L’islam traditionnel, une clé pour enrayer le développement du fondamentalisme musulman ?
Quelle que soit sa nature pro ou anti, le discours sur l’islam déchaîne les passions de longue date. Le conflit actuel autour de la bande de Gaza a attisé les prises de position et leur radicalité sur la question. C’est dans ce contexte d’une actualité lourde et brûlante que s’est tenue une conférence, programmée par le CRIC (Centre Régional d’Intégration de Charleroi) et le service Prévention des extrémismes violents de la Coordination de la Sécurité de la Ville de Charleroi. Braquant son projecteur sur l’islam en tant que tel, cette matinée de réflexion a tenté de décortiquer la thématique précise dont elle a fait son intitulé : « L’islam traditionnel : le pire ennemi du fondamentalisme ? » Une occasion unique d’affiner la connaissance de tous sur une problématique qui fait débat, tant en dehors qu’au sein de la communauté musulmane.
Les discours de polarisation sur l’islam s’accordent tous pour soutenir que les formes les plus radicales de la pratique religieuse relèveraient du « vrai islam », ou encore de « l’islam des origines ». Selon les organisateurs de la conférence, la réalité historique dément cependant cette position dont il convient de saisir les points les plus saillants afin de briser les préjugés. Dans cette optique, l’idée centrale était de travailler sur la notion de « tradition » et, plus précisément, sur le fait que ce que beaucoup d’islamistes radicaux prétendent être l’islam « traditionnel » est, en réalité, une version moderne, voire post-moderne, de cette religion.
L’objectif de la matinée de conférence était donc double : d’une part, briser les stéréotypes au sujet de la tradition islamique et, d’autre part, penser des stratégies de discours alternatifs possibles auprès des personnes séduites par le discours islamiste, au départ du corpus traditionnel. Pour ce faire, cette conférence a choisi l’option de présenter un exposé à deux voix, développé sur base d’un regard bidirectionnel comparant les formes actuelles de discours islamistes avec ce que propose la tradition islamique, établie à la lumière de l’histoire de la pensée. Les deux visions croisées étaient celles d’Hicham Abdel Gawad, Docteur en Sciences des religions de l’UCLouvain et Gregory Vandamme, Docteur en Sciences des religions et chargé de recherche à l’UCLouvain.
Une culture de l’ambiguïté
Pour Hicham Abdel Gawad, le premier à s’exprimer, il y a, de la part des fondamentalistes, un hold-up d’une terminologie et d’une apparence traditionnelles pour des objectifs qui n’ont rien à voir avec la tradition. Il cerne le fondamentalisme en se basant sur la définition du Bob Altemeyer qui y distingue trois éléments. Le premier est une vision du monde où s’opposent forces divines et forces du mal, avec la nécessité de se ranger derrière les forces divines et de lutter contre les forces du mal. Le deuxième est d’être tourné vers le passé. Et le troisième est d’afficher un dogmatisme élevé, caractérisé par une vision binaire et un conservatisme profond.
Pour Gregory Vandamme, le fondamentalisme n’est pas attaché aux fondements, comme son nom tendrait à le laisser supposer, c’est de l’intégrisme, piloté par des fanatiques, des extrémistes qui pousse une logique à l’extrême. Le fondamentalisme présenté un islam pétri de certitudes, considérant que seul compte l’islam des origines, qui a dévié avec le temps. De son côté, l’islam traditionnel désigne une réalité plurielle avec différents courants et différentes écoles juridiques, essayant de tenir ensemble ces dimensions (philosophique, éthique, morale…), alors que l’islam fondamentaliste fait rupture avec cette pluralité.
Aux yeux du chercheur, la tradition islamique cultive la notion d’ambiguïté, d’ambivalence qui est son essence. Il y a une culture de l’ambiguïté dans l’islam. L’islam traditionnel prend toujours en compte la pluralité, notamment des avis et des visions. Il dénonce l’islamisation de l’islam qui restreint le champ des avis, des définitions. À l’opposé, la vision fondamentaliste est qu’il y a un islam, un avis certain, déterminant unilatéralement ce qui est interdit et ce qui est autorisé. Il s’agit, selon cette vision, de sortir de l’ambiguïté pour entrer dans les certitudes.
Ouvrir le patrimoine
Selon Hicham Abdel Gawad, le rapport à l’ambiguïté est problématique chez les jeunes. Il faut les réconcilier avec l’ambiguïté, avec le fait qu’il n’y a pas une seule réponse à une question, et éviter la dérive vers le scientisme qui veut que, si la science n’a pas de réponse à une question, c’est qu’il n’y a pas de réponse. Les jeunes ont tendance à entrer dans une démarche scientiste (appliquée notamment aux textes religieux), alors qu’à l’opposé, l’ambivalence permet la pluralité des idées et des opinions. Comprendre un texte religieux, c’est comprendre ce que dit son auteur. Et l’intérêt d’un texte, c’est la fusion des horizons de l’auteur et du lecteur, et le sens qui en ressort est une rencontre.
