment de son rival pro-russe Viktor Ianoukovytch) et Première ministre du pays. En 2006, Ianoukovytch récupère le poste de Premier ministre avant de devenir président de l’Ukraine en 2010. En 2014, il est cependant contraint à un exil en Russie, chassé par un violent mouvement de contestation provoqué par sa décision de suspendre l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne.
Au niveau plus régional, la Russie devient « nerveuse » en 2007. Elle démembre alors la Géorgie, une opération de démantèlement qui lui offre la certitude d’une absence d’adhésion de celle-ci à l’OTAN, en l’absence notamment de fixation ferme de ses frontières. L’annexion en 2014 de la Crimée, présentée comme « nazie » et « pacifiée par la Russie », poursuit le même but. Elle fait suite à une série d’événements intervenus durant les mois qui précèdent : la demande par le parlement de Crimée d’un rattachement à la Russie, suivie d’un référendum en Crimée, et de la signature du traité d’adhésion de la Crimée à la Russie. Les accords de Minsk signés, quelques mois plus tard, entre Ukrainiens et séparatistes pro-russes, sous l’égide de l’OSCE (l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe), pour mettre fin au conflit dans l’Est de l’Ukraine sont un échec.
Une action européenne sur trois axes
Aux yeux de l’intervenante, la volonté russe d’aujourd’hui est la destruction de l’État ukrainien, couplée avec une dénazification de ses habitants, présentés comme des nazis « passifs », via un contrôle militaire total du territoire. Face à cette volonté concrétisée par l’invasion du pays, l’action de l’Europe s’est développée sur trois axes. Le premier est celui du soutien à l’Ukraine. Il comprend une aide militaire avec notamment l’envoi sur place de matériel létal et non létal, une aide financière avec le déblocage de fonds, et une aide humanitaire avec l’adoption d’un régime de protection temporaire (1 an + 1 an) pour les ressortissant.e.s ukrainien.ne.s ayant fui le pays.
Le deuxième axe de l’action européenne est celui de la pression vis-à-vis de la Russie. Il comprend trois volets : les sanctions économiques (comme l’exclusion de plusieurs banques russes du système de communication financière Swift), les embargos techniques (notamment sur les technologies dites « à double usage », c’est-à-dire utilisables tant à des fins civiles que militaires) et le blocus diplomatique (comprenant, par exemple, l’exclusion de la Russie du Comité des Droits de l’Homme de l’ONU). Enfin, le troisième axe de l’action européenne est la coordination internationale. Elle consiste à la fois à mobiliser les partenaires sur les sanctions envers la Russie (comme le gel des avoirs russes), à nouer des contre-alliances (avec l’Inde, par exemple) et à opérer une coordination occidentale.
Au niveau des perspectives, Laetitia Spetschinsky tient à relayer un article récent publié dans le Financial Times qui pose la question de l’enlisement du conflit russo-ukrainien pouvant devenir un conflit « éternel ». Plusieurs éléments viennent à la fois corroborer ce scénario et le contredire. Il existe, en effet, un risque que la Russie intensifie le conflit pour y mettre fin et que l’escalade de saisie réciproque des biens et avoirs économiques se durcisse. L’intervenante pointe aussi une escalade probable de la guerre à l’encontre de cibles « molles » comme la Moldavie qui n’est pas membre de l’OTAN et de l’utilisation d’armes hybrides. Enfin, la crise alimentaire générée par le conflit russo-ukrainien pourrait s’étendre au monde et engendrer une déstabilisation globale de la planète, incluant une pression migratoire sans précédent sur l’Europe.
Dominique Watrin