Une série de podcasts du CRIPEL interroge l’identité multiple à partir de l’immigration turque et marocaine qui célèbre ses 60 ans
Depuis 2023, le CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) met l’été à profit pour diffuser une série de podcasts qu’il a baptisée très simplement « Découvre mon histoire ». La série, dont le lancement démarre dans le cadre de la Journée Mondiale des Réfugiés programmée traditionnellement le 20 juin, compte trois épisodes distillés à intervalles régulier durant l’été. Les trois enregistrements de cette année sont à présent disponibles. Concordance de calendriers oblige, l’édition 2024 a enraciné son propos dans un anniversaire : la double célébration des 60 ans de l’immigration turque et marocaine.
L’an dernier, pour la mise en route de « Découvre mon histoire », le CRIPEL avait choisi d’aborder trois thématiques plus généralistes, puisant leur inspiration dans l’actualité du moment, à savoir le logement en famille d’accueil, la distinction dans l’accueil des réfugiés d’Ukraine et d’ailleurs, et les traumatismes psychosociaux des personnes réfugiées. Cette année, le schéma de chaque épisode n’a pas changé. Il s’agit toujours, dans chacun d’entre eux, de raconter le parcours d’une ou plusieurs personne.s réfugiée.s et de compléter son/leur récit par le témoignage d’un.e expert.e et/ou d’une personne ressource du secteur de l’intégration.
Pour cette deuxième saison, centrée donc sur les 60 ans de l’immigration turque et marocaine, trois thèmes ont été retenus : la notion d’identité multiple dans l’épisode 1, l’intégration via l’école (2ème génération) dans l’épisode 2 et l’intégration via l’emploi (1ère génération) dans l’épisode 3. Trois moments de découverte ancrés dans le récit de vie et la réflexion !
La difficulté de la double appartenance à la maison et à l’extérieur
L’épisode 1 s’ouvre sur les témoignages de Mounia, née à Fléron en 2000 de parents d’origine marocaine, et Lale, née à Verviers en 1995 de parents d’origine turque. L’une et l’autre racontent leur enfance particulière, confrontée à une vie quotidienne placée sous la double identité, au racisme et au sentiment d’appartenance à une autre communauté. Différence d’éducation, sentiment de devoir de réussite, ressenti ambigu (par rapport au port du voile, notamment), inconfort de se trouver dans une situation « d’entre deux », sentiment de sécurité de se retrouver auprès des membres de sa communauté, les confidences croisées se succèdent autour des relations aux autres, qu’ils soient membres de la communauté d’origine, extérieurs à cette communauté ou individus vivant dans le pays d’origine.
S’exprimant en tant qu’observatrice, Sandra Gasparotto, responsable de projet et formatrice au CRIPEL, définit la double identité comme une identité unique construite sur deux référents qui peuvent parfois être en contradiction. Selon elle, on a tous une identité multiple, mais qui, dans le cas de la double appartenance, se construit sur des référents différents. Pour les personnes d’origine étrangère, la particularité principale de l’identité multiple est la langue, avec celle parlée à l’extérieur qui n’est pas celle parlée à la maison. On pointe généralement la religion comme principal élément de différence, mais la langue, porteuse de culture, l’est aussi. Les éléments de fondement de l’identité sont multiples (expression artistique, musique, etc.) et c’est autour de ceux-ci que l’individu fonde le sentiment d’appartenance.
Pour Sandra Gasparotto, la double appartenance crée des contradictions, des tensions à la fois internes et externes, avec les autres, comme, par exemple, la fait de porter le voile ou non. Il existe même des différences culturelles au sein des familles. L’extérieur amène des différences culturelles qui provoquent des décalages, entre autres, entre enfants et parents, au point que les rapports au pays d’accueil et à la culture d’origine peuvent parfois être différents entre frères et sœurs. Les personnes ne sont pas toutes les mêmes dans leurs rapports aux deux cultures. De même, elles sont renvoyées régulièrement à leur culture d’origine, alors qu’elles sont porteuses de plusieurs cultures à travers lesquelles elles se sont construites. Et elles sont beaucoup plus conscientes que les autres de leur culture belge et de leur culture d’origine, parce que la double appartenance les a poussées à beaucoup plus réfléchir sur leur identité.
Des parcours positifs liés à des rencontres
Dans l’épisode 2, ce sont Lahoucine, né en 1960 au Maroc, et Neriman, née en 1959 en Turquie, qui prennent la parole comme témoins. Leurs pères ont quitté leurs terres d’origine pour débarquer en Belgique, durant les années 60, dans le but d’offrir une vie meilleure à leur famille. Arrivés tous deux à Seraing, le premier a été engagé dans une mine, le second dans un garage comme mécanicien. Lahoucine et Neriman les y ont rejoints, dans le cadre d’un regroupement familial, respectivement à l’âge de 10 et 7 ans. De cette époque, ils gardent tous deux le souvenir d’avoir été bien entourés, notamment à l’école où la bienveillance à leur égard était de mise et le racisme absent. Pour Neriman, les principaux obstacles se sont présentés dans sa carrière professionnelle d’aide-soignante, notamment autour de la question du port du foulard, tandis que Lahoucine souligne l’importance des études comme facteur de réussite, d’épanouissement et d’intégration.