Dans la vision fondamentaliste, la citation fait office de démonstration. Citer la chose, c’est la prouver. On ne veut garder que les auteurs qui « conviennent », qui confortent la thèse. Pour l’islam traditionnel, le texte n’est pas une preuve. Dans le même temps, la science a pris trop d’importance et les auteurs du passé ont perdu du crédit.
Aux yeux de Gregory Vandamme, pour combattre la vision fondamentaliste, il faut ouvrir le patrimoine intellectuel et religieux de la tradition, et trouver ainsi l’islam authentique. Or, les fondamentalistes politiques tentent de gommer les ambiguïtés pour former un corpus de droit qui rend les États gouvernables. Cette tendance a émergé au dix-neuvième siècle, notamment après la campagne d’Égypte de Napoléon qui a mis en lumière le décalage du monde musulman avec les pays occidentaux sur le plan militaire, scientifique, etc. Cela a conduit à vouloir faire disparaître les ambiguïtés et à passer à une autre logique, qui s’est développée jusqu’à Daesh dont la démarche était éminemment moderne.
Le choix de l’interprétation
Pour Hicham Abdel Gawad, il y a aussi un rapport problématique au passé. Les avis des experts qui ont étudié la question ne comptent plus. Il n’existe plus d’élite qui cultive l’ambiguïté. Or, il faut plus d’élites qui cultivent cette ambiguïté et que leur excellence intellectuelle ruisselle sur les populations. Par ailleurs, il y a un effondrement de l’influence des institutions sur les gens ; l’individu est devenu central. Conséquence, il n’y a plus de cadre qui canalise les pensées et les avis.
Aujourd’hui, surenchérit Gregory Vandamme, on ne cherche pas à faire émerger d’autres types de discours que ceux médiatisés (notamment sur les réseaux sociaux). Or, le Coran lui-même est un texte pluriel, chaotique. Le passage de l’écriture manuscrite à l’écriture imprimée a cependant fixé une version unique du Coran. La traduction (qui a été un enjeu stratégique énorme) et la diffusion du Coran qui s’en sont suivies ont été des instruments de propagande. Parallèlement, le Coran ne propose pas de vision théologique claire, avec des normes claires. À tout moment, avec le Coran, on est dans l’interprétation et dans la pluralité des interprétations. Les traditions prophétiques permettent de valider/invalider certaines pratiques. La culture de la norme et de son interprétation est l’enjeu de l’ambiguïté du Coran.
Au-delà de ce constat, le droit à la divergence garantit l’impossibilité du fanatisme. L’interprétation est un choix : l’interprétation de telle ou telle règle (sélectivité) et l’interprétation dans telle ou telle direction. Par exemple, le port de la barbe comme le prophète est aussi le port de la barbe comme ses ennemis qui ont massacré des membres de sa famille. De même, le prophète était très actif dans les tâches ménagères, élément qui est très peu épinglé et relayé aujourd’hui chez les musulmans pour des raisons que l’on peut imaginer.
Comprendre les textes religieux
Hicham Abdel Gawad propose différentes pistes d’approche de l’ambiguïté de l’islam et du fondamentalisme. La première, inspirée du travail du philosophe français Michel Foucault, part des conditions sociales d’émergence et d’acquisition des connaissances. En transposant cette théorie à l’islam, il établit que le fondamentalisme islamique n’est pas la conséquence des individus qui ont produit des textes, mais du contexte. Actuellement, le curseur de la responsabilité en matière de radicalisation est mis sur l’individu (approche psychologisante) mais, si on applique la vision de Michel Foucault, on peut établir qu’il y a un système qui fait que certaines idées vont émerger et d’autres pas.
C’est par exemple, le cas du rapport au texte (qui est différent suivant les aires géographiques), du rapport à la modernité (avec une religion soumise au dictat scientifique) ou du rapport au passé. On ne peut pas être littéraliste sans se heurter à des contradictions. L’approche historico-critique n’a pas été développée dans l’islam, au contraire de celle menée dans les milieux catholiques. Pour le Coran, il a existé une multiplicité d’acteurs et de versions concurrentes, mais que sait-on de la société de Mahomet et de ce qu’on pensait dans sa société ? Cet état de fait permet des interprétations. Personne n’est d’accord sur les approches historico-critiques. Certains veulent, par exemple, se baser uniquement sur le texte d’origine, d’autres pas. Mais le fait de se poser la question est essentiel.
La deuxième piste s’appuie sur le fait que le dogmatisme très rigide ne fabrique pas des personnes plus virulentes vis-à-vis des personnes extérieures à leurs croyances, mais plutôt vis-à-vis de celles à cheval sur leurs croyances. Dans ce cadre, la responsabilité de la radicalisation est peu du côté des individus et plus de l’écosystème mais, pour les solutions, c’est l’inverse. Enfin, la troisième piste est celle des écoles. Il faut, à tout prix, comprendre les textes religieux. Sinon, l’individu est parachuté dans des offres existentielles sans être encadré. Et Gregory Vandamme de surenchérir. Pour lui, la solution est la piste interne à la tradition, à savoir une plus grande ouverture au patrimoine à mettre en valeur. C’est ce qui crée du « commun ». Pour lui, il faut rendre les musulmans fiers du Coran.
Dominique Watrin