Parcours d’exil et insertion socioprofessionnelle : entre pistes d’évolution et embûches
La plupart des migrants désireux de s’installer en Belgique affichent la volonté d’obtenir un travail, gage d’indépendance et de nouveau départ dans leur pays d’accueil. Mais si l’insertion socioprofessionnelle est un défi pour les politiques d’intégration en cours, ce sont les CPAS et le réseau associatif qui sont au cœur des enjeux de ces politiques et affectés par leurs limites. Soucieuse de faire le point sur l’ensemble de cette problématique de l’emploi des migrants, la Fédération des CPAS, associée pour l’occasion au CRéSaM (Centre de Référence en Santé mentale), a récemment organisé une journée d’étude sur la thématique, avec un intitulé énoncé sous forme de question : « Quelles convergences possibles entre le parcours d’exil et l’accès à l’emploi ? » Une opportunité de nourrir la réflexion sur les avancées et obstacles du travail de terrain mené en Wallonie sur la question.
L’objectif déclaré de la journée de réflexion était précisément de permettre aux professionnels concernés de réfléchir ensemble à « augmenter les possibilités des travailleurs sociaux pour qu’ils puissent, mieux encore, favoriser l’insertion socioprofessionnelle des migrants qu’ils accompagnent ». Comment ? En s’interrogeant, en compagnie d’experts, sur les différents enjeux concernés mais aussi en abordant les outils et les pratiques en cours.
La Belgique en queue du peloton européen
Premier expert à s’exprimer, Altay Manço, directeur scientifique de l’IRFAM (Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations) a fait état d’une « expérience durant la pandémie, dans le secteur hospitalier wallon en pénurie de main-d’œuvre » qu’il a intitulée « Insertion accélérée de personnes migrantes peu qualifiées, faiblement francisées ». Ce travail prend pied dans un contexte socioéconomique où le taux d’emploi en Wallonie est de 64% (50% pour les personnes extra-européennes), bien en deçà des 73% de la moyenne européenne.
Ce chiffre est la conséquence notamment de la disparition des industries lourdes, avec des délocalisations qui ont engendré des pertes d’emplois chez les personnes moins qualifiées. Au niveau européen, la Belgique est en queue de peloton, tant en termes de taux d’emploi des immigrés hors Union européenne qu’en termes d’écart de ces derniers par rapport aux natifs. Face à ce contexte, la crise sanitaire a été un déclencheur au cours duquel les failles de la Wallonie en ressources humaines, marquées par le paradoxe entre un taux d’emploi important et une pénurie de main-d’œuvre, ont été mises en évidence et des appels pour employer des travailleurs sans-papiers ont été lancés. Avec une question sous-jacente : pourquoi le marché de l’emploi n’insère-t-il pas les migrants ?
Face à cette question, Altay Manço avance quelques explications : le faible niveau de formation ou de reconnaissance des diplômes, le faible niveau de connaissance du français, la faible proportion de personnes migrant pour raisons professionnelles, leur faible capital social (c’est-à-dire l’absence de réseaux utiles, l’entre soi et l’ethnostratification), autant de facteurs auxquels s’ajoutent la discrimination et l’auto-discrimination.
Les langues indispensables pour l’intégration
Pour expliquer pourquoi le marché de l’emploi n’insère pas les migrants, Altay Manço évoque différents filtres cachés au sein des structures d’insertion. Et de citer en priorité des mesures jugées mineures, peu innovantes, tardives qui ne ciblent pas les migrants, une exigence trop élevée dans les offres d’emploi, un accès aux qualifications subordonné à des tests en français au niveau de complexité peu utile, un faible accompagnement en orientation socioprofessionnelle, un accès difficile aux professions indépendantes, des offres linéaires de formation pour des profils très hétérogènes, des offres peu articulées (cours de langue/accompagnement/emploi), peu de mise en stage (pourtant efficace) et peu d’approche « médiatrice » ou « mobilisatrice » auprès des entreprises.
Qu’en est-il des langues ? se demande, dans la foulée, le directeur scientifique de l’IRFAM. À la question de savoir si elles sont indispensables pour l’intégration, il répond « oui » sans hésiter. Au Royaume-Uni, par exemple, maîtriser les langues a un effet sur les salaires et les probabilités d’emploi des migrants hors OCDE. Aux yeux de l’expert, leur maîtrise a un effet positif sur les probabilités d’embauche et, a contrario, le manque de maîtrise conduit vers des emplois à bas revenus. Une faible compétence dans la langue du pays hôte entraîne même une déqualification des migrants diplômés.
Cependant, les langues ne sont pas indispensables de la même manière pour tout le monde. Des facteurs annexes sont à prendre en compte comme, par exemple, une surestimation des effets des capacités linguistiques sur le marché de l’emploi. Les effets de la connaissance de la langue sur l’emploi dépendent notamment de la qualification des travailleurs, de l’échelle des revenus professionnels (le milieu de l’échelle est le plus touché), de la langue locale et des compétences linguistiques de la société, de l’utilisation de la langue comme filtre, des enclaves ethniques de la même origine que le migrant, et du niveau de connaissance ciblé.
Approche généraliste et approche spécifique
Face à ces innombrables paramètres, Altay Manço estime que les effets positifs de la maîtrise linguistique sont plus amples si l’apprentissage est volontaire et s’il est antérieur à l’immigration. De même, les modalités d’apprentissage ont un effet sur l’impact de la langue du pays en matière d’insertion professionnelle. Quels sont, dès lors, les effets des types de formation ? D’un côté, les initiations dites généralistes à la langue ont, pour objectif commun, de faciliter l’intégration sociale des migrants. De l’autre, les cours de langue visant spécifiquement l’insertion professionnelle (qui sont rares) se focalisent sur des contenus, des vocabulaires et des situations directement en lien avec le travail. Ils sont envisagés par secteur d’emploi, incluent des rencontres aves des professionnels et des visites de lieux de travail, se déroulent dans les entreprises et s’organisent en fonction des horaires de travail.
Quels sont les résultats de l’approche généraliste ? Ses cours de français confèrent aux apprenants des connaissances linguistiques, plus d’autonomie au quotidien, un gain de confiance en soi et une meilleure intégration dans la société de résidence. Les effets ressentis par les migrants sont néanmoins surtout de type développement personnel et social, mais il n’y a pas d’effet direct sur l’insertion socioprofessionnelle. Une autre politique est-elle, dès lors, possible ? Pour le savoir, l’équipe de l’IRFAM dirigée par Altay Manço est partie de 300 évaluations de projets d’insertion de travailleurs immigrés dans l’OCDE. Elle en a retenu 30 présentant une insertion réelle et durable, adaptés aux réalités des migrants et des entreprises, et ayant des effets d’inclusivité sur le marché de l’emploi. Leurs caractéristiques étaient de proposer un partenariat avec les entreprises, de la conception jusqu’à la mise en œuvre, d’offrir un apprentissage de la langue en parallèle et non en série, et de présenter une coordination entre entreprises, centres de formation et migrants.
Un projet en trois étapes
Ce travail a conduit à l’élaboration du projet Hospi’Jobs, mené dans le secteur hospitalier liégeois. Étalé sur 12 semaines, il comportait trois étapes. La première est celle de « bilan social et formation » abordant les langues, les compétences transversales et la découverte des métiers. La deuxième est un stage dans les domaines du catering, du nettoyage ou de la logistique, effectué dans trois grands hôpitaux, avec tutorat et médiation. La troisième est un suivi post-stage. Les finalités sont d’insérer les stagiaires, via un contrat ou une orientation vers une opportunité, de créer de nouvelles compétences et une insertion auprès des partenaires, et de favoriser l’inclusivité au sein des structures hospitalières.
Les résultats de l’expérience sont plutôt encourageants. Celle-ci a accueilli 80 stagiaires dont une majorité de jeunes femmes subsahariennes, faiblement scolarisées, sans expérience professionnelle. Le taux d’insertion observé a été de 50% dans les hôpitaux partenaires, 18 mois après le stage. En termes d’impact sur le savoir-être des participants, le projet a recueilli 90% de satisfaction, avec un impact sur la valorisation personnelle, sur la confiance par rapport à l’emploi, sur la motivation et l’assiduité, sur les recommandations à des proches et sur l’augmentation du capital social. Il a permis la découverte d’un contexte professionnel complexe, de l’importance de l’articulation avec le travail et de la confiance dans la capacité d’acquérir de nouvelles compétences. L’évolution de la maîtrise du français a elle aussi progressé, tant en ce qui concerne la compréhension que l’expression.
En termes d’impact sur le milieu hospitalier, les indicateurs vont en sens divers. Les constats parlent d’un bon accueil et d’un soutien marqué en entreprise, mais aussi d’un impact négatif des problèmes organisationnels de l’entreprise, avec des informations non relayées sur le terrain, un tutorat « oublié » et des tensions interculturelles. À chaque difficulté, les « faiblesses en français » ont été considérées comme la « cause du problème ».
L’exil, une démarche collective partagée
La deuxième oratrice, Cihan Gunes, psychologue au Service de Santé mentale Ulysse à Bruxelles, a, elle, abordé la question de savoir « Comment penser l’insertion socioprofessionnelle des personnes exilées ayant obtenu récemment un droit de séjour ? ». Tou.te.s les exilé.e.s, quel que soit leur statut juridique, ont, en commun, une expérience de déplacement qu’ils/elles doivent vivre psychiquement. Cette contrainte de quitter son lieu de vie les amène à des questions existentielles par rapport à elles-mêmes, aux autres et aux personnes laissées au pays. L’exil est un changement dont il est impossible de prévoir les effets, effets qui sont différents d’une personne à l’autre. Ce n’est, en effet, pas une expérience abstraite, généralisable et homogène, mais elle s’inscrit dans une dimension collective partagée. Et ce n’est pas le déplacement qui est source des effets, mais les conditions dans lesquelles celui-ci se déroule.
Des questions essentielles entourent ces conditions. Qu’est-ce qui a provoqué le départ (guerre, violence…) ? Combien de temps a duré cette violence ? Comment s’est passée cette violence ? Combien de temps a duré le trajet ? Comment s’est déroulé l’accueil en Belgique ? L’accueil, par exemple, est un moment où la personne doit faire face à la suspicion, à l’isolement, à l’assistanat, autant de conditions difficiles et pas clairement établies. Notamment endosser la figure du fraudeur qui s’ajoute à des procédures réduites, générant un durcissement des conditions.
Une multitude d’injonctions paradoxales
Selon Cihan Gunes, il existe plusieurs traits communs définissant les procédures. Le premier est l’absence de repère temporel qui entraîne une attente déstructurante aux effets durables, même après l’obtention du droit de séjour. Il y a aussi la confrontation à des injonctions paradoxales, notamment celle de présenter la figure du bon migrant sans être sûr de pouvoir rester. Comment est-il possible de se projeter dans le temps lorsque le passé de la personne est mis en doute et son futur mis en jeu ? La personne est contrainte de remuer ses souvenirs pour convaincre, alors que sa seule envie est d’oublier son passé douloureux.
Parmi les multiples injonctions paradoxales auxquelles fait face la personne exilée, il y a celle d’avoir un projet, alors qu’elle sera peut-être contrainte de quitter le territoire. Il y a celle de vivre en liberté mais d’avoir la nécessité de posséder une autorisation pour tout. Celle de sortir d’un passé de violence pour entrer dans un présent marqué par la terreur policière. Celle ensuite d’avoir un droit d’accès au marché du travail qui ne mène pas à une sortie de la précarité. Paradoxalement, l’obtention du droit de séjour coïncide souvent avec l’émergence de la détérioration de la santé mentale. Ce moment où l’individu peut se relâcher ouvre régulièrement la porte à la dépression, et à la souffrance de ne pas pouvoir travailler et d’être inactif.
L’analyse critique des politiques de mise au travail met en lumière l’absence de prise en compte des compétences des migrant.e.s et de leur santé mentale. Cet état de fait s’ajoute à une détérioration à la fois des conditions de travail et des conditions budgétaires. Pour prendre en considération toutes ces conditions, il faut prendre en compte la situation dans sa globalité. Le droit de séjour ne signifie, par exemple, pas la guérison de l’état psychique. La personne doit réexpérimenter un rapport avec les autres où elle se sent digne, respectée et où elle voit un projet.
Faire histoire commune
Troisième et dernier intervenant, Jean-Luc Brackelaire, docteur en psychologie clinique et en sociologie, est professeur à l’UCLouvain et à l’UNamur. Le thème central de son exposé était « Faire histoire ensemble ». Il s’agit d’un processus didactique induisant une dynamique contradictoire dans laquelle on met au centre la relation elle-même et où on est responsable de part et d’autre, avec un rôle clé de l’espace médiateur. Faire histoire ensemble signifie créer de l’histoire entre nous, par opposition à la violence institutionnelle déniée. L’interculturalité (à laquelle les intervenants sociaux sont confrontés) est quelque chose qui se construit ensemble, mais conflictuellement.
Le processus amène aussi à faire histoire commune. L’exil implique la précarité et conduit à rencontrer un professionnel. C’est un élément important, pas anodin. Cette phase recrée de l’altérité. Il y a un partage de la précarité entre migrants et la relation avec le professionnel est une reconnaissance de la précarité. Il importe donc de créer de la « socialité », le sentiment d’être l’un pour l’autre, d’avoir une force créatrice portée par la relation. Recréer du conflit, recréer du lien par-delà le conflit contribue à mettre la relation au centre et, par conséquent, à relancer l’« altérisation ».
Dominique Watrin