Éric Willems, directeur de l’Institut Saint-Joseph de Trois-Ponts, convié à s’exprimer sur la notion d’intégration via l’école qui est le fil conducteur de ce podcast, met en exergue ces parcours positifs, liés à des rencontres ou à des personnes qui ont servi de déclic à des cheminements. Cela incite, selon lui, à prendre conscience de l’impact que les conseils et paroles des accompagnants ont sur le futur des personnes accompagnées. Le DASPA (Dispositif d’Accueil et de Scolarisation des élèves Primo-Arrivants) qui existe aujourd’hui pour accompagner les enfants migrants va dans ce sens. Ce dispositif permet aux enfants de bénéficier d’un apprentissage de la langue à travers des cours de français mais aussi à travers d’autres apprentissages (mathématique, sciences, etc.) que celui spécifique de la langue, l’objectif étant d’intégrer à terme les jeunes dans des classes dites traditionnelles, en s’appuyant notamment sur l’équivalence des diplômes.
Éric Willems évoque aussi le projet AMIF (Fonds Asile, Migration et Intégration), constitué en complément, qui s’appuie sur des personnes, des enseignants, qui vont jouer le rôle de courroie de transmission entre le milieu de vie du jeune, l’école, et au sein même de l’école, entre le dispositif DASPA et les classes traditionnelles. Il s’agit d’un accompagnement personnalisé dans une transition qui n’est pas simple. Selon l’intervenant, les dispositifs DASPA et AMIF rencontrent principalement trois types de public : le public qui vient des centres d’accueil et qui sont MENA (Mineurs Étrangers Non Accompagnés), le public qui vient des centres en famille, et le public qui est en famille et soutenu par des CPAS locaux.
Une immigration sans accompagnement
En ouverture du troisième et dernier épisode de la série de podcats 2024 consacré à l’intégration par le travail, la parole est donnée à Youssef, dont le père a émigré du Maroc en 1962, et Husna, dont le père est arrivé de Turquie en 1965. Leurs pères ont quitté leurs régions d’origine pour débarquer en Belgique dans le but d’offrir une meilleure vie à leur famille. Après des tests (dents, visage, peau, poids…), ces hommes sont recrutés dans des mines de la région liégeoise (Blégny, etc.) où ils connaissent les affres et la dureté du quotidien des mineurs. Les familles prennent à leur tour le chemin de la Belgique, au début des années 70, pour s’installer avec le père que les enfants connaissent à peine. L’éducation de tous ces enfants se fait avec le soutien des parents, et l’intégration s’opère avec l’appui d’un noyau de collègues de la mine avec qui les liens sont particulièrement soudés. Derrière cette intégration, la plupart du temps vécue dans des quartiers d’habitations sociales, l’idée qui prédominait dans les familles était celle d’un retour futur au pays, chose qui ne s’est jamais passée.
Invité à s’exprimer sur cette évocation vécue de l’intégration par le travail, Altay Manço, directeur scientifique de l’IRFAM (Institut de Recherche, de Formation et d’Action sur les Migrations), rappelle que, globalement, les accords présidant à l’arrivée de main-d’œuvre turque et marocaine en Belgique ont été respecté tant vis-à-vis des pays d’origine que des travailleurs concernés. L’accueil de ces travailleurs ne faisait l’objet d’aucun accompagnement, si ce n’est que leur statut était légal et qu’ils bénéficiaient d’un logement collectif (sans leurs familles donc). Leur apprentissage du français n’était pas une préoccupation ; il fallait juste qu’ils communiquent, ce qui s’est fait notamment par le langage des signes ou par une série de pictogrammes mis au point pour la circonstance. Les syndicats ont développé des secteurs dédiés à ces travailleurs, ceux-ci bénéficiant en outre d’une mutuelle, ou de l’aide d’étudiants pour les traductions. Ils ont de surcroît pu bénéficier de la possibilité de faire valoir la notion de maladie professionnelle, en s’appuyant sur les démarches entreprises autour des vagues de migrations précédentes, notamment italienne. Les familles de ces travailleurs ont ensuite été invitées à les rejoindre, essentiellement pour des raisons démographiques, l’immigration apparaissant déjà à l’époque comme une solution au vieillissement de la population.
Une prise en main communautaire
L’arrêt de l’immigration intervenu en 1974, au moment de la crise pétrolière, fait suite au déclin des charbonnages. Les travailleurs turcs et marocains qui représentaient 75% du personnel des mines se sont alors dirigés majoritairement vers les secteurs du bâtiment, des infrastructures ou du chemin de fer. Nombre d’entre eux n’ont néanmoins pas échappé au chômage, tout comme leurs enfants formés pour des professions qui ne pouvaient plus les accueillir, en raison notamment du début d’une mondialisation entraînant la délocalisation des entreprises. Ces personnes venues pour renforcer les rangs de la classe ouvrière belge se sont retrouvées dépourvues d’avenir professionnel. Parallèlement, la disparition des mines a entraîné celle des logements que celles-ci mettaient à disposition de leurs travailleurs, ce qui a provoqué une désertification économique avec la perte des commerces, etc. Ce phénomène, concomitant avec l’impossibilité d’un retour au pays d’origine, a entraîné un sentiment d’abandon.
La réponse de ces travailleurs à cette situation a été une prise en main communautaire. Ouverture de commerces, positionnement dans certains secteurs spécifiques (taxis, etc.) leur ont permis de se repositionner et, pour certains, de s’ériger en entrepreneurs. De cette manière, ils se sont intégrés eux-mêmes par leur force communautaire. Altay Manço le dit de manière claire : « Ils ont inventé leur façon de s’intégrer. Ils constituent une branche de la société belge. »
Dominique Watrin
Les podcasts sont disponibles via les liens suivants :
Épisode 1 « La notion d’identité multiple » > https://www.youtube.com/watch?v=7iSJehuDKfk (42’51’’)
Épisode 2 « L’intégration via l’école » > https://www.youtube.com/watch?v=FoU08uK2RA4 (42’46’’)
Épisode 3 « L’intégration par le travail » > https://www.youtube.com/watch?v=jb5LTwSosDg (44’38’’